L'Interview

30ème édition de Visa pour l’image
Rencontre avec son directeur

Temps de lecture estimé : 13mins

La trentième édition du festival international du photojournalisme Visa pour l’image vient de s’ouvrir à Perpignan. A cette occasion, cette semaine nous accueillons son directeur Jean-François Leroy. Nous en avons profité pour l’interroger sur l’évolution du festival et du métier sur ces 30 dernières années.

« La révolution numérique a été formidable pour tout un tas de raisons, « mais en même temps, elle ne laisse plus de temps de réflexion. Je ne suis pas sûr que ce soit si bien cette instantanéité. C’est bien aussi de prendre son temps et de réfléchir. ».

Cette année, Visa pour l’image Perpignan fête sa 30ème édition, comment jugez-vous les évolutions du métier sur ces 3 dernières décennies ?

En trente ans, nous avons constaté une forte augmentation du nombre de photographes, liée au développement de la technique photographique, mais on remarque aussi qu’il y a un vrai problème d’écriture des sujets. Aujourd’hui, on manque cruellement d’iconographes. Lorsqu’on voit un magazine comme le National Geographic où les sujets sont réalisés en trinome : photographe, rédacteur/rice et éditeur/rice, on se rend bien compte de la qualité des sujets. Quand on a un éditeur/rice photo qui se déplace avec un Pascal Maitre au Congo par exemple, et qui lui dit « oui, mais là dans le reportage, il nous manque ceci ou cela, il faudrait qu’on travaille là dessus … » c’est hyper important pour un photographe d’avoir ce recul. Avant on avait des éditeurs dans les agences, aujourd’hui ce sont les photographes qui amènent les images qu’ils veulent diffuser et pourtant grand nombre de photographes ne savent pas éditer leur travail. Je prends souvent en exemple Alexandra Boulat, qui était une photographe remarquable, mais une abominable éditrice ! Et je ne cessais de lui dire !
On ne peut pas parler des 30 dernières années, sans évoquer la révolution numérique, qui a été formidable pour tout un tas de raisons, mais en même temps ne laisse plus de temps de réflexion. C’est à dire que s’il y a un attentat maintenant en Indonésie par exemple, dans 30 secondes, j’ai toutes les photos sur mon bureau. Donc il n’y a plus aucun temps de recul et ça je trouve que ce n’est pas bon. Avant, le photographe qui était à Beyrouth en 1982 devait trouver un passager pour envoyer ses films, qui étaient récupérés par un motard, qui étaient développés par un labo, les images passaient ensuite dans les mains d’un éditeur et ensuite on faisait des jeux de dupli ou tirages pour que des vendeurs fassent le tour des rédactions. Donc entre l’instant t de la prise de vue et le moment de la publication dans les magazines, il s’était écoulé 24 ou 48 heures. Aujourd’hui c’est 12 secondes… Et je ne suis pas sûr que ce soit si bien cette instantanéité. C’est bien aussi de prendre son temps et de réfléchir.

« Il va donc falloir que les gens réagissent et que ceux qui souhaitent faire de l’audience aient un contenu qu’on ne voit pas ailleurs. Le problème aussi c’est qu’aujourd’hui les journaux sont tenus par des milliardaires capitaines d’industrie, et plus par des journalistes. »

Le monde du photojournalisme est en « crise » depuis de nombreuses années, les photoreporters souffrent d’un environnement financier particulièrement fragile (un tarif de pige journalière mis en place par décret fixé à 60€ pour 5 heures de travail, des iconographes qui sont contraints de trouver des photos gratuites ou à bas prix dans la presse, les trop nombreux impayés qui mettent en danger des agences et leurs photographes…). Selon vous est-il possible de redresser cette situation ? Et comment ?

Les journaux payent et produisent de moins en moins, sauf certains, attention à ne pas faire de généralités, heureusement il y en a encore qui produisent – comme Paris Match, Figaro magazine, Le Monde… mais c’est toujours moins cher qu’il y a 20 ans et donc c’est de plus en plus dur. D’autant plus qu’il y a 20 ans toujours, quand vous achetiez un Canon F1, vous le gardiez 10 ans. Aujourd’hui un appareil numérique, au bout de 3 ans, il est déclassé, et que le nouvel appareil photo que vous achetez  entraîne l’achat d’un ordinateur plus puissant, d’une suite de logiciels qui gèrent les nouveaux formats RAW que les appareils produisent… Des photographes comme Samuel Bollendorff ou Guillaume Herbaut me disent que tous les deux ans, ils travaillent 6 mois juste pour le renouvellement de leur matériel. C’est ahurissant !
Alors quant à savoir s’il est possible de redresser la situation, je vais être démesurément optimiste : je vais répondre oui ! Et j’ai un exemple, qui me donne l’envie d’y croire. Il y a 4 ans quand Jeff Bezos, le patron d’Amazon s’est payé le Washington Post, j’ai été dans les tous premiers à ricaner en disant que c’était la fin du Washington Post, « ce mec va tout foutre par terre« … et non! Parce que l’année dernière, c’est le seul journal au monde (à ma connaissance) qui a engagé 50 personnes de qualité. Pourquoi ? Parce que Bezos, qui a souvent une longueur d’avance, savait que s’il voulait relancer son journal, il fallait qu’il ait un contenu de qualité et original. Et ça remonte !
Ils ont une news room à Washington qui est démentielle. C’est un outil incroyable, qu’il a mis à la disposition de la rédaction.
Donc à un moment, si vous lisez la presse tous les matins et que vous avez les mêmes dépêches dans Le Monde, Le Figaro, Libé et Le Parisien… pourquoi acheter tous ces journaux ? Abonnez-vous à l’AFP !
Il va donc falloir que les gens réagissent et que ceux qui souhaitent faire de l’audience aient un contenu que l’on ne voit pas ailleurs. Le problème aussi, c’est qu’aujourd’hui les journaux sont tenus par des milliardaires capitaines d’industrie et plus par des journalistes. L’histoire de Bezos me remplit de bonheur et d’espoir.
Quand on voit que le New York Times fait plus de fric avec ses lecteurs en digital qu’il n’en font avec la publicité, c’est aussi un signe d’espoir.

Sur ces 30 dernières années de photojournalisme, quels sont les événements qui vous ont le plus marqué ?

C’est une question difficile… il y en a tellement…
Je me souviens qu’en 2001, on venait de terminer la soirée du samedi avec 40 minutes sur l’Afghanistan, tout le monde me demandait « pourquoi l’Afghanistan? » et on avait répondu que c’était là que ça se passait ! Et le 9, à notre réveil, ils avaient tué Massoud, et le 11, c’était les attentats du World Trade Center. Ça c’est un moment que je ne peux pas oublier…
Mais je ne peux pas oublier non plus les années noires de l’Algérie, dont on ne pouvait rien montrer en projection, mais dont nous parlions parce que ce n’est pas parce qu’on n’avait rien à montrer qu’il ne se passait rien. C’était un moment tellement émouvant.
Rien que cette année, je peux parler du Kosovo; j’ai été très remué par ce qu’on a vu comme photos, les migrants ça fait 4 ans mais c’est toujours aussi effrayant… Il y a aussi les Rohingyas et Gaza, ça m’a beaucoup frappé mais comment oublier le Rwanda en 1994 ? Le Liberia en 1995 ? Patrick Robert et Noel Quidu ont fait des photos d’une force hallucinante…
Quand on a suivi en 2005, dans les images du jour, la catastrophe Katrina, le public américain était surpris de voir qu’on avait toutes ces images de manière presque instantanée. Il y a 3 ou 4 ans, le samedi soir avant la soirée de cloture, Laurent Van Der Stockt m’envoie une photo par SMS en me disant « ils lâchent des tonneaux de 500kg de poudre sur les habitations, tu as la presse internationale, il faut que tu leur montres et que tu leur parles« .
Visa, c’est tant d’événements marquants.

Remontons à 1989, pouvez-vous nous raconter la création de Visa pour l’image Perpignan ?

Vous voulez la vraie ou la fausse histoire ? (rires)
Un jour aux Rencontres d’Arles en 1986, avec un ami, nous avons assisté à une soirée qui était très très « chiante« . Et en sortant de là, après quelques verres de vodka, en plaisantant on s’est dit « tiens et si on faisait un festival commun mais qu’avec de bonnes photos?« . Et en décembre 1988, on a appris que la ville de Perpignan faisait un appel d’offre pour créer un événement qui devait prolonger la saison estivale. Nous avons donc envoyé un dossier, qui dans un premier temps nous a été refusé parce qu’on nous disait qu’il y avait déjà Arles comme festival photo. Nous sommes donc revenus vers eux pour leur dire que nous avions le soutien de Paris Match, ce qui les a fait changer d’avis… Roger Thérond nous a soutenu dès le départ. Avec Michel Decron, le rédacteur en chef de PHOTO, on s’est fâché en 1993. Lui souhaitait axer le festival uniquement sur le grand public, alors que moi je voulais l’orienter à la fois grand public mais très professionnel au niveau des rencontres et des contacts que l’on pouvait y faire. On s’est séparé, et c’est moi qui suis resté.

« S’ils souhaitent me virer pour faire payer l’entrée des expos et des projections à Visa, ça les regardera mais ce sera sans moi ! C’était mon idée de faire se rencontrer l’information, l’actu et le grand public et je pense que j’ai réussi ça parce que c’est gratuit !« 

Comment voyez-vous le futur du festival ?

Si je suis très honnête, je vais répondre très dur. Pour cette 30ème édition, je pensais que nous n’aurions aucun mal à trouver les financements et en fait ça été très difficile, plus que jamais même. Je redoutais un peu cette situation pour la 31ème, mais pas pour cette édition ci. J’ai été très surpris, mais nous sommes retombés sur nos pattes après des mois d’inquiétude.
Le modèle sur lequel nous reposons avec des exclusivités, nous ne pourrons plus le tenir. Est-ce que le marché des professionnels du secteur de la photo est encore un secteur porteur pour les fabriquants d’appareils photo, je ne suis pas sûr, honnêtement. Les marques recherchent uniquement le chiffre de vente du grand public, et elles s’écroulent face aux smartphones, car aujourd’hui quand vous dépensez 1000 euros pour un téléphone, vous n’avez pas les moyens de vous payer en plus un compact au même prix.
Je pense que l’avenir passera forcément par de nouveaux partenaires, bien sur, j’espère le plus tard possible mais là par exemple, le contrat de deux ans que nous avions avec Canon se termine cette année, l’inquiétude est de savoir s’ils vont revenir. J’espère, je croise les doigts, mais ce n’est pas sûr.
Heureusement j’ai des journaux comme Paris Match, National Geographic et Days Japan qui me soutiennent fidèlement depuis des années, mais ça devient de plus en plus dur.
Et je ne pense pas que la billetterie soit une solution, en tout cas personnellement, je ne souhaite pas passer à un modèle payant. Après, s’ils souhaitent me virer pour faire payer les expositions et les projections à Visa, ça les regarde mais ce sera sans moi. C’était mon idée à la base de faire se rencontrer l’information, l’actu et le grand public et je pense que j’ai réussi ça parce que c’est gratuit.

L’une des caractéristiques impressionnantes du festival, c’est sa fréquentation au sein des expositions, et particulièrement, par le public local. Comment expliquez-vous cet intérêt de la part de la population perpignanaise ?

Il n’y a que les gens du marketing pour nous faire croire que les gens ne s’intéressent qu’au football et aux starlettes, et à Perpignan c’est la preuve que les gens sont intéressés par des histoires qu’on ne leur montrent pas forcément ailleurs.
Quand je vois les gens faire la queue au couvent des minimes ou s’entasser devant l’église des Dominicains, ça me fait toujours plaisir et je me dis quand même qu’on ne travaille pas pour rien. Et que si on commençait à mettre l’entrée à 5, voire 1€, il y aurait moins de monde, car ils viennent souvent en famille et qu’à plusieurs ça commence à vite chiffrer. On parle de sujets graves et lourds et ils le savent, ils attendent quelque chose de nous. Ils viennent, ils apprécient, et ils veulent revenir.
Et la légende qui court depuis 30 ans qui dit que l’on va s’exiler à Barcelone est complètement fausse! On est bien à Perpignan, j’ai une équipe formidable. Car la petite particularité de Visa, c’est que tous celles et ceux qui étaient avec moi en 1989 le sont encore aujourd’hui – sauf Michel Decron. Tous : Laurent, Emmanuel, Thomas, Jean-Louis nous ont rejoint il y a 17 ans… Delphine est avec nous depuis 29 ans. Yvon qui fait les musiques, était là la première année. Nous sommes un petit noyau, et on travaille tous dans le même sens; même si je revendique le final cut dans les discussions, on s’écoute, on se respecte.
Ce qui prouve aussi que je ne suis pas un si sale con qu’on le dit, car autrement je n’aurai pas fidélisé toute cette équipe depuis 30 ans.

Quels seront les temps forts de cette édition anniversaire ?

Nous allons faire venir John Moore qui a réalisé la célèbre image de cette petite fille à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Il va nous raconter son histoire dans le cadre d’une conférence. Je pense que ça va être un moment très fort. (Palais des congrès le 8 septembre de 10h à 11h)
Je fais également revenir Mohamed Abdiwahab, le photographe somalien de l’AFP que l’on avait exposé il y a 3 ans. J’aime la manière dont il parle de son métier. Chaque jour il part avec la peur au ventre pour sa femme et sa mère, l’année dernière il a été blessé très grièvement, il a passé 6 mois à l’hôpital à Nairobi, et quand en rentrant chez lui en septembre de l’année dernière, il a fait les meilleures photos de l’attentat qui fait 594 morts. Je le réinvite pour qu’il nous raconte cela, ça va être un moment super prenant. (Palais des congrès le 7 septembre de 11h à 12h)
Autres moments forts de cette édition, l’exposition de Steinmetz qui va beaucoup faire parler, et puis la mère de Rémi Oshlik sera présente pour la remise du prix, ça me touche toujours beaucoup.
Des moments forts, il y en aura plein. C’est ça la magie de Perpignan, ils ne se calculent pas.

INFORMATIONS PRATIQUES

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Pour ceux qui ne peuvent pas se rendre à Perpignan pour cette édition anniversaire, Visa pour l’image s’expose à La Villette lors du week-end du 15 et 16 septembre !

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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