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Mégane Brauer est artiste et militante. Elle vit et travaille à Marseille où je l’ai rencontré la première fois dans son atelier (résidence Triangle) à la Friche la Belle de Mai puis à l’espace d’art La Rose dans les quartiers nord de la ville à l’invitation de Céline Kopp et de Wilfrid Almendra. A partir de son expérience de la précarité, elle construit une mémoire et une archive de rencontres et de lieux d’une possible réappropriation de mécanismes de domination ou d’exclusion.

Pour sa première exposition en galerie, chez Air de Paris il s’agit d’un nouveau chapitre de l’exposition à La Rose autour d’une fossilisation de spaghettis apparus lors d’une première occurrence aux Beaux-Arts de Besançon. Des emblèmes de la dèche ordinaire parés de paillettes dans un entre deux redoutable et annonciateurs d’une apocalypse à venir/ à vomir. Pour les Magasins Généraux à l’invitation de Anna Labouze & Keimis Henni, elle part de deux épisodes d’incendies vécus, liés à des personnes marginalisées ou en situation irrégulière pour construire une nouvelle narration aux côtés de Anes Hoggas, Samet Jonuzi, Suela Jonuzi, Ersi Morina et Klevis Morina , adolescents exilés, rencontrés au squat Saint Just de Marseille. De cette histoire de lutte et de création commune elle transforme les Magasins Généraux non pas en atelier de production mais en laboratoire de recherche artistique, sociale et juridique. Un engagement dont elle nous décrypte les étapes et les enjeux.

Affiche Uni.e.s par le feu, Mégane Brauter Magasins Généraux 2022

Nous nous étions rencontrées à La Friche la Belle de Mai dans le cadre de votre résidence Triangle puis à l’espace d’art La Rose et depuis vous présentez votre 1ère exposition personnelle en galerie chez Air de Paris et aux Magasins Généraux : comment accueillez-vous toute cette actualité ?

Après les Beaux-Arts j’ai arrêté la pratique que j’avais apprise à l’école pendant un moment, même si j’ai commencé à écrire. Ce sont plutôt des rencontres en dehors du champ de l’art qui m’ont permis de continuer à faire de l’art. En effet il s’est passé beaucoup de choses même si je suis d’un naturel à ne pas trop me rendre compte de toute cette actualité. Ce sont les personnes qui me soutiennent qui me permettent de pouvoir continuer à travailler et le facteur visibilité intervient en plus.

Cette visibilité, nouvelle et forte, reste minoritaire pour beaucoup et je sais qu’il y a très peu d’artistes qui peuvent en bénéficier.

Mégane Brauer, La fin de nous, 2021, La Rose, Marseille Photo © Jean Christophe Lett

Un.i.e.s par le feu : genèse et enjeux

Anna Labouze et Keimis Henni m’ont invité il y a quelques mois et m’ont donné carte blanche pour l’exposition. Elle se compose de plusieurs éléments imbriqués, plusieurs narrations, plusieurs histoires. Des histoires vécues personnellement ou vécues en tant que témoin reliées entre elles par un nœud qui est le thème du feu et de l’incendie. Notamment d’incendies de lieux de vie communs, de lieux de précarité : le foyer Sonacotra pour travailleurs et familles en situation irrégulière et le squat St Just. L’exposition fait directement référence à l’incendie et à l’expulsion définitive de ce squat qui a eu lieu en juin 2020 après 18 mois d’occupation. Il y a une récurrence du feu dans l’histoire de ma vie comme une sorte d’archive visible de ce que les gens vivent et ce que j’ai vécu aussi.

Revenons sur les éléments déclencheurs de ces narrations autour du feu

Quand j’étais enfant, j’ai été témoin de l’incendie d’une haie de cyprès qui entourait un foyer Sonacotra qui encerclait les protagonistes eux-mêmes et a été aussitôt éteint. Un incendie déclenché par colère et impuissance Puis plus rien et personne pour en parler. L’incendie à St Just a sonné la fin assez brutale d’un lieu où de nombreuses personnes ont tenté de lancer des luttes collectives. L’exposition n’en n’est pas la traduction littérale mais ce que j’en ai retenu à travers une sorte de trace des liens qui constituent cet événement.

Mégane Brauer Tout doit apparaître, 2018

La notion de précarité au cœur de votre pratique

Comment créer une dissonance des précarités subies sur nos corps, nos lieux de vie, nos objets, nos esprits. Des précarités multiples et plurielles qui sont au cœur de mon travail. Je ne prétends pas vouloir changer des choses et suis assez déterministe mais qu’est-ce-que l’on fait avec cette histoire commune que l’on subit, qu’est-ce qu’il en reste et qu’est-ce que l’on peut rendre autre ? Pour moi c’est via l’art mais il y a plein d’autres formes possibles. A Marseille il y a tellement de précarité et de manière tellement intense que même si n’est pas le point de départ de mon travail, il y a beaucoup de points d’accroche avec ce que je vis et ce que mes proches vivent.

L’enjeu est de pouvoir en tant qu’artiste créer des propres conditions de travail qui seraient décentes et à même de nous permettre de rester les dépositaires de nos œuvres. Et dans le cadre de l’exposition aux Magasins Généraux cela se joue à travers le droit d’auteur et il s’avère que certains protagonistes que j’ai invités sont d’origine étrangère même je considère qu’en tant que française, je fais partie intégrante de ce collectif.

Mégane Brauer, L’Odyssée de Pénélope, 2018 Photo © Clément Gerardin

Vous avez souhaité accueillir 5 adolescents en situation d’exil, parties prenantes du projet, comment cela se traduit-il ?

Anes Hoggas, Samet Jonuzi, Suela Jonuzi, Ersi Morina, Klevis Morina et moi, nous nous sommes rencontrés à St Just, lieu cité précédemment incendié en février 2020. En février 2020 avec plusieurs militantes et habitantes du squat, nous avions co-organisé un workshop dont le but était de réfléchir à l’archive de ce que nous étions en train de vivre et comment nous allions construire autour de nos identités plurielles et lancer de nombreux projets. Même si les archives ont été détruites par l’incendie, nos liens sont restés et l’on continue à se voir et à produire ensemble pour de nombreuses raisons et malgré la situation. Les membres du collectif ayant un lien évident avec toutes ces histoires que j’essaie de déployer, cela me paraissait naturel de les inviter, de les rendre mailons d’une chaine qui commence à être visible mais qui datait d’avant les Magasins Généraux et qui se poursuivra ensuite.

L’exposition chez Air de Paris

Vue de l’exposition Mégane Brauer « Mordre et Tenir. Chapitre 3» Air de Paris, Romainville, 2022 Photo Marc Domage Courtesy the artist and Air de Paris, Romainville

Mon travail part souvent d’anecdotes que j’essaie de transformer en méga-histoires plastiquement. Pour cette exposition il s’agit d’une anecdote de précarité et de fonte de spaghetti avec mon meilleur ami qui s’appelle Mathieu Henejaert dans un appartement un soir de froid. Sont nées alors trois œuvres sous la forme de chapitres où l’on incarne des personnages prénommés Mordre et Tenir avec ce matériau récurrent des spaghettis qui peu à peu nous remplacent et se transforment. Le chapitre 1 prenait la forme d’une performance où l’on rejouait notre anecdote en l’exagérant au maximum à partir du jeu Qui Veut Gagner des millions sur une vielle playstation 1 mais sur grand écran et pendant une exposition aux Beaux-Arts de Besançon. Le chapitre 2 a été développé lors de l’exposition à La Rose Phénotype, avec ces mêmes spaghetti du Lidl qui commencent à muter, à faire disparaitre nos corps jusqu’à ce qu’il ne reste plus que du gluten. Cela devient plus aliénisant qu’aliénant !

Le chapitre 3 Mordre et tenir à Air de Paris incarne une montée en puissance de lieux symboliques de l’art entre une école d’art, un lieu d’exposition à Marseille et pour finir, une galerie parisienne. Pour ce 3ème épisode l’on se retrouve des milliers d’années plus tard, il ne reste plus que du gluten et du sel fossilisés dans un univers assez froid et apocalyptique où nos corps ont complètement disparu.

INFOS PRATIQUES
Mégane Brauer : UNI·E·S PAR LE FEU
Commissariat : Anna Labouze & Keimis Henni
Exposition-résidence
du 2 avril au 8 mai 2022
Du mercredi au dimanche de 14h à 19h Soirée d’ouverture le vendredi 1er avril de 18h à 23h
Entrée gratuite
Magasins Généraux, Pantin
Mordre et Tenir, chapitre 3
Air de Paris
(Terminé )
Komunuma, Romainville
http://www.airdeparis.com

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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