Octobre, 2025

Lucien Bitaux

sam18oct2026dim01fevLucien BitauxSoleils mineursCRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France, Place des Nations 59282 Douchy-les-Mines

Détail de l'événement

Devenir un peu de la nature des pierres1

Du sol au ciel
Ouvrir au hasard L’Écriture des Pierres de Roger Caillois est certainement l’un des meilleurs moyens d’approcher la démarche plastique de Lucien Bitaux, tant les propos que le philosophe consacre aux minéraux entrent en résonance avec les travaux de l’artiste. Caillois établit à plusieurs reprises un lien, voire une équivalence, entre la pierre et l’univers qui « dans l’immense ou le microscopique, répètent sans lassitude un même patron2 ». Pour l’auteur, le fait de couper une pierre permettrait même de révéler une partie du cosmos3. Ce rapport, esquissé par Caillois, entre le sol et le ciel ; les pierres et les composantes stellaires ; la matière minérale que l’on peut tenir dans le creux de sa main et celle qu’on ne peut qu’intuitionner, constitue l’un des fils directeurs de la pratique de Lucien Bitaux.

L’image double, imprimée sur aluminium, qui accueille le visiteur au seuil de l’exposition Soleils mineurs en atteste. Eclipse brute (2025), en superposant une image de la lune à un désert rocailleux, opère ce passage d’une échelle à l’autre, du terrestre au cosmique, de l’extrêmement proche à l’infiniment lointain. Sur les traces de penseurs comme Novalis ou Caillois qui postulent une continuité de l’univers, l’artiste s’attache à déceler une série de correspondances entre les cailloux et les astres. Ces tentatives de saisir différentes échelles et de tisser un lien entre elles caractérisent deux champs bien spécifiques auxquels la pratique de l’artiste se rattache : l’astronomie et la photographie, sous son versant expérimental. L’une comme l’autre se confrontent aux mêmes interrogations : comment représenter des dimensions imperceptibles ? Comment voir ce qui se soustrait au regard ? Démêlant le fil de ces questions, Lucien Bitaux explore et met en regard les vues produites par les instruments d’astronomie et les expérimentations photographiques dans leurs essais d’approcher l’invisible.

Scoposcopie
Cette enquête sur les processus de perception et les dispositifs de vision conduit l’artiste à inverser les perspectives et à mettre les instruments optiques au centre de ses installations. Les contours d’une nouvelle discipline – la scoposcopie ou l’étude des scopes – se déploient ainsi progressivement, à mi-chemin entre la science, l’art et la phénoménologie. Le redoublement du terme « scope » souligne la réflexivité de la démarche : il s’agit de concevoir des instruments qui donnent à voir d’autres instruments qui donnent à voir. Les multiples appareils, filtres ou outils (lentilles, objectifs, caméras, etc.), qui restent habituellement invus, sont mis au premier plan et viennent doubler, voire interférer avec le réel qu’ils sont en train de capter. Pour le projet des Liminaux (2020), l’artiste remplace des objectifs d’appareils photographiques classiques par des caméras bricolées de telle sorte que le dispositif optique surgit dans l’image et révèle, en même temps que le réel enregistré, la mécanique photographique. D’appareils ou outils, les modules optiques deviennent des sculptures à part entière.

Processus imageant
La plupart des pièces de l’artiste repose sur une telle déconstruction de l’acte de voir. Comme le photographe décrit par Vilém Flusser qui « s’insinue dans son appareil pour mettre en lumière les intrigues qui s’y trament4 », Lucien Bitaux n’hésite pas à démonter ses outils de travail pour en questionner le fonctionnement. Rien ne semble résister à la pulsion scopique du plasticien qui interroge chaque paramètre de l’image et qui, à la manière d’un stratigraphe, suit les traces des gestes, des procédures et des matériaux qui la constituent. Sa méthode géologique, qui consiste à forer l’image, se révèle aussi « bricologique »5 . Car l’artiste est avant tout un inventeur qui procède à des expérimentations minutieuses, associant dispositifs techniques, détournements poétiques et objets ready-made, afin de révéler le processus de fabrication des images et la manière dont notre regard se trouve déterminé par des appareils.

L’image apparaît moins, pour lui, comme le résultat visé que comme l’un des éléments ou l’une des étapes du projet ; jamais neutre, ni tout à fait arrêtée, elle se trouve traversée par une série d’opérations, aussi bien théoriques que concrètes, que ses dispositifs rendent visibles. En mettant ainsi au premier plan, avant même l’image, ce qui la rend possible, les pièces de l’artiste produisent des visions dédoublées. Ses oeuvres flottent dans un entre-deux ontologique, entre images à proprement parler et processus imageant. Elles font affleurer, sous nos yeux, leurs conditions de possibilité. Souvent à la limite de l’abstraction, elles évoquent aussi les phénomènes optiques singuliers que sont les images entoptiques – ces taches colorées que l’on perçoit en pressant légèrement ses doigts sur ses paupières fermées. Ces visions constituent presque des modèles théoriques pour l’artiste en ce qu’elles ne nécessitent rien d’autre qu’un appareil optique – l’oeil – et un contraste lumineux – la pression exercée sur les yeux.

Minéralité des images
Si la physicalité des instruments de vision est essentielle pour Lucien Bitaux, celle des images l’est tout autant. La manière dont il conçoit, produit et expose ses pièces (et les trois opérations sont pensées de manière étroitement liée) repose sur l’idée d’une matérialité radicale des images. Les supports qu’il travaille sont multiples et ses images s’impriment ou se projettent aussi bien sur du papier argentique que sur de l’aluminium ou sur de fines plaques de silicium. Pour les Gisements (2023), l’artiste a gravé au laser sur du papier argentique des photographies prises lors d’un voyage au Chili. Pas toujours fixées sur le papier, les représentations liées à l’industrie minière se modifient avec le temps et se déclinent dans des tonalités cuivrées, donnant à voir des paysages semi-abstraits qui rappellent la série des Montagne incantate, ces petites aquarelles qu’a peintes le cinéaste Michelangelo Antonioni avant de les photographier et de les agrandir6.

Une technique similaire à celle des Gisements se trouve utilisée pour les deux grands formats exposés au CRP/, qui représentent l’un la météorite de Bettrechies, tombée en 1934 près de la frontière belge, et l’autre un échantillon de houille. La série des Monocristaux (2023), réalisée avec le Laboratoire de Physique de l’École normale supérieure, se déploie quant à elle sur de petits disques de silicium. Le plasticien a sélectionné des clichés pris dans le désert d’Atacama, lors du même voyage au Chili, et a inscrit des étendues désertiques et des textures minérales sur ce qui ressemble à de simples galets, mais qui sont, en réalité, des matériaux de haute précision utilisés habituellement pour fabriquer des capteurs de photographie numérique. Les transferts opérés, d’un support à un autre, d’un format à un autre, ont pour conséquence de faire varier l’objet premier, mais plus encore de produire des images indéterminées, granuleuses, à la lisière de l’abstraction ; des images qui s’émancipent de tout motif et de tout repère pour ne laisser transparaître que la matière.

Strates géologiques
Qu’ils s’agissent de petits objets gravés de la taille d’un galet, de grands formats photographiques ou d’installations sculpturales complexes, chacune des pièces conçues par l’artiste fait donc émerger, dans un processus quasi géologique, strate par strate, la texture des images. Ces expérimentations sur la matière rejoignent l’hypothèse d’une « condition minérale des images » que l’artiste déploie dans le cadre d’une thèse en recherche création, menée sous la direction de Nathalie Delbard et de Melik Ohanian, et dont Soleils mineurs constitue le volet artistique. Si le motif minéral nourrit abondamment son travail, il se trouve toujours corrélé à une réflexion sur la minéralité des images. Cette articulation entre la pierre comme objet représenté et comme condition de la photographie s’exprime très concrètement dans l’installation Nadir – Picture Elements Explorer (2022).

Décrite par l’artiste comme une « machine qui diffuse des visuels produits en direct7 », Nadir crée un lien entre un bout de roche concassé, composé pour partie de silicium, et des capteurs photosensibles, également faits de silicium. Ceux-ci, reliés à une surface plane sur laquelle s’accumule la roche pulvérisée, permettent par un effet de boucle de visualiser les grains de poussière sur des écrans disposés en vis-à-vis de l’installation. La minéralité de l’image est ici littérale et le mouvement de la machine reproduit celui qui mène du caillou à l’astre et inversement, le silicium (qui vient du latin silex qui signifie « caillou ») provenant selon certains scientifiques d’explosions stellaires, de supernovae. À travers ce dispositif vertigineux activé en temps réel sous nos yeux, Lucien Bitaux rend tangible la nature minérale des images tout en nous faisant « devenir un peu de la nature des pierres8 ».

Géraldine Sfez, Maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lille et membre du (CEAC) Centre d’Étude des Arts contemporains

1 Roger Caillois, Pierres, suivi d’autres textes, dans OEuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2008, p. 1078.
2 Roger Caillois, L’Écriture des Pierres, dans OEuvres, op. cit., p. 1094.
3 Ibid
4 Vilém Flusser, Pour une Philosophie de la photographie, traduit de l’allemand par Jean Mouchard, Belval, Éditions Circé, 2004, p. 29.
5 Sur cette notion, voir Thomas Golsenne, « Bricologie. La souris et le perroquet. Retour sur une exposition » dans Techniques et culture, n°64, « Essais de bricologie. Ethnologie de l’art et du design contemporain », 2015, p. 128-151.
6 Voir Dork Zabunyan, « Les Montagnes enchantées : peinture, photographie, exposition », dans Antonioni, catalogue d’exposition sous la direction de Dominique Païni, Paris, Flammarion, La Cinémathèque française, 2015, p. 149-152.
7 Lucien Bitaux, Questionnaire du CRP/ pour l’exposition Soleils Mineurs.
8 Roger Caillois, Pierres, suivi d’autres textes, dans OEuvres, op. cit., p. 1078.

Dates

18 Octobre 2025 13 h 00 min - 1 Février 2026 17 h 00 min(GMT-11:00)

CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France

Get Directions