Mars, 2023

Anna Malagrida

sam04mar(mar 4)13 h 00 mindim11jui(jui 11)17 h 00 minAnna MalagridaCe qui demeureCRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France, Place des Nations 59282 Douchy-les-Mines

Détail de l'événement

« Le voir précède le mot. C’est la vue qui marque notre place dans le monde : les mots nous disent le monde, mais les mots ne peuvent pas défaire ce monde qui les fait. Le rapport entre ce que nous voyons et ce que nous savons n’est jamais fixé une fois pour toutes. » John Bergerr

L’exposition inédite proposée par le CRP/ synthétise plusieurs thématiques caractéristiques de l’oeuvre d’Anna Malagrida. L’ensemble des photographies et vidéos présenté, aborde, dans un dialogue équitable, des questions récurrentes, soulevées depuis le début de son parcours, comme la mémoire, la trace, l’origine ou la permanence. Ce qui demeure appréhende aussi les aspects fondamentaux d’une oeuvre qui ne se donne pas.

Au premier regard, on comprend rapidement que l’oeuvre d’Anna Malagrida est de celles qui convoquent les sensations. Sans précipitation, les gestes captés sont lents, les mouvements infimes. Il y a une certaine distance dans la représentation, qui pourrait s’apparenter à du romantisme. Les paysages sont d’une beauté aride presque sensuelle. À contre-courant, dans une époque où règnent distanciation et digitalisation, la photographe cherche à nous faire établir un rapport physique à l’image, à littéralement entrer en elle. Les formats et les procédés contribuent à cet enveloppement. Si ce besoin immédiat d’établir un contact peut être naïvement attribué à la nature méditerranéenne de l’artiste, il s’explique avant tout par la conception de son propre travail qui se place autant dans le champ de l’expérimentation sensible que conceptuelle. Sa lecture du monde en est ainsi.

Ce qui nous est montré, se lit a priori sans encombre. La démarche d’Anna Malagrida relève de la traduction : à l’écoute de chacun des murmures du monde, elle reporte ce qu’elle voit. Photographies et vidéos sont le fruit de phases d’observation accrue. Son processus de travail intègre systématiquement la prise en compte de données factuelles, historiques sur le paysage et sur l’environnement socio-
culturels. Comme pour un chercheur, un explorateur ou un ethnologue, il s’agit avant tout de regarder autour de soi. En laissant de côté tout point de vue préétabli ou pensée critique liminaire, elle part de zéro, de sa seule observation. Seulement, voilà, contrairement aux scientifiques, l’artiste fuit les certitudes. Elle lui préfère la métaphore. Derrière une sobriété apparente se cachent des significations multiples et une lecture à tiroirs, plus complexe que ce qui est donné à voir au premier abord. La charge symbolique vient ainsi décupler la puissante efficacité des images.
D’où nous parle Anna Malagrida ? Tantôt de l’Espagne, de là où elle vient, tantôt de la France, de là où elle vit. Finalement, de n’importe où il y a une opportunité de penser l’espace à travers l’image. Dans la Province de Valence, dans sa Catalogne natale, comme au milieu de notre Bassin Minier, chaque lieu traversé est considéré comme un témoin. Les restes et les traces prélevés sur chaque espace traversé constituent les déclencheurs et forment le coeur même de la réflexion. D’ailleurs, à la manière ancestrale, ici, on ne parle pas de lieu, on parle de terre.

En parallèle de cet attachement à la terre qui traverse les oeuvres, il y a une cohérence dans la façon de traiter le temps. Dans les images animées comme dans les compositions fixes, on distingue un début et une fin. Le caractère narratif est d’ailleurs certainement à l’origine d’un attrait pour la vidéo et du glissement de la photographe vers ce médium. Mais on a la sensation qu’ici on se refuse au vide, et qu’une fois l’issue atteinte, on recommence. L’idée du cycle est prégnante, « La Pierre du Diable »1, l’artiste a la pensée circulaire. Elle n’hésite pas à bouleverser les rythmes naturels et l’ordre établi. Boucle imperceptible, avance rapide ou discret rembobinage, Anna Malagrida exploite les possibilités techniques pour se faire maître du temps. Une façon de régler ses comptes avec
la mémoire. Et de résister.

Anna Malagrida ne lutte pas contre le temps par peur de l’avenir ou par nostalgie. Cette posture est davantage une remise en cause voire un rejet de notre système actuel. L’ère de la marchandise, qui produit à toute vitesse pour mieux détruire. L’absurdité de notre époque l’a convaincue de s’attacher à la pérennité, à ce qui reste, en réaction à l’Anthropocène. Face aux oeuvres, nous sommes ce balayeur soulevant ses tonnes de poussière dans « Le Poids des Cendres »2. Unique présence humaine de l’exposition, le pauvre Sisyphe des temps modernes fait face à la désillusion et à une réalité plus que décevante. En écho aux paradoxes de toute une humanité, ici, des questionnements métaphysiques s’entrechoquent à la légèreté du monde. Anna Malagrida n’a pas peur des contrastes déroutants. Citons la fumée rouge de « La Frontière »3 qui renvoie, dans le même temps, aux Correfocs des fêtes populaires catalanes et au passé douloureux de la guerre de Cent Ans. Même si elle y fait souvent référence dans sa forme populaire et traditionnelle, ce n’est pas la fête qui l’intéresse, mais le goût amer de son lendemain.

Au fin fond de ces milieux rocailleux, arides ou montagneux, Anna Malagrida fait l’état des lieux de traces, comme si elle prélevait des résidus, collectait des témoignages : elle fait parler les cendres. Dans cette pièce exclusivement produite pour le CRP/, « Archives de Charbon »4, elle assemble des photographies d’archives de terrils pour créer un horizon nouveau sur les ruines du passé lourd et noir de charbon du Bassin Minier. La cordillère irréaliste met en avant l’aspect géométrique et presque ludique de ces massifs nés de la main et du labeur des hommes. Encore de la poussière… Et sous le sol, les veines de charbon s’étalent sur le mur mesurant le poids de l’invisible sur le visible.

Poussière, fumée rouge ou encore imbroglio de troncs d’arbres viennent barrer notre regard. Anna Malagrida impose régulièrement ce type de filtres dans sa photographie. Ces contraintes visuelles rappellent les vitres et les fenêtres utilisées dans les séries précédentes. Le chaos des branchages de la « Fageda d’en Jordà »5 n’est pas un effet de camouflage, ni un artifice. Mais une suggestion pour nous laisser nous approprier ce qu’il y a dans le cadre et au-delà. Avec cette nature primitive et envahissante, la photographe (r)établit un rapport élémentaire à la perception. En perturbant la lecture, les photographies nous amènent paradoxalement à plus de clairvoyance sur le monde qui nous entoure et ce que nous sommes. Artiste du double et du trouble, Anna Malagrida aime faire jaillir des mêmes supports, les faits et les mythes, le tangible et le fugace, le fragile et le tenace. Dans ces entre-deux se loge une pensée qui ne sait voir qu’au-delà des évidences.

Audrey Hoareau
Commissaire de l’exposition
Directrice du CRP/

Photo : La Frontière, 2010, Vidéo © Anna Malagrida

Dates

Mars 4 (Samedi) 0 h 00 min - Juin 11 (Dimanche) 4 h 00 min(GMT-11:00)

CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-FrancePlace des Nations 59282 Douchy-les-MinesEntrée libre Ouverture de la Galerie Mardi … vendredi / 13:00 … 17:00 Samedi, dimanche, jours fériés / 14:00 … 18:00 (galerie fermée le lundi)