Octobre, 2021

Générations, de l'URSS à la nouvelle Russie, 1985-2021

ven22oct(oct 22)13 h 30 min2022dim09jan(jan 9)18 h 30 minGénérations, de l'URSS à la nouvelle Russie, 1985-2021Igor MukhinMaison de la Photographie Robert Doisneau, 1, rue de la Division Général Leclerc 94250 Gentilly

Détail de l'événement

Génération alternative

Au départ est le chaos. Le chaos d’une jeunesse en marge d’un système qui n’en finit plus de se désintégrer. Au début des années 1980, Igor Mukhin respire lui aussi ce vent d’Ouest, cet appel d’air, le trip rugissant qui va inspirer toute une génération de musiciens, toute une flopée d’auteurs en tout genre. Igor Mukhin voit le rock moderne, dans sa forme punk et anarchique, déferler sur Moscou et, bientôt, faire perdre peu à peu leur assise aux vieilles autorités (Igor Mukhin en fera plus tard le titre d’un de ses livres : I’ve seen Rock’n Roll). Il baigne dans ce bouillon-là. Il est de cette génération qui suffoque et ne laisse passer aucune bonne occasion d’amocher l’étouffante baraque du soviet tout-puissant.
Les jeunes adultes (Igor Mukhin est né en 1961) et les adolescents de cette décennie 1980 sont, rappelons le, fortement conditionnés par cet antagonisme Est / Ouest, par ce combat à mort entre capitalisme et socialisme.

Il s’agit, lorsque l’on a 15 ou 25 ans, de trouver sa place dans cette dialectique ou, mieux, de trouver une échappatoire à des schémas qui, quel que soit le côté du mur, sont vécus comme dictatoriaux et liberticides, iniques et prédateurs et, dans tous les cas, comme des impasses, poussiéreuses et oppressantes. C’est donc par l’engagement politique pour certains, par des pratiques comme l’écriture, le dessin ou encore la photographie pour d’autres (le graff et le tag ne sont alors répandus qu’aux États-Unis) et par la musique pour presque tous, que se trouve le salut, que s’incarne la sérieuse envie de tout foutre en l’air, l’alternative et le combat.

Punks et rockers de tous pays, tous unis !

Car il y a alors une évidente convergence entre les mouvements alternatifs de l’Ouest et ceux de l’Est et c’est précisément ce que montrent les premières images de cette exposition et de l’ouvrage qui l’accompagne.

Les photographies d’Igor Mukhin prises à Moscou, comme celles de Roberta Bayley à New-York, de Pennie Smith à Londres (l’auteure en 1979 de la célèbre couverture du London Calling des Clash) ou encore celles de Roland Cros qui suit la scène punkrock française à partir de 1986, toutes ces photographies distillent les mêmes messages et rendent compte du même élan : les poses débraillées, les looks séditieux, les gestes transgressifs, les pseudo performances et les provocs à tout-va (et si possible dans les lieux publics), les interdits, les corps dénudés des copines et de toutes celles et ceux qui veulent bien se déshabiller devant l’objectif, les cigarettes, l’alcool à petites et hautes doses mais aussi et avant tout, les concerts, les fans et les groupes, les chanteuses et les leaders, les futures célébrités ou les formations éphémères qui ne demandent qu’à s’afficher pour la pochette de leur prochain ou hypothétique album.
Comme d’autres à d’autres endroits, Igor Mukhin illustre de l’intérieur la vague salutaire, cathartique et expiatoire, de la contre-culture contestataire. Il en dresse le portrait, dans sa substance et ses incarnations.

Mais ce que nous regardons a posteriori comme l’archive d’un photographe témoigne dans les faits d’une expérience intime et probablement fondatrice pour lui : suivre les circuits non officiels comme il le fait à ses débuts, c’est filer tout droit vers la liberté, du moins vers la liberté intérieure. Et, de toute évidence, Igor Mukhin expérimente beaucoup à cette époque. Il improvise à sa manière, photographie les physionomies, les signes, les attitudes des uns et les réactions des autres et s’intéresse au passage à tout ce qui se passe autour, dans les rues moscovites, percevant dans ce décor les effets bien perceptibles d’un effritement.

Très tôt, il relève méthodiquement les symptômes de la décrépitude, la déroute du monde soviétique dont les symboles (monuments, statues, fresques murales) ne font même plus semblant de briller, faute d’entretien, faute d’y croire.

La chronique politique ou historique, même si elle ne s’affirme pas délibérément, n’est jamais loin chez Igor Mukhin. Compulsif, sans doute obstiné, prolifique dans tous les cas (c’est une de ses caractéristiques), Igor Mukhin observe et raconte sans en perdre une miette, les soubresauts et les transformations de la société russe. Il est dans les manifestations, dans la cohue, au cœur des cérémonies officielles, dans les célébrations tolérées ou les rassemblements sauvages, dans ces moments humains où se manifestent la pulsation des foules et l’esprit d’une époque. Igor Mukhin sait avec justesse traduire les flux et les agitations, tous ces mouvements a priori indéchiffrables.
Il ne capte pas les évènements de de façon évidente et frontale mais tente le décalage ou le contournement, il désaxe ou décentre les personnages, déconstruit les espaces (pour mieux les reconstruire) par des cadrages risqués et audacieux : les plans se multiplient, allongent les perspectives, rebondissent vers les lointains et nous emmènent dans les endroits les plus discrets de l’image.

Les regards croisent le sien et attestent de sa présence, de sa proximité. Igor Mukhin fait partie de cette famille de photographes qui ne se cachent pas et qui, tout au contraire, cherchent le contact avec leurs sujets. Des gros plans sur des visages surgissent parfois de la multitude. On y lit des interrogations, des sourires de connivence ou de reconnaissance, des indices d’acceptation, des crispations aussi. À d’autres moments, ce sont les têtes des passants qui sont coupées, ce sont les enfilades de corps, les postures et les silhouettes qui retiennent son attention.

Ces corps fractionnés, dépersonnalisés, lui servent le plus souvent de contrepoints, de matières brutes en quelque sorte pour orienter notre regard vers un autre sujet, bien identifié celui-ci mais plus éloigné, au second ou au troisième plan. L’image obtenue exige une certaine concentration : l’œil navigue dans une sorte d’épaisseur passant d’une échelle ou d’un registre à l’autre.

Igor Mukhin aime les enchevêtrements, les combinaisons complexes. Il fouille ses images comme certains fouillent leur dessin ou leur texte. C’est une constante dans son œuvre entière. Si sa photographie semble à première vue spontanée, impulsive même, la lecture de ses planches-contacts révèle paradoxalement une approche méthodique et calculée. Sur ces planches où se succèdent chronologiquement les clichés, on l’observe soudain arrêter son attention sur un personnage, un motif ou une perspective. La prise de vue semble alors se répéter et, peu à peu, se transformer, se démultiplier en autant de variantes nécessaires.

Qu’il s’agisse de faire poser un modèle en intérieur ou de déambuler dans les rues, sa manière de procéder reste identique : Igor Mukhin explore son motif, agence les détails et l’organisation d’ensemble jusqu’à obtention d’un déséquilibre accompli. Dans sa volonté de montrer, Igor Mukhin traite sans ménagement le cadrage de ses prises de vues. Il casse les codes et c’est aussi l’une des particularités qui définit son travail.

Le fond de son œuvre expose une Russie qui n’est pas non plus celle que les conservateurs passés ou présents veulent nécessairement voir et, en aucun cas, montrer. Cette œuvre née de la contre-culture, dévisage avec la plus grande franchise une Russie sans fards ni trucages. De Gorbatchev à Poutine en passant par la transition Eltsine, Igor Mukhin traverse les générations tout en gardant la distance de la marge. Les nostalgiques du communisme, les partisans d’un ordre ravivé, l’élite consumériste et les écrasés du nouveau système, les forces de répression et les différentes formes de contre-pouvoir, tous défilent devant son appareil. L’effondrement de l’URSS considéré par certains comme « l’une des plus grandes tragédies géopolitiques du 20ème siècle », vécu par d’autres comme un saut effrayant et désastreux vers l’inconnu sonnait pour la génération Mukhin comme une remise à zéro des compteurs, comme un commencement, l’avènement d’une société sans doute meilleure. L’autoritarisme est à nouveau de mise. Retour à la case départ. L’œuvre d’Igor Mukhin se poursuit, quant à elle, avec la même effervescence.

Michaël Houlette

Dates

Octobre 22 (Vendredi) 0 h 30 min - Janvier 9 (Dimanche) 5 h 30 min(GMT-11:00)

Maison de la Photographie Robert Doisneau1, rue de la Division Général Leclerc 94250 GentillyEntrée Libre. Ouvert du mercredi au vendredi : 13h30 - 18h30 et le samedi et dimanche : 13h30 - 19h Dermée les jours fériés