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Bernard Faucon, plaintes pour agressions sexuelles : les dessous d’une enquête

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Quelques jours après les réquisitoires du procès de Mazan, qui marque une évolution du regard de la société sur les violences sexuelles, M – le Magazine du Monde – publie un article qui révèle les plaintes pour viols et agressions sexuelles déposées contre le photographe Bernard Faucon. Dans cette longue enquête, menée par la journaliste indépendante Emmanuelle Lequeux, qui aura duré presque 4 ans, l’affaire semble tentaculaire, d’autres noms surgissent et de nouvelles plaintes visent le directeur de la photographie Jean-Claude Larrieu et Christian Caujolle, fondateur de l’agence VU’, ancien responsable photo de Libération et aujourd’hui directeur du Chateau d’Eau à Toulouse.

Depuis ce vendredi 29 novembre, l’article se partage en masse en privé et sur les réseaux sociaux, les commentaires sont presque tous unanimes, ces révélations ne semblent surprendre personne… Si les crimes supposés étaient connus de beaucoup, ils restaient désincarnés. Aujourd’hui cette enquête permet de donner un nom, un visage aux victimes supposées que sont ici Ferjeux van der Stigghel, Jean-Philippe Cecile et Olivier (ce dernier souhaite garder l’anonymat).

Le milieu de la photographie reste très fermé sur ce genre de sujets. À l’heure où j’écris ces lignes, aucun média spécialisé n’a fait écho de cette annonce. Souvenons-nous de l’affaire David Hamilton en 2016 (alors accusé de viol par Flavie Flament), un éditorial signé Jean-Jacques Naudet du journal L’Œil de la Photographie, défendait le photographe sous prétexte de découverte de la liberté sexuelle avant de conclure que le Sida avait mis fin à cette insouciance. Un autre journaliste photo qualifiait la victime de « vipère ». Plus tard en 2021, les mêmes arguments que Jean-Jacques Naudet sont repris par le directeur de musée Christian Bernard « La liberté sexuelle était alors ouverte par principe. Le Sida était sa seule limite. » pour dénoncer les censeurs à l’encontre de Claude Lévêque alors visé par une plainte pour viols sur mineurs. Art Press publie même une tribune en soutien au plasticien signée par de nombreux professionnels du monde de l’art et intitulée « Présomption d’innocence ». Sans l’affaire Lévêque, l’affaire Faucon n’aurait probablement jamais existé.

Le docteur Jean-Claude Chesnais disait à l’occasion du procès de Mazan, « le viol est le seul crime dont l’auteur se sent innocent et la victime honteuse », et chaque affaire de violences sexuelles nous prouve à quel point cela est vrai.

Les débuts de l’enquête

Suite aux révélations de la plainte pour viol sur mineur déposée par le sculpteur Laurent Faulon à l’encontre de Claude Lévêque*, Emmanuelle Lequeux est en charge de l’enquête pour Le Monde et lorsque le nom de Bernard Faucon est cité dans la plainte, elle ne se dit pas surprise « au regard de ses photographies que j’ai toujours trouvées extrêmement tendancieuses et qui m’ont toujours mises mal à l’aise, car elles transformaient les enfants en pantins. Je n’avais aucun doute sur la véracité du témoignage de Laurent Faulon. » Et c’est cela qui a poussé Emmanuelle à poursuivre l’enquête : « l’histoire de ce lieu (ndlr : les parents de Bernard Faucon avaient une colonie de vacances à Saint-Martian), avec ces centaines d’enfants qui étaient passés par là, pouvait laisser soupçonner l’ampleur de ce qui s’y était passé ».

Pour tenter de trouver des témoignages, Emmanuelle surveille de très près les réseaux sociaux et différents blogs, par l’intermédiaire de plusieurs professionnels du monde de la photographie, elle entre en contact avec les trois plaignants et d’autres témoins. Il n’était pas envisageable de publier cette enquête sans dépôt de plaintes. Ferjeux van der Stigghel, Jean-Philippe Cecile et Olivier franchissent le pas au printemps dernier. Les faits sont prescrits, mais leur bien-fondé repose sur le fait que les plaintes sont directement reliées à l’affaire Lévêque pour laquelle deux sur sept ne sont pas prescrites.

Après trois ans passés à côtoyer et à réaliser de longs entretiens avec les plaignants, Emmanuelle a la conviction que leur parole doit être entendue : « d’autant plus que la voix des jeunes garçons victimes a beaucoup moins été entendue depuis l’éclatement de #metoo. Je pense que c’est une parole qui leur demande beaucoup de courage et qu’il faut porter. J’ai ressenti comme une responsabilité à leur égard : je ne pouvais pas les abandonner au milieu de leur cheminement. Évidemment il y a la présomption d’innocence, et c’est délicat de dévoiler des noms avec une telle notoriété. Cela aurait été impossible de se le permettre sans tout ce long travail d’enquête ».

De cette enquête, plusieurs noms sont ressortis, des proches et intimes de tout ce cercle, certains noms n’ont pas (encore) été publiés, soit parce que les agresseurs présumés ne sont pas connus du grand public, ou que certaines preuves ne sont pas suffisantes.

« Il y a des gens qui ont du mal à en parler. Moi, j’ai mis des décennies à comprendre que j’étais victime, c’est un long processus. J’ai déjà un lourd passé qui a été déterminant pour que je devienne une cible idéale. ». – Ferjeux van der Stigghel

La peur d’exister

C’est le portrait de Ferjeux van der Stigghel en pleine page qui introduit l’article publié dans M – le magazine du Monde. Au printemps, Ferjeux porte plainte contre Bernard Faucon pour agression sexuelle pour des faits qui se seraient déroulés en 1980, à l’âge de 17 ans, sa plainte vise également deux amis proches du photographe, Jean-Claude Larrieu et Christian Caujolle.

Interrogé le lendemain de la publication, Ferjeux confie son inquiétude sur la mise en lumière de cette affaire face à un monde qui devient de plus en plus intolérant : « Ça va devenir de plus en plus difficile de se battre sur ces questions essentielles de la société » avant de poursuivre « Emmanuelle a fait un travail formidable. Mon seul regret est que l’homme contre qui j’ai porté plainte pour viol lorsque j’avais 14 ans n’ait pas été cité (ndlr : un réalisateur français indépendant vivant dans le sud de la France). Mais c’est un loup solitaire, concernant Bernard Faucon, le lien avec Claude Lévêque était essentiel. Si l’affaire Lévêque n’était pas sortie, celle de Faucon n’existerait pas ! ».
Ferjeux est aussi déterminé qu’il est abîmé par son passé « C’est une bataille essentielle à mener, parce qu’à partir du moment où on touche à des enfants, je considère que c’est un crime contre l’humanité dans la mesure où ça impacte toute la société. » L’un des objets premiers de cette médiatisation – que Ferjeux ne souhaitait pas dans un premier temps – est que de nouveaux témoignages apparaissent, mais le sujet reste sensible et particulièrement tabou. « Il y a des gens qui ont du mal à en parler. Moi, j’ai mis des décennies à comprendre que j’étais victime, c’est un long processus. J’ai déjà un lourd passé qui a été déterminant pour que je devienne une cible idéale. ». L’autre volonté est d’apporter une réflexion sur la prescription, qui est de 30 ans à compter de la majorité pour les victimes mineures. Face au long temps de processus, la prescription est une double peine. « Je le redis, pour moi c’est un crime contre l’humanité il ne peut pas y avoir prescription ! Je sais à quel point cela détruit, ça te met dans l’incapacité d’être producteur et architecte de ta vie quand tu traînes de telles choses. Il y avait une inconstance dans l’existence, c’est vraiment la peur d’exister. »

« Moi je veux que ça se sache. Je ne cherche pas non plus à faire de la cancel culture, mais c’est important qu’on arrête de cacher ce qu’il s’est passé. Que les gens qui voient ces photos aient bien en tête ce qui se cachait derrière et que j’arrête de lire des commentaires qui disent qu’il n’y a rien de pédocriminel dans ces images ! » – Olivier

Faire avancer les choses

Au cours de l’enquête, Olivier qui souhaite garder l’anonymat pour protéger sa famille, est mis en contact avec les deux autres plaignants. Il se décide à rédiger et envoyer sa plainte contre Bernard Faucon pour viol, tentative de viol et agression sexuelle pour des faits qui se seraient déroulés en 1976, alors qu’il avait 10 ans.
Il y a presque 20 ans, Olivier avait déjà eu la volonté d’alerter. Nous sommes en 2005, lorsque la MEP organise une rétrospective de l’œuvre de Bernard Faucon, Olivier tombe sur des articles de blog et lis les commentaires qui encensent le travail de Faucon, il décide de répondre et témoigne. Suite à son commentaire, il est contacté par deux inspecteurs qui viennent l’interroger, mais il n’y aura aucune suite.
Pour Olivier la seule chose qui importe c’est que l’article d’Emmanuelle soit publié « Moi je veux que ça se sache. Je ne cherche pas non plus à faire de la cancel culture, mais c’est important qu’on arrête de cacher ce qu’il s’est passé. Que les gens qui voient ces photos aient bien en tête ce qui se cachait derrière et que j’arrête de lire des commentaires qui disent qu’il n’y a rien de pédocriminel dans ces images ! » La plainte, la médiatisation sont également primordiales pour Olivier pour contribuer à faire avancer les choses, pour que tout cela ne se reproduise plus.

Pour Olivier la prescription est également une des préoccupations, il réagit « Il faut comprendre que tout cela prend du temps, beaucoup de temps. Il faut prendre conscience de ce qui nous est arrivé, le cerveau est fait d’une telle manière qu’il efface les traumatismes. Et puis il faut réussir à parler, je devais avoir 33 ans quand j’en ai parlé pour la première fois, c’était à mon épouse, j’ai pleuré, impossible de me retenir, c’était un torrent, je n’ai pas compris. Et c’est là que j’ai pris conscience que je devais consulter. C’était un peu avant la naissance de mon enfant. De la prescription, il faut une certaine maturité, ça ne sort pas comme ça ! »

Récupération par l’extrême droite

C’était l’une des plus grandes craintes de Ferjeux van der Stigghel, que l’extrême droite s’empare de cette affaire. Quelques heures après mon entretien avec lui, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles publie un article qui sera partagé et commenté massivement sur leurs réseaux sociaux incriminant les « gauchos ». Ferjeux confie : « le pédocriminel n’a pas de couleur politique, rattacher cela par rapport au gauchisme de l’époque des années 60/70 autour de la liberté sexuelle, c’est le raccourci de l’ignorance. »

Après avoir interrogé la journaliste et deux des plaignants, leur volonté profonde est que cela se poursuivre notamment à l’international. Au vu des différents témoignages, il semble nécessaire que des investigations soient menées au Maroc, en Asie, notamment au Cambodge, en Thaïlande pour savoir ce qu’il s’est passé sur place, et qui pourrait recueillir les témoignages des victimes les plus récentes.
Suite à la publication de l’article, l’agence VU’ a donc décidé de suspendre la diffusion de l’ensemble des images de Bernard Faucon, comme le stipule le message, une mesure prise « à titre de précaution, restera en vigueur jusqu’à ce que les conclusions des instances judiciaires soient rendues ».

* Claude Lévêque a été mis en examen le 31 mars 2023 pour viols sur mineurs. Sept plaintes ont été déposées dont deux non prescrites. L’instruction est toujours en cours et en l’absence de jugement, Claude Lévêque reste présumé innocent.

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L’enquête d’Emmanuelle Lequeux : Le photographe Bernard Faucon accusé de violences sexuelles : des victimes présumées sortent du silence

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Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.