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En France et à l’international, en deux décennies les maisons d’édition spécialisées en photographie ont été multiplié par cinq. Il n’y a jamais eu autant de livres photo dans les librairies, alors qu’il n’a jamais été aussi difficile de les vendre. Le livre photo constitue un marché à part entière dans le secteur de l’édition, il nécessite des connaissances spécifiques quant à la restitution des images imprimées, et représente un coût d’impression et de façonnage plus important.

En 2020, la Délégation à la photographie au ministère de la Culture avait établi une étude sur le secteur portant en moyenne le coût d’un livre à produire autour de 33.000€, soit quinze fois plus cher qu’un livre de texte. Aujourd’hui, comment les éditeurs français font-ils face à l’explosion du prix du papier, comment financent-ils leurs ouvrages, quelle est l’évolution de leur chiffre d’affaire et quelles sont les principales difficultés rencontrées dans ce marché de niche ?

Pour savoir comment se porte l’édition photographique en France, nous avons questionné les principaux intéressés. Sur l’état du marché, si 23% considèrent que le secteur est satisfaisant, ils sont 54% à penser qu’il est fragile, et 23% alertent sur le fait que l’édition photo est en danger. D’ailleurs auprès de ces mêmes éditeurs, 13% n’arrivent pas à atteindre l’équilibre financier. Forts de ces premiers résultats, il est donc surprenant de constater qu’il n’y a jamais eu autant de livres photo édités chaque année. Comment expliquer ce paradoxe ? Cela viendrait-il d’une saturation du marché ?

La publication d’un livre joue un rôle important dans la carrière d’un photographe contemporain, Clément Chéroux, directeur de la fondation Henri Cartier-Bresson et conservateur du département photo du MoMA à New York me l’avait confié, lors d’un entretien au moment d’intégrer la fondation. À choisir, aujourd’hui les photographes préfèrent éditer un livre plutôt que d’être exposés. Mais voilà, nombreux sont les photographes à faire face à un marché déjà très tendu et un nombre d’éditeurs limité qui ne sont en mesure d’accepter que quelques projets par an. C’est pour cela qu’ils sont de plus en plus nombreux à éditer eux-mêmes leurs ouvrages. L’imprimeur français Escourbiac qui accompagne les éditeurs développe de plus en plus un accompagnement auprès des photographes dans leurs projets d’auto-édition. Si les photographes ont le financement nécessaire à la concrétisation de leur projet, il est nécessaire qu’ils soient bien accompagnés dans la fabrication et dans le processus de diffusion et de vente.

« Sur le marché, on compte trop de livres de mauvaise qualité, que ce soit dans la maquette et fabrication ou dans le choix des photographies. Il y a un troisième élément qui est primordial, c’est la qualité d’impression et de fabrication, je conseille toujours d’avoir les moyens suffisants pour éditer un livre ! Quitte à attendre ! » – Patrick Rémy (Studio Patrick Rémy)

Les principales difficultés

Après une crise sanitaire mondiale et face à l’explosion du prix du papier ces derniers mois, il n’a jamais été aussi cher d’éditer un livre photo, il est impossible à ce jour de prédire si cette augmentation va perdurer, de plus nul indicateur pour penser qu’une inversion de la courbe se profile. On calcule en moyenne une augmentation de +27% du prix de l’impression et du papier chez les éditeurs interrogés. S’ajoute à cela les frais de transport qui eux aussi ont augmenté. Cela laisse à penser que le futur risque d’être encore un peu plus difficile qu’aujourd’hui. Dans la majorité des cas, lorsque l’on questionne les maisons d’édition, la principale inquiétude réside dans le financement des ouvrages, l’inflation est venue ajouter un poids supplémentaire sur les coûts, et il est difficile de reporter ces augmentations sur le prix de vente des livres, au risque de décourager les acheteurs qui font eux-mêmes face à des augmentations générales.

En réponse à « D’après vous comment se porte le secteur de l’édition photo ? »

« L’édition photo est un secteur de niche très fragile en librairie, les ventes sont faibles, mais il est pourtant devenu indispensable à la panoplie du photographe contemporain. L’offre de livres photo est donc très largement supérieure à la demande. Pour résoudre cette difficile équation, l’éditeur doit réinventer son modèle économique et éditorial à chaque publication. » Fabienne Pavia – Le Bec en l’air

Pour autant, parmi les éditeurs interrogés, on remarque une évolution du chiffre d’affaire en moyenne de +64% sur ces 10 dernières années. L’effort fourni est cependant de plus en plus important pour financer la sortie d’un ouvrage et les temps se rallongent. Pour le lancement d’un titre, les éditeurs font appel au système de souscription, bien connu des maisons d’édition et qui permet la pré-vente des ouvrages et ainsi s’assurer un minimum d’exemplaires vendus avant le lancement de la production. Il y a également les campagnes de crowdfunding qui permettent de financer tout ou une partie de la production. Les fonds internes des maisons d’éditions sont également soumis à contribution pour permettre de produire un ouvrage, cependant, face aux difficultés croissantes, elles redoublent d’énergie et usent d’ingéniosité pour trouver de nouvelles sources financières, comme la vente de tirages ou le mécénat d’entreprise avec des pré-achats auprès d’entreprises ou organismes publics.

© Arnaud Bizalion Éditeur

« L’édition photo indépendante repose sur la passion et l’engagement des éditeurs, la librairie doit être bien évidemment le lieu de vente principale des livres (et de rencontre avec les lecteurs) mais le modèle diffusion/distribution/librairie n’est pas adapté à l’édition photographique car les coûts de fabrication sont très importants. La vente en librairie n’est pas rentable (sous réserve de rémunérer correctement tous les acteurs de la réalisation d’un livre). Il faudrait pouvoir appliquer un ratio d’au moins 7 entre le prix de production et le prix de vente, il est donc difficile de garder un prix de vente « raisonnable » en appliquant un ratio de plus de trois. L’édition photographique indépendante est un petit milieu, sans une réelle réalité économique et avec des pratiques de survie parfois en contradiction avec l’intérêt du secteur. » – Patrick Rollier, Éditions D’une rive à l’autre

En réponse à « Réussissez-vous à être à l’équilibre financièrement ? »

« Le livre de photographie n’est pas toujours pris en considération dans les prévisionnels budgétaires et dispositifs artistiques (expositions, médiatisation, parcours personnels des artistes…). C’est pourtant une pièce importante. Par ailleurs, il faudrait plus d’espace dédié à l’édition photo dans les librairies, dans les festivals, et qu’elle soit davantage reconnue dans le monde du livre au sein des institutions et collectivités. » – Arnaud Bizalion éditeur

Pierre Bessard © 9 Lives magazine

« La situation aujourd’hui est complexe, nous faisons face à différentes crises successives (covid, la guerre en Ukraine et l’inflation), le marché du livre photo n’a pas encore réussi à trouver de nouveaux axes de développement. Les acteurs du marché que sont les libraires, les collectionneurs… sont devenus plus prudent. Nous sommes dans une période de transition où tout évolue, tout est en mouvement ! » Pierre Bessard – Editions Bessard

Une fois que le livre est édité, un nouveau problème se profile, vendre les exemplaires à travers les voies classiques comme la vente en librairie ou la vente en direct, mais la sortie d’un livre doit souvent d’accompagner d’actions de communication fortes, avec l’organisation d’ateliers, de rencontres ou d’expositions qui permettent d’apporter une plus grande visibilité auprès du public permettant d’élargir et de renouveler le lectorat. D’un éditeur à l’autre, la durée de vie de ses ouvrages peut aller de quelques heures à 5 ans, mais en moyenne, un ouvrage vit environ 2 ans, avant de perdre en visibilité. Par titre, en moyenne 30% de livres restent invendus, ce qui pose également le problème de coûts liés au stockage.

« Nous vivons une sorte d’âge d’or de l’édition photographique : la démocratisation des moyens de production, l’importance pour les photographes d’avoir un livre qui marque un état de l’évolution de leur travail et cette grande offre éditoriale française et internationale révélatrice d’une très grande richesse photographique. Mais en même temps, le marché ne se développe pas à la même vitesse, voire se resserre. Il existe une sorte de paradoxe : il y a de plus en plus de livres, mais les parts de marché restent inchangées… » – Eric Cez, Editions Loco

Eric Cez

« Il est essentiel de promouvoir toujours plus le genre éditorial auprès des libraires généralistes sensibilisés à la photographie. Lorsqu’ils essaient, cela fonctionne ! La situation de l’édition photographique est encore fragile, alors que le public se rajeunit, se féminise aussi. Notre rôle est de convaincre toujours plus, en doublant à terme les points de vente librairies en France, en trouver de nouveaux pour augmenter progressivement le tirage de nos livres. Les ventes en ligne se développent également via des sites internationaux, fréquentés aussi par des collectionneurs. L’édition photo est de plus en plus remarquée sur la qualité des objets fabriqués, à l’avant-garde du design graphique. » – Eric Le Brun, Light Motiv

Patricia Canino – Lux in tenebris, Petit coffret / HEMERIA

Des éditeurs en marge

Il semble que les éditeurs qui ont opté pour un modèle différent soit plus enclin à faire face à la crise de l’édition. C’est le cas d’Hemeria, porté par Brigitte Trichet qui a vu son Chiffre d’affaire augmenté de 300% depuis sa création en 2019. Un bondissement qui s’explique par une phase de lancement. Si la guerre en Ukraine est venue marquer un coup d’arrêt entre 2021 et 2022, Hemeria compte sur son autonomie puisqu’elle dispose de sa propre plateforme de financement participatif garantissant un autofinancement vertueux. De plus Hemeria a également mis en place sa propre librairie en plus d’être une galerie et magazine en ligne.
IIKKI Books est une sorte d’ovni dans le paysage de l’édition, trois à quatre fois par an, le musicien Mathias Van Eecloo publie une édition d’une grande sensibilité. Il propose une expérience multi-sensorielle puisque cette structure à mi-chemin entre maison d’édition et le label propose un dialogue entre artistes visuels et musiciens. Chaque édition se décline en deux supports physiques : un livre d’art fonctionnant en série et un disque (vinyle/cd). Depuis sa création en 2016, IIKKI Books a vu son chiffre d’affaire augmenter de 30% et finance ses projets avec ses fonds propres.

Pierre Bessard, lui, a fait le choix de la rareté, depuis quelques années, ses livres sont en rupture en quelques jours, voire pour certains en quelques heures. Il n’a pas de distributeur, il ne fait pas de dépôt en librairie et fait ses ventes en direct. Il a développé un cercle de collectionneurs et il arrive parfois qu’un livre soit entièrement vendu alors qu’il n’a pas encore été imprimé. Il ne fait appel à aucune aide extérieure, toutes ces productions sont financées sur ses fonds propres.

Quelles solutions pour sauver et pérenniser le secteur de l’édition photo ?

« La place accordée aux livres de photographe n’est pas suffisante si on la compare aux autres styles d’ouvrages que sont la littérature, les romans, les BD ou les livres de cuisine par exemple. Pour défendre et soutenir l’édition photographique française et indépendante, il serait intéressant de mettre en place une politique d’achat de livres par l’ensemble des bibliothèques, médiathèques publiques et autres institutions publiques, un élargissement des aides du CNL à l’édition photographique – trop peu présente – et peut-être dans un premier temps, imposer un quota et surtout simplifier ces démarches administratives » – Pierre Bessard, éditions Bessard

Il sont 29 éditeurs indépendants français à s’être fédérés autour d’une association appelée France Photo Book. Soutenue par le ministère de la Culture, cette initiative vise à promouvoir et à défendre un savoir-faire spécifique de l’édition photo. Avec le dispositif Pulp, (Plan d’Urgence pour le Livre de Photographie) des ouvrages ont été acquis par le ministère puis adressés aux lieux de diffusion et d’éducation artistique dont les FRAC, les centres d’art et les écoles supérieures d’art. Cette initiative n’est bien évidemment pas suffisante, d’autant plus qu’elle ne concerne pas tous les éditeurs. Plusieurs pistes sont soumises par les éditeurs eux-mêmes, en première ligne l’ouverture d’attributions d’aides par le CNL ou le CNAP à l’édition photographique, aujourd’hui, ces aides restent très rares et confidentielles. Dans les propositions on retrouve de favoriser les avantages fiscaux des subventions privées avec l’acquisition des livres photo comme cela se fait pour les tirages d’art par exemple. Autre problématique soulevée, les tarifs postaux qui pèsent très lourds dans les charges des éditeurs. Les éditeurs appellent à bénéficier de tarifs préférentiels pour leurs envois des ouvrages.

« La question des frais postaux est également très importante pour les éditeurs photo, car ces coûts pèsent lourd chaque année. La vente en direct concerne essentiellement des ouvrages de fonds, qui souvent ne sont plus disponibles en librairies. Si nous obtenions un tarif préférentiel pour l’envoi des livres en France, cela serait un excellent moyen de réduire nos coûts et de rendre les livres plus accessibles aux lecteurs.
Il est également important que les éditeurs travaillent avec les libraires pour trouver des solutions pour améliorer la visibilité de leurs livres. France Photo Book initie d’ailleurs cette année le Prix des libraires.
Il est essentiel de souligner l’importance de la qualité des livres en termes de contenu et de fabrication. Il est crucial de favoriser une collaboration étroite entre les éditeurs, les libraires et les lecteurs afin de mieux comprendre leurs besoins et attentes respectives. Enfin, pour nous il est essentiel de faire des efforts pour que les prix de vente des livres restent abordables pour le plus grand nombre. » – Patrick Le Bescont- Editions Filigranes

Librairie La Comète, Paris

« Il est important de multiplier les actions de sensibilisation sur la qualité des ouvrages photographiques et de les faire découvrir, les rendre disponibles en médiathèques par exemple, avec des actions d’éducation à l’image accordées. Il est également question des subventions accessibles au niveau national, il est important de dire qu’à l’heure actuelle, à de rares exceptions, ni le CNL, ni le CNAP ne soutiennent réellement la création des ouvrages photographiques, tels qu’ils sont produits par les éditeurs. »- Eric Le Brun, Light Motiv

La troisième édition du livre « Publish Your Photography Book » écrit par Mary Virginia Swanson et Darius Himes vient d’être publiée et est disponible en librairie et en vente en ligne. C’est un guide en anglais qui examine le paysage actuel de l’édition de livres de photographie et soulignent les nombreuses pistes à suivre et les pièges à éviter dans la voie de l’édition traditionnelle ou l’auto-édition.


Quelques chiffres

7,5 titres édités par an par éditeurs
850 exemplaires par livres photo en moyenne
40€ est le prix moyen par livre photo
17.000€ le coût moyen de production d’un livre
30% d’invendus par titre
• La durée de vie moyen d’un livre est de 2 ans
+27% en moyenne d’augmentation du coût du papier et impression
+64% en moyenne de l’évolution du chiffre d’affaire des maisons d’édition sur les 10 dernières années
7% du prix du livre de rémunération en droit d’auteur pour le photographe

Ces chiffres sont basés sur les 22 éditeurs français photo qui ont répondu à notre enquête.


Cette enquête a été publiée dans le numéro #361 du magazine Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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