Je m’en souviens encore. Nous sommes à l’aube du troisième millénaire ; je n’étais alors qu’une jeune directrice artistique au sein d’une rédaction lorsque deux médias consacrés à la photographie ont fait leur apparition : Pour voir et de l’air. Si le premier a rapidement disparu, le second, véritable résistant, vient quant à lui de fêter ses 25 ans ! Une exposition à la gare de Lyon et un numéro anniversaire, tout juste paru en librairie, célèbrent ce que son fondateur, Stéphane Brasca, qualifie de « journal de rêve ». Rencontre avec ce passionné avec qui, je dois le dire, nous avons tant en commun…

Portrait de Stéphane Brasca © Marc Pollini

Ericka Weidmann : En 2000, tu annonces la sortie du magazine de l’air. Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans cette aventure ?

Stéphane Brasca : J’étais journaliste, j’avais 30 ans, et cela faisait des années que je voulais monter mon propre magazine. C’était un objectif, ou plutôt une obsession. Je voulais concevoir un espace éditorial où la photographie aurait une place centrale. À l’époque, je trouvais que la photo était trop souvent utilisée de manière illustrative, pas assez « respectée ». Même dans les grands magazines, elle n’était pas vraiment mise en avant.
Pour moi, il manquait quelque chose dans le paysage de la presse : il n’existait pas de magazine qui associe l’image et le texte pour aborder des sujets qui n’étaient pas forcément liés à l’actualité ou mis en lumière ailleurs. Je voulais vraiment sortir des autoroutes de l’information. Le concept était un peu décalé, mais il répondait à un besoin réel : celui d’aller voir ailleurs que le fil des dépêches AFP. En 2000, Internet n’était pas ce qu’il est aujourd’hui ; nous étions dépendants de ces agences pour nous informer. Je voulais créer un magazine qui ne soit pas suspendu à l’actualité pour traiter certains sujets.

Exposition De l’Air Gare de Lyon © Mathieu Delmestre / SNCF Gares et Connexions

À l’époque, à mes côtés, il y avait les photographes Grégoire Korganow et Julien Chatelain, ainsi que le graphiste Gilles Poplin. Nous n’étions pas du tout préoccupés par les questions de marketing ou de marché. Si de l’air a pu résister, persister, subsister, c’est parce qu’il était animé d’une intention sincère, authentique et un peu idéaliste.
Pour créer de l’air, nous avions réuni à peine 100 000 francs (soit 15 000 €), notamment grâce à des abonnements de soutien. Très vite, je me suis rendu compte que ce capital, rapidement consommé, n’était pas suffisant ! Mes rêves de grandeur : l’hélicoptère, les assistant·es, le bureau à La Défense… se sont effondrés très rapidement (rires).

Quand le premier numéro est sorti, le 18 avril 2000, cela a été un grand succès public en kiosque, et critique aussi : nous avons reçu une couverture médiatique incroyable ! Des grands journaux nationaux aux chaînes de télévision, en passant par la presse régionale, beaucoup ont salué le projet, cette volonté de déployer les images en double page et en grand format, avec des photographes encore inconnus traitant de sujets que l’on n’avait pas vus ailleurs.

Le succès, c’est bien, mais il fallait tenir dans la durée. J’ai compris que je devais trouver un modèle économique. Au bout d’un an et demi, j’ai pu réaliser des suppléments pour d’autres magazines et de nombreuses autres activités qui m’ont permis de financer de l’air, et parfois même… d’en être le mécène !

Exposition De l’Air Gare de Lyon © Mathieu Delmestre / SNCF Gares et Connexions

E.W. : Quels ont été les grands moments de ces 25 dernières années de de l’air ?

S.B. : En premier lieu, il y a eu le lancement. Ça a été un grand moment, bien évidemment. Mais au bout d’un an, est arrivé un certain désenchantement financier. Je me suis retrouvé dans une situation personnelle très difficile, car je n’avais plus de revenus. Au niveau personnel, ça commence à créer des tensions. On se pose la question : est-ce qu’on doit continuer dans cette voie ?J’ai choisi de continuer. J’ai réduit un peu la voilure, commencé à faire des économies sur tout, à travailler davantage… Je n’ai pas changé la périodicité : je gardais le cap de six numéros par an.
Puis est arrivée cette main tendue, en 2002 : À Nous Paris me propose de réaliser un supplément. C’était inespéré. En deux ans, j’avais tenu bon, mais j’étais arrivé au bout. À partir de là, d’autres propositions se sont enchaînées pour d’autres magazines. Ainsi, en 2002, de l’air devient un peu ma « danseuse » : grâce à l’argent gagné ailleurs, je peux continuer à financer le magazine.

Dolorès Marat, Neige à Paris, 1998. de l’air #84, été 2023 © Dolorès Marat

Ensuite, chaque grand moment, ce sont les dates anniversaires. Pour les 10 ans, agnès b., qui nous suivait depuis le début, nous propose d’investir le rez-de-chaussée de son siège social, rue Dieu, 500 m², pour une rétrospective incroyable ! Là, tous ceux qui nous connaissaient plus ou moins découvrent tout le travail réalisé sur une décennie.
Je me rappelle de Jean-François Leroy (ndlr : directeur du festival Visa pour l’Image), qui nous appréciait au début parce que nous faisions du reportage, mais qui était moins emballé quand nous avons commencé à nous en éloigner. Il devait penser qu’on avait trahi la cause. Il m’a appelé après avoir vu l’expo et m’a proposé une projection dès le mois de septembre !
La même année, Olivier Lécine, alors à la tête du Musée de la Photographie de Mougins, nous consacre une très belle exposition. Et clou du spectacle : la MEP et Jean-Luc Monterosso nous proposent l’exposition Génération de l’air en 2011 de quoi gagner une certaine crédibilité : de l’air devient le premier magazine vivant à avoir une exposition dans ce musée.
Cela légitime aussi notre positionnement original, qui n’était pas le fruit du marketing mais d’une intuition : faire un magazine de photographes d’auteur. Sans le vouloir, nous avons créé une véritable famille de presse.

Entre-temps, il y a eu la crise de 2008 : beaucoup de titres ont disparu, et nous, nous avons tenu bon. Je continuais à financer le magazine en travaillant à côté, parce que la publicité, il n’y en avait pas beaucoup. Et puis, nous perdions parfois des pages de pub à cause des sujets ou des photos que nous publions ! Par exemple, un numéro sur l’essor du naturisme, avec des adeptes pas forcément des tops models, nous a fait perdre des annonceurs qui ont pris peur.
Au fil du temps, je me suis un peu recentré avec une formule qui, aujourd’hui encore, fonctionne sincèrement. de l’air devient « le magazine qui donne à voir ». J’avoue être assez content de cette baseline. Je ne sais pas d’où elle m’est venue, mais tout à coup, il y avait cette promesse un peu « service public » (sans les subventions) de donner, d’offrir à voir, de tout voir !

Autre date importante : en 2016, à la demande de Sam Stourdzé, j’organise aux Rencontres d’Arles l’exposition de Bernard Plossu, Western Colors, avec ses tirages Fresson. Cela fait suite à la sortie du premier livre photo de notre maison d’édition, de l’air des livres, que j’avais mise en sommeil après la publication en 2005-2006 de deux livres culinaires (mon autre obsession). Cet ouvrage, Couleur Fresson, est particulier : tiré à 170 exemplaires numérotés et signés, c’est un portfolio grand format livré dans une boîte noire avec des gants blancs ! Tout a été vendu en trois mois.

Le livre est une façon de prolonger l’aventure éditoriale de de l’air. C’est une respiration longue entre deux bouclages intenses de magazine, et l’occasion de jouer avec les formes. Depuis, nous avons édité une quinzaine de titres avec Antoine d’Agata, Nicolas Comment, Sophie Hatier, Favre et Manez, Ivana Boris, Marc Pollini…
À peu près à la même époque que la sortie du Plossu, j’ai également lancé le magazine à tirage limité ! Comme pour un livre, on propose un tirage original, signé et numéroté, à moins de 30 exemplaires. Le concept a été inauguré avec le numéro 62 et le photographe Nicolas Comment. Ont suivi des tirages de Françoise Huguier, Jean-François Spricigo, Julien Mignot, Richard Dumas, Bernard Descamps…
C’est une manière de s’ouvrir à un public de nouveaux collectionneurs, qui souhaitent acquérir un petit tirage à un prix accessible, tout en générant des revenus supplémentaires pour nous et pour les photographes.

Exposition De l’Air Gare de Lyon © Mathieu Delmestre / SNCF Gares et Connexions

Au fil des années, j’ai été obligé de trouver des solutions pour continuer le magazine. Tant que je n’avais pas trouvé le véritable mécène, le financier capable de racheter et développer de l’air, je devais chercher de nouvelles pistes de financement. Et je pense que ce magazine, avec son historique fort et sa marque, a encore un gros potentiel de développement.

Pour les 20 ans, par contre, ça a été compliqué : c’était en plein Covid. Nous avons payé très cher cette période, avec des prêts financiers. C’est aussi à cette occasion que nous avons lancé une résidence (Balcons) avec la scène nationale Châteauvallon-Liberté à Toulon, portée par Charles Berling. Cette résidence permet à un photographe de porter un regard neuf sur la métropole en lien avec le programme du théâtre. Sont déjà passés Floriane de Lassée, Grégory Korganow, Aglaé Bory, Bertrand Desprez.
Nous avons également créé une résidence photo avec la Fondation Malongo à Nice, où le regard se concentre sur l’usine de cette marque française de café bio et écoresponsable. Pia Elizondo a été la première résidente. Avec eux, nous réalisons aussi un très beau magazine, qui aide de l’air, comme nous le faisons depuis des années avec la Fondation SwissLife, l’un de nos partenaires les plus fidèles. Nous essayons en permanence d’inventer des solutions pour occuper un maximum d’espaces différents, afin de nous faire connaître en dehors d’Instagram et des kiosques, car le monde a beaucoup changé entre 2020 et 2025.

La dernière date importante est évidemment notre 25ᵉ anniversaire. Nous étions au festival de La Gacilly avec une exposition sur nos couvertures. Cela a été très bénéfique, vu le nombre incroyable de visiteurs de ce festival à ciel ouvert, créé par Jacques Rocher en plein cœur de la Bretagne intérieure.
Aujourd’hui, nous avons une rétrospective géante présentée à l’extérieur de la gare de Lyon, rendue possible grâce à Sylvain Bailly, directeur de SNCF Gares & Connexions : 60 mètres de linéaire, 50 photos, 50 photographes. Cela nous offre une visibilité exceptionnelle : des dizaines de milliers de personnes passent chaque jour, s’arrêtent pour regarder les images et découvrent de l’air à travers les publications depuis l’an 2000.

Exposition De l’Air Gare de Lyon © Mathieu Delmestre / SNCF Gares et Connexions

E.W. : Tu réussis à produire de l’air avec une équipe restreinte, j’imagine ?

S.B. :  Il est impossible, pour un magazine qui sort trois à quatre fois par an, d’engager une équipe fixe. Mais je travaille avec le même graphiste depuis trois ans, après avoir collaboré six ou sept ans avec une autre graphiste. Ce sont souvent des collaborations sur le long terme.
La porte reste toujours ouverte aux propositions d’idées, de sujets ou de rubriques. Une jeune spécialiste de l’édition ancienne nous prête souvent main forte et nous conseille. Un ancien psychiatre, collectionneur de photos et bibliophile, réalise d’excellentes chroniques de livres. C’est cet éclectisme qui me caractérise et que j’ai toujours intégré au journal : cette espèce de joyeuse bande qui s’invente et se réinvente en permanence, ce club qui évolue sans cesse, où chacun entre et sort…
Cela permet à de l’air de rester un magazine vivant, en phase avec son époque, prescripteur. J’aime inventer, surprendre, car sinon, faire ce journal n’a aucun intérêt.

Exposition De l’Air Gare de Lyon © Mathieu Delmestre / SNCF Gares et Connexions

E.W. : J’ai une dernière question pour toi, celle que tu as posée à 125 personnalités dans le dernier numéro : “Dans 25 ans, qu’est-ce que la photographie viendra toujours montrer ?”

S.B. : Eh bien, merci de me poser cette question, à laquelle j’ai beaucoup réfléchie ces quatre derniers mois.
Je pense que la photographie donnera toujours à voir ce que son auteur ou son autrice souhaitera montrer. Quel que soit l’outil, le regard d’une personne humaine restera déterminant. On ne peut voir que ce qu’on nous donne à voir. Donc cela peut être son monde intérieur, le monde extérieur, son petit chat, la guerre, l’amour… Il y aura toujours quelqu’un derrière un appareil photo — même dans 25 ans. Par contre, à quoi ressemblera cet appareil photo, ça, je l’ignore. Mais ce qu’on donnera à voir, ce sera toujours un regard.

INFORMATIONS PRATIQUES

jeu22oct(oct 22)7 h 30 minmar08déc(déc 8)22 h 00 min25 ans du magazine de l’airExposition collectiveParvis Gare de Lyon, Place Louis-Armand, 75571 Paris


De l’air # 91 spécial 25 ans
https://delair.fr/delair-91/

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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