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Partager Partager Temps de lecture estimé : 8minsPour sa première carte blanche, la critique d’art et spécialiste de l’image, de l’art contemporain et de la photographie plasticienne, Dominique Baqué a souhaité partager sa colère face à l’un des photographes les plus influents de sa génération : Sebastião Salgado. Académicien à l’Institut de France et apprécié de (presque) tou·tes, le photographe brésilien, rarement critiqué, est dans le viseur de notre invitée et elle nous explique pourquoi dans ce texte… courageux ! Comme son compère Yann Arthus-Bertrand, objet d’une vénération quasi universelle de la part de la critique, adulé du public qui se précipite en masse pour admirer ses grandiloquentes expositions, adoubé par Wim Wenders — que l’on a connu plus inspiré, à ses débuts — avec qui il a cosigné un film, Le Sel de la terre, Salgado a même été honoré par l’Académie des Beaux-Arts, dès 2017. Salgado est devenu une icône intouchable, une star de la photographie contemporaine. Mais aussi, ne pas l’oublier, un véritable entrepreneur, un homme d’affaires qui gère de main de maître, épaulé par son épouse, Lélia Wanick Salgado, la structure Amazonia Images. Et, tout comme Arthus Bertrand, sa défense passionnée de l’écologie ne l’empêche nullement de survoler en hélicoptère, pendant des mois, les zones qu’il photographiera ensuite, in situ. Pour l’empreinte carbone, on repassera… Mais j’en viens aux photographies de ce supposé génie, le si bienveillant, si sensible à la souffrance des misérables et à la préservation des écosystèmes. Après La Main de l’homme, hommage rendu au travail des ouvriers et paysans sur quatre continents, et qui reste à ce jour la plus supportable de ses séries, Gold. Les Damnés de la terre se concentre sur le travail — ou plus exactement l’esclavage — des mineurs de Serra Pelada, la plus grande mine d’or à ciel ouvert du Brésil. Vue du livre aux éditions Taschen Couverture « Gold », Sebastiao Salgado / Taschen C’est là que se cristallise l’hyperesthétisation de ses images : photographies à l’argentique en noir et blanc, de facture éminemment classique, voire pictorialiste, contrastes accusés, ciels tourmentés, emphase de la représentation. La grandiloquence de l’œuvre ne pourrait être qu’un choix esthétique discutable et quelque peu archaïsant, mais le plus grave se joue ailleurs : dans la figuration doloriste, quasi christique, de ces corps esclavagisés. Ne sont-ils pas beaux, si beaux qu’ils invitent à l’admiration compassionnelle quand ce n’est pas aux pleurs, ces corps élancés, musculeux, dont on imagine la peau cuivrée, luisants de sueur, auréolés par leur dur labeur, d’une grâce quasi divine ? Car, nul doute, ces damnés de la terre, ces derniers des hommes seront, comme dans la Bible, les premiers : un Dieu quelconque les sauvera. Avec l’aide de notre pitié si explicitement requise, de nos muettes prières, de nos larmes d’Occidentaux coupables mais compatissants. Mais certainement pas à partir d’une critique politique et idéologique de leurs conditions de travail et du monstre capitalistique qui, tel Moloch, les dévore un par un. Car, de politique, Salgado ne dit jamais mot. Ce qui rend justement Salgado insupportable à mes yeux, c’est tout à la fois son appel constant à la pitié et son absence totale de parti pris politique. Jamais ne l’ai-je entendu critiquer ouvertement le néolibéralisme et ses monstrueuses dérives, les écarts inouïs entre riches et pauvres dont il est responsable, la marchandisation des corps, ou la puissance du capital. Non. Salgado me demande simplement de compatir avec la souffrance des esclavagisés. Belle façon de se dédouaner de tout engagement, de toute action, de toute prise de parti. Mais le pire est que la « machinerie compassionnelle » tourne à plein régime : qui ose aujourd’hui critiquer Salgado, ce nouvel apôtre de l’humanisme et de la Nature, se voit taxé d’inhumanité. J’en ai à plusieurs reprises fait l’expérience autour de moi, lorsque j’ai tenté de dénoncer l’esthétisation commerciale de la misère. Honte à moi. Et à mon cœur insensible. Seule ou presque, Susan Sontag, dans son courageux essai intitulé Devant la douleur des autres, s’en est virulemment prise au photographe de la pitié humaniste, critiquant à la fois « l’inauthenticité du beau » et « l’esthétisation du malheur ». « Je me méfie », écrit-elle, « de la compassion suscitée par des photos et que ne prolonge aucune réflexion. Je crois que la réflexion doit se substituer à l’incantation généreuse, qui n’est souvent qu’un simulacre ». Précisément : Salgado ne réfléchit ni ne pense. Il ne requiert que nos larmes inutiles. Et indécentes. Les esclaves peuvent bien mourir — comme aujourd’hui d’ailleurs les ouvriers philippins qui se tuent à la tâche pour édifier le gigantesque stade pour le Mondial du foot, au Qatar, dans l’indifférence quasi générale —, au moins auront-ils eu droit à de somptueuses images et à notre infinie compassion. Voilà qui les aidera sûrement à gagner le Paradis dans un outre-monde plus qu’incertain, faute d’avoir connu un travail décent ici-bas. L’écologie étant furieusement tendance par les temps qui courent, Salgado ne pouvait rater ce nouveau coche : après son amour illimité pour l’Homme, voici sa vénération pour Gaïa, Mère Nature. Voir cette publication sur Instagram Une publication partagée par Sebastião Salgado (@sebastiaosalgadooficial) Après Genesis, voilà donc Salgado Amazonia, exposition récemment montée à la Philharmonie de Paris, accompagnée par la musique électro-commercialo-tonitruante de Jean-Michel Jarre — ces deux-là se sont bien trouvés. Cette fois, plus d’hommes esclavagisés, mais de belles peuplades que l’on qualifiait autrefois de « primitives », rejouant à bon marché mais toujours avec le même emphase le mythe du bon sauvage au sein d’un Éden perdu, et que Salgado appelle à sanctuariser. Le photographe iconique n’a-t-il d’ailleurs pas reboisé, dans le domaine familial de Bulcao qu’il possède près d’Aimorès au Brésil, près de 700 ha de terres épuisées par des années d’exploitation ? Certes. Et l’on ne peut que s’en réjouir — notamment depuis l’élection de Bolsonaro, ce dictateur qui, non content de promouvoir le plus dur des libéralismes, avec le fervent soutient des Évangéliques, de mépriser les femmes, haïr les gays, museler les oppositions et nier l’existence du Covid, s’emploie méthodiquement à la déforestation de l’Amazonie, au détriment des peuples qui y vivent. Mais… les projets toujours pharaoniques de Salgado sont en réalité financés par un groupe privé brésilien, Vale, soit la seconde entreprise minière du monde qui épuise le sous-sol terrestre. Là encore, Salgado ne voit nulle contradiction, nul conflit d’intérêt. Bref, il faut toujours se méfier des trop belles images de la misère humaine, et tout autant, comme le disait déjà Roland Barthes à propos de Family of Man, « de cette vieille imposture qui consiste à placer la nature au fond de l’Histoire. » L’hyperesthétisation de la souffrance s’avère une imposture éthique, et la compassion, l’un des plus dangereux ennemis du combat politique Favori110
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