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Pour la quatrième et dernière carte blanche de notre invité·e singulière, la revue FemmesPHOTOgraphes, c’est au tour de Noémi Aubry de prendre la plume. Elle a choisi de revenir sur l’exposition « Blackboard » de l’artiste franco-marocaine Bouchra Khalili que le Jeu de Paume a présenté en 2018. Elle nous raconte comment la découverte de ce travail et cette exposition est entrée en résonance avec son propre travail de cinéaste. L’occasion de nous parler de ces deux films Et nous jetterons la mer derrière vous et Başka bir dağ, une autre montagne.

En 2018, je vais pour le première fois au Jeu de Paume, je ne connais pas trop la photographie, je découvre ses lieux, ses codes. Je suis là parce que j’aime l’image, par le cinéma mais plus largement dans toutes ces formes possibles. Je travaille sur un projet en Grèce depuis plusieurs années, mélangeant films, écriture et photographie. Je filme des ami.e.s rencontrés là, des cartes, des trajets, j’essaie de comprendre, naïvement, le racisme d’une Europe peuplée d’étrangers.

Au Jeu de Paume, cette année-là, Bouchra Khalili présente l’exposition Blackboard, composée de différents médiums (film et installation vidéo, photographie et sérigraphie) où des membres de minorités performent leurs stratégies de résistances face à l’arbitraire du pouvoir. La première image que je retiens de cette exposition c’est un tableau noir, Blackboard. Un tableau noir comme un départ, un retour vers l’école, la violence, l’apprentissage, l’assimilation, la rencontre. Mais un tableau noir aussi en constellation, en rendez-vous de lieux, de mots, de personnes. Un tableau puis des visages, des paroles, Athènes… Les mots sont en grec sur le tableau et pourtant ils nous parlent, à celleux qui ne comprennent pas cette langue. Ils nous happent. La langue râpe.

Je suis allée pour la première fois en Grèce en 2009, pour être jury dans un festival de cinéma et ensuite j’ai continué à y aller… J’ai rencontré un cinéma incroyable, je me suis perdue dans Athènes, j’ai passé des nuits avec des personnes inconnues… Puis un No Border Camp sur l’île de Lesvos, d’autres rencontres, un film que j’allais faire là-bas. Un autre tableau accroché sur un mur jaune, une liste de personnes en migration, en demande d’un papier blanc qui leur permettra de prendre le bateau de l’île vers le territoire, territoire prison mais aussi abri. Ce papier blanc est une obligation de quitter le territoire qui permet de se déplacer dans le pays, en interdisant dans le même temps de se rapprocher de ses frontières. Je réaliserai Et nous jetterons la mer derrière vous, film fait en collectif avec mes compagnon.ne.s de route, Anouck Mangeat, Clément Juillard et Jeanne Gomas. Ce film est un long-métrage documentaire que l’on a tourné entre Mytilini, Patras, Athènes et la frontière turque bordée par le fleuve Evros et les champs de mines.

Dans l’installation de Bouchra Khalili The Mapping Journey Project , apparaissent des mains, des cartes, des périples, des voix qui s’élèvent… Nous aussi on filme des mains, des cartes, la mer qui tangue, la solidarité de ceux et celles qui acceuillent, les objets en mémoire des kilomètres parcourus… Je marche au milieu de l’installation, le ventre en feu, je hais les frontières.

Baska bir dag, une autre montagne – ozho naayé

Baska bir dag, une autre montagne – ozho naayé

Mes interrogations et recherche me font traverser la mer Egée, vers un autre film que je fabrique encore avec Anouck Mangeat. Un film en Turquie sur des femmes féministes turques et kurdes, Başka bir dağ, une autre montagne, qui revient sur les migrations intérieures des unes et des autres dans ce pays immense et pluriel. Elles tracent également leurs cartes, leurs déplacements pour des raisons politiques, pour le travail, pour suivre les changements de prison de leur mari incarcéré, leurs rencontres avec les collectifs de solidarité, de lutte, d’organisation qu’elles rejoignent. Les cartes qui parlent, qui crient, les lignes de couleur se perdent dans le territoire en bouche béante qui avale celles et ceux né.e.s sur cette terre mais qui ne chanteront pas un peuple, une langue, un drapeau, credo de la république turque fondée par Mustafa Kemal.

Dans une autre salle, Bouchra Khalili présente sa série The Constellations, sérigraphies des trajets migratoires revisités, de ces parcours absurdes, sans fin et meurtriers qui définissent l’Europe forteresse. J’ai les larmes aux yeux, je revois les compagnons de Et nous jetterons la mer derrière vous, afghan.e.s, marocains, ceux et celles avec qui l’on continue de parler, à se donner rendez-vous dans des villes européennes, ceux dont on ne sait plus où ils sont. Leurs mains qui écrivent depuis la Grèce sur des pierres polies, le noms des villes de leur pays qu’ils ont laissées derrière, pour laisser des traces.

Et nous jetterons la mer derrière vous – ozho naayé

Et nous jetterons la mer derrière vous – ozho naayé

The tempest society (film/installation dans l’exposition) est décrit ainsi sur le site du Jeu de Paume sur ce tableau noir, des noms ont été écrits, des étoiles dessinées, une constellation s’est formée qui porte le nom d’Égalité. En ce matin de 2025, je ne sais plus quoi en faire, quoi en penser. S., réfugié afghan qui habite depuis plusieurs années en Allemagne me dit il y a quelques semaines dans un bar à Montreuil où nous nous retrouvons, qu’il va retourner en Grèce, c’est là son abri, pas l’Allemagne. Il va rejoindre Houssine, coureur exilé de Et nous jetterons la mer derrière vous, installé maintenant à Athènes. Frères de passage, de ceuillette d’olives à flanc des colines de l’île, frères de cours de grec, frères de solitude. Il revient là où je l’avais rencontré quinze ans plus tôt, quand il disait qu’Athènes pour lui était la ville la plus dangereuse du monde, où il songeait à sa vie prochaine, libre, à l’Est de l’ Europe. Il hait cette Europe, qui affirme ses positions racistes et réactionnaires à chaque nouvelle élection de la Hongrie à la France. Il a donné son préavis, à son travail, pour son appartement. Il déménagera à Athènes en Avril. Il voit sur mon visage que j’ai du mal à comprendre,il me regarde longtemps, il voit certainement que j’ai oublié aprés toutes ces années où il est resté en Allemagne, que nous ne sommes pas égaux.

Les films Et nous jetterons la mer derrière vous et Başka bir dağ, une autre montagne sont à voir gratuitement ici :
https://ozhonaaye.com

Pour en lire plus sur l’exposition de Bouhra Khalili : https://jeudepaume.org/mediateque/magazinebouchra-khalili-the-tempest-society/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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