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Pour sa quatrième carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe reporter Pierre Ciot, revient sur trois événements qu’il a couverts, apportant une réflexion sur l’importance de photographier. Que peuvent nous raconter des photographies prises il y a quarante ans ? Quelle résonance trouvent-elles dans notre société contemporaine ? Pierre a sélectionné trois événements dont l’écho demeure particulièrement fort aujourd’hui, et les accompagne d’un témoignage éclairant sur l’exercice de son métier.

Avec le temps, j’ai l’impression que la photographie, comme le vin ou les sardines en boites, se bonifient …
Quand on photographie on déclenche ou pas à l’instant décisif, surtout dans l’actualité, on fait le job et puis quand 40 ans après ces photographies ressurgissent et se révèlent faire partie de la petite histoire, cela interroge.

Réflexion sur trois évènements :

1/ Le 28 juillet 1979 je réalise les photographies d’une manifestation organisée par le GLH (Groupe de libération homosexuel) à Marseille. Banal comme reportage, je ferais trois films en noir et blanc et je n’ai aucun souvenir d’avoir eu une parution avec ces images. Trente ans plus tard j’apprends que cette marche est la première manifestation publique d’homosexuels en grande majorité masculine, sur la voie publique et sans masque. Avec le recul je trouve émouvant d’avoir été le témoin de cette marche et que mes photographies fassent mémoire de celle-ci.

28 juillet 1979, Marseille © Pierre Ciot.

2/ Le 15 octobre 1983 je vais faire la photographie du départ de « La marche pour l’égalité des droits et contre le racisme » à la cité de la Cayolle, dans les quartiers sud de Marseille. Cette photographie sera la seule qui immortalise cette manifestation.
Tous les dix ans lors des commémorations je donnerais les photos de ce départ.
La commémoration des 40 ans de la marche, donnera lieu à d’importantes manifestations et mes photographies seront la principale source d’iconographie de l’exposition qui sera organisée sous l’égide de la ville. En forme de consécration cette photographie rentrera au Musée de l’histoire de l’immigration / Palais de la Porte Dorée.
Le jour de la réalisation de cette photographie je ne me doutais pas que celle-ci aurait une telle importance dans la mémoire collective des luttes de ces jeunes français.

Le 15 octobre 1983, Marseille © Pierre Ciot.

3/ Le 5 aout 1983, La tuerie du Sofitel à Avignon.
Le reportage sur cette tuerie reste gravé dans ma mémoire, sans doute un des plus difficiles que j’ai eu à réaliser. Et pourtant lors de ces années dominées par les règlements de comptes et les faits divers en tout genre, nous avions déjà vécu des horreurs. Je me souviens de l’appel de la rédaction reçue à 6 heures du matin m’alertant d’un fait divers important dans un hôtel à Avignon.
J’arrive très vite sur les lieux, je me dis que de toutes façons je ne vais pas pouvoir faire de photos et que nous serons tenus à distance par la police.
Et bien pas du tout. Je me gare devant l’hôtel, je fais la photo de la façade pour assurer et je rentre dans le hall de l’établissement. Là, j’apprends qu’il s’agit d’une tuerie avec sept personnes assassinées.
La scène de crime se situe au premier étage et très vite sous la houlette du procureur, une visite est organisée pour nous montrer l’horreur de ce carnage.
Mais avant de monter dans les chambres, nous étions dans le hall de l’hôtel avec la liberté la plus totale de mouvement et suite aux informations du commissaire, je photographiais les enfants de Lucien André consul général de France à Sarrebruck et de sa compagne.
42 ans plus tard, je reçois un appel téléphonique de Jean Jacques Farré de la revue Like qui m’informe que le jeune garçon que j’avais photographié dans ce hall est désormais photographe et vient de publier un livre « Chambre 207 » qui a obtenu le prix Nadar.
Très troublé par cette annonce et désireux de savoir comment les photographies que j’ai réalisées lors de ces journées ont été utilisées, j’achète le livre.
Je comprends très vite que Jean-Michel André s’est procuré mes photographies auprès des archives de l’AFP.
Au total se sont 7 photographies qui seront publiées dans cet ouvrage. Celles-ci seront retravaillées et modifiées pour les besoins du livre sans que personne ne se soucie de la possibilité d’une atteinte au droit moral.
Au-delà de cette perte de contrôle sur mes archives et cette perte d’identification, j’ai été particulièrement interpellé par la démarche de Jean-Michel André et de ma responsabilité dans le drame qu’il a vécu, car celui-ci s’interroge sur les vertus et les limites de l’image et pourtant ces photographies participent à la reconstruction de sa mémoire.
Quand on fait le métier de journaliste cette question sur les limites de l’image, on se la pose avant de publier. Je crois que les interprétations peuvent être diverses. En ce qui concerne cet évènement, j’ai retrouvé dans mes archives deux télex de félicitation de la part du directeur de la photo de l’AFP, je le cite : «  Je tiens à dire à Pierre Ciot combien son reportage sur le hold-up sanglant d’Avignon a été jugé excellent » suivi d’un autre message le lendemain «  Bravo pour couverture Avignon qui nous vaut 30 reprises dans la presse parisienne dont huit photos dans France Soir ».
A l’évidence, pour eux, j’avais bien fait mon travail mais pour autant, 40 ans après, je me pose vraiment la question sur nos pratiques et sur notre responsabilité sur la médiatisation de tels évènements.
Trois photographies reprises dans le livre me questionnent et je veux simplement expliquer comment celles-ci ont été réalisées.

La photo des sept corps dans des housses blanches reprises partiellement dans le livre est un constat objectif d’une situation hors norme qui permet de visualiser l’horreur et l’étendue du drame qui vient de se produire dans cet hôtel. Malgré sa violence visuelle, elle permet d’éviter le sensationnalisme qui a été choisi par Paris Match avec sa couverture sur la poignée de porte ensanglantée.

© Pierre Ciot.

La deuxième photo est la fenêtre ouverte et le rideau qui flotte vers l’extérieur dans la chambre 209. Là aussi, sans artifice sensationnaliste, une photo purement documentaire qui signifie juste que les deux tueurs se sont enfuis par cette fenêtre. Du factuel.

© Pierre Ciot.

La troisième photo a été réalisée trois jours plus tard. Il s’agit de touristes qui se prennent en photo devant l’hôtel. Là aussi il s’agit d’un constat et rien n’a été mis en scène. C’est juste la réalité sordide de l’attrait du public pour le sensationnel. Quand j’ai fait cette photo je ne pouvais pas imaginer que celle-ci puisse être agressive ou nuire aux victimes de cette tuerie.

© Pierre Ciot.

Enfin je veux terminer par deux photos réalisées avec l’accord du commissaire, que nous n’aurions peut-être pas dû faire. Celle de Jean-Michel André et de la fille de la compagne de son père dans le hall de l’hôtel le matin du drame. Celles-ci font partie du récit et ont été transmises après concertation avec la direction de la photo. Nous pensions que cela permettrait aussi de dire que derrière ces crimes des vies allaient se briser.
Alors pourquoi fait-on des photographies, peut-être pour conserver une mémoire visuelle pour les acteurs de ces événements ?

https://www.divergence-images.com/pierre-ciot/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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