L'Invité·e

Carte blanche à Ingrid Milhaud & Camille Pillias : Woman Rising de Mary Beth Edelson

Temps de lecture estimé : 5mins

Pour leur deuxième carte blanche, nos invitées de la semaine, les deux directrices photo de la revue La Déferlante Ingrid Milhaud et Camille Pillias, rendent hommage à l’américaine Mary Beth Edelson, figure du féminisme disparue en avril dernier à l’âge de 86 ans. L’artiste protéiforme, peu connue en France, a utilisé la photographie dans plusieurs de ses séries, la mêlant à d’autres médiums. Camille Pillias a choisi de nous présenter les fragments de deux séries « Rituals » et « Woman Rising ». Découverte de cette féministe militante à travers des œuvres qui résonnent encore terriblement dans notre société actuelle !

Le propre de l’œuvre d’art, sa force d’imaginer n’est donc pas dans la totalisation mais dans la fragmentation. Loin de produire de la réassurance et du confort, l’œuvre d’art suggère l’incertitude, les questions toujours à reposer pour éviter de sombrer dans l’idéologique.“ – Diane Lamoureux, à propos de la pensée de Françoise Collin.

J’aime cette idée que l’art nous permet de laisser sans cesse mouvantes les frontières de la réflexion, que l’art serait cette zone inconfortable d’où jaillissent de nouveaux paradigmes. Mary Beth Edelson est méconnue en France, pas de livres édités, peu d’expositions et très parcellaires, c’est pourtant une artiste accomplie et reconnue aux Etats-unis, qui a joué un grand rôle dans l’émergence des questions féministes, tant par son parcours personnel, ses pratiques artistiques que par son engagement collectif et son interpellation des institutions.

Son oeuvre convoque la photographie autant que la peinture, le dessin, le collage, la sculpture, l’installation ou les rituels, et entremêle régulièrement ces différents médiums sans pour autant en laisser un envahir ou effacer l’autre, en ce sens, on retrouve cette individuation, cet aller-retour permanent entre collectif et singularité qu’elle défend comme artiste-militante.

J’ai choisi de montrer ici les fragments de deux séries utilisant la photographie:

Rituals, où Mary Beth Edelson utilise la pellicule pour garder la trace de la performance, (« The camera is in fact usually the only witness to my private rituals—the best of them have been when I am alone. ») mais sans réduire le médium à la dimension mécanique de l’enregistrement; le jeu de lumières expressionnistes, le mouvement signifié, venant nourrir l’invitation au rituel, incarner la transcendance revendiquée, comme autant de réappropriations de son propre corps par la femme, dans une nature qu’elle respecte et qui l’accueille, autant de prémices à l’eco-féminisme et à la figure de la sorcière réveillée par les préoccupations aussi environnementales de l’ère post me too.

La série Woman Rising (1973) est, elle, composée de plusieurs variations, chacune évoquant une incantation, une invitation aux différentes formes d’empowerment. ici c’est un ensemble des photographies rehaussées à la gouache ou au pastel gras, et pour certaines, de collages. Mary Beth Edelson utilise un autoportrait d’elle dans la nature: “debout, fermement, les pieds écartés, les bras ouverts vers le ciel, la tête vers le haut. C’est la femme triomphante » dit-elle, pour représenter la Grande Déesse – un amalgame de toutes les grandes divinités féminines de la préhistoire, du monde antique, jusqu’aux figures de la pop culture, comme une réhabilitation nécessaire de la puissance féminine occultée. une offrande aux femmes modernes « pour leur donner de la force. Dieu sait que nous avons besoin de toute la force que nous pouvons obtenir.” Mais aussi une maîtrise de son propre corps et de ce qu’elle lui fait subir en tant qu’artiste, en opposition à l’usage séculaire de la femme, modele ou muse, passive, sujette au bon vouloir des désirs, projections et représentations de l’artiste masculin…

Dans ce collage faisant référence à La Cène de Léonard de Vinci, Edelson a remplacé les visages de Jésus et de ses disciples avec ceux de ses amis et inspiratrices, parmi lesquels les artistes Lynda Benglis, Louise Bourgeois, Elaine de Kooning, Helen Frankenthaler, Nancy Graves, Lila Katzen, Lee Krasner, Georgia O’Keeffe, Louise Nevelson, Yoko Ono, M. C. Richards, Alma Thomas, and June Wayne.
Mary Beth Edelson dit qu’elle a eu « le double plaisir de présenter les noms et les visages de nombreuses femmes artistes, qui étaient rarement visibles en 1972 . . . tout en s’appropriant l’exclusivité masculine caractéristique du patriarcat.” Hormis Georgia O’Keeffe dans le rôle de Jésus, toutes les autres femmes sont placées au hasard, et dans un geste de solidarité, Edelson a choisi de n’avoir aucune de ses pairs dans le rôle traître de Judas.

Mary Beth Edelson est née en 1935 dans l’Indiana et décédée le 20 avril 2021. Son engagement commence à l’adolescence par sa participation au Civil rights movement, puis vient son premier discours public féministe en 1968 alors qu’elle est déjà une artiste et galeriste reconnue. Elle revendique un féminisme actif en tant que membre du Feminist Art Movement
qui la conduiront à la co-création de la galerie A.I.R, premier lieu d’exposition coopératif et non lucratif dédié exclusivement aux femmes artistes, ainsi qu’à la création du journal Heresies. c’est chez elle qu’a eu lieu, le fameux dîner costumé en l’honneur de Louise Bourgeois et d’Ana Mendieta, en 1979: « venez en votre artiste favorite« . Mais dès 72 elle réalise un collage intitulé Some Living Women Artists/Last Supper (1972) souvent revendiqué comme ayant fait manifeste. Mary Beth Edelson est aussi membre du Title IX Task Force, un groupe d’action dont le but est d’augmenter la visibilité des oeuvres de femmes dans les musées, conformément à la loi de 1964 sur les droits civils qui interdit la discrimination sexuelle aux organisations financées par le gouvernement fédéral.

Pour en savoir plus:

> Retrouvez sa bio complète sur le très précieux site Aware, dédié à la mise en lumière des femmes artistes.
https://awarewomenartists.com/artiste/mary-beth-edelson/

> Deux de ses livres sont consultables en ligne:
https://issuu.com/marybeth.edelson/docs/firsthand-1993-web_37183f362757d4
https://issuu.com/marybeth.edelson/docs/womanrising_henrigallery_1974-75_co

> Exposition en ligne:
https://artsandculture.google.com/partner/the-feminist-institute

> Sa galerie:
https://davidlewisgallery.com/artists/mary-beth-edelson/