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A la mort du Général Franco en 1975, Juan Carlos devient roi d’Espagne. Il choisi pourtant de rompre avec la dictature en place et oriente le pays dans la voie de la démocratie. Mais, ce choix s’accompagne d’une décision forte : toutes les exactions commises précédemment sont amnistiées. C’est « el pacte del olvido », le pacte de l’oubli. Le silence (el silencio) s’installe dès lors rendant impossible toute tentative si ce n’est de condamner, au moins de comprendre ce passé douloureux. Partant de ce constat, le photographe Philippe Dollo (vivant à Madrid) a parcouru le pays en quête de ces mémoires, en recherche de ce silence et de ses conséquences quotidiennes. Ce travail a été publié dans l’ouvrage No Pasa Nada (Il ne se passe rien) paru aux éditions de Juillet.

Plus qu’un livre photographique No Pasa Nada est un carnet de route, un compagnon de mémoires. Il alterne des photographies, mais aussi de très nombreux textes rédigés de la main de Philippe Dollo, ainsi que d’autres de Federico Garcia Lorca, Chantal Akerman, ou Harun Farocki.

Un vieil homme meurt dans sa chambre du covid. Quoi de plus banal ? Sauf que cet homme fût en son temps un des pires bourreaux de la dictature. Avec le pacte édicté, il n’a jamais été inquiété. Combien furent-ils ces séides d’un pouvoir fascisant ? Cent, mille, dix milles ? On ne saura vraiment jamais. Et on se perd alors dans le labyrinthe des images du photographe, écho au labyrinthe de cette histoire tragique. Derrière les visages de ces hommes âgés, ces portraits saisis aux hasards des rues quels secrets se cachent , quelles mémoires outrageuses ?

Il y a des grillages un peu partout, parfois couturés comme des plaies mal cicatrisées. Grillages de sinistre mémoire des camps de concentration (le terme est utilisé à ce moment-là par le gouvernement français) qui accueilleront les milliers de réfugiés républicains de la Retirada. Grillage des prisons, des camps, des détentions arbitraires. Las, on oublie ces lieux, on oublie ces drames d’hommes, de femmes, d’enfants dormant à même le sable dans l’hiver et le vent. « Le site du camp d’Albatera est devenu un centre commercial. » note Philippe Dollo.

Buendia, Espagne mars 2018.

Il y a aussi des bâtiments détruits, des visages encore, des images d’archive. Et cette sensation pesante d’un secret que tout le monde connaît mais que personne ne se risque à évoquer. Qui pourrait parler de ces jours de violences, de ces massacres, des ces fusillés le long des murs de cimetières, de ces enfants volés, de ces hommages rendus au Caudillo, de ces jeunes gens qui parlaient mieux allemand qu’espagnol, de ces combats inouïs de violence, des martyrs de Guernica et tant de choses qu’on tait parce que la démocratie paraît ne pouvoir vivre qu’ainsi ?

Personne.

Sauf Philippe Dollo.

No pasa nada. Il ne se passe rien. Il ne se passe tellement rien que démêler l’histoire semble presqu’impossible. Le photographe écrit : « L’autre labyrinthe espagnol est tout plein, saturé de couloirs, interminable à arpenter… » Et c’est de ça dont il s’agit. Chaque image possède en elle tellement de possibilités interprétatives qu’il devient presqu’impossible de les énoncer toutes. Quant à les démêler, il semble que ce soit inimaginable. Il y a un labyrinthe dans cette quête du comprendre, ou au moins de mettre en lumière. Mais chaque labyrinthe possède son propre labyrinthe comme une mise en abyme du temps, des lieux, des personnes. Le visage de Franco est présent encore, l’aigle noir frappe parfois le drapeau et quand un tag énonce « Dios te ama » (Dieu t’aime) on ne sait si cette miséricorde s’adresse au peuple espagnol, à la victime d’une torture ou si c’est une phrase prononcée par quelque prélat d’une église catholique alliée de tout temps de La Phalange.

No Pasa Nada

No Pasa Nada est un livre de doutes qui ne porte pas d’espoirs en lui. On se perd dans sa lecture, on suit des pistes qui souvent mènent à d’autres, pour au final n’aboutir qu’à des questions sans réponses. L’Espagne tait son passé, l’Espagne vit maintenant avec cette blessure béante et suppurante et pourtant elle fait comme s’il n’y avait pas de douleurs. Philippe Dollo, d’une plume magistrale et avec des images à tiroirs, nous amène là où il pense trouver quelques réponses. Las, elles sont rares et intriquées comme les racines d’un arbre. Et, chacune d’elle porte le poids de ce silence, une pesanteur qui peu à peu étouffe.

No Pasa Nada est aussi un très grand livre qui pousse à réfléchir à nos propres mémoires historiques. La France n’a pas vraiment fait mieux après la seconde guerre mondiale ou à la fin du conflit algérien par exemple. Beaucoup de chose ont été mises sous le tapis, de fonctionnaires zélés maintenus à des postes enviables. Très certainement que la réconciliation passe par une forme d’oubli, mais un oubli faisant suite à des discussions, des procès, des mises en lumière des errements.

Il faut donc lire, relire, regarder ce livre de Philippe Dollo pour comprendre que le présent se nourrit du passé et que la quiétude du futur viendra de ce que le second sera apaisé.

INFORMATIONS PRATIQUES
No Pasa Nada
Philippe Dollo
Éditions de Juillet
16,5 x 24,5 cm
196 pages en couleurs
± 120 photographies
ISBN 978-2-36510-115-8
39€
https://www.editionsdejuillet.com/products/no-pasa-nada
https://blog.philippedollo.com/

Frédéric Martin
Frédéric Martin est photographe, son travail questionne l'intime, la relation à l'autre. Il a publié l'Absente chez Bis Éditions. Frédéric Martin écrit aussi des chroniques de livres de photographies dans lesquelles il cherche à valoriser tout autant le travail du photographe que l'objet livre. Elles sont à lire sur son site : www.5ruedu.fr

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