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Pour sa première carte blanche, notre invité·e de la semaine, Coline Miailhe, Directrice du Bus – espace culturel, a choisi de donner la parole à la photographe et vidéaste Alice Delanghe, à travers un entretien. Dans le cadre d’une programmation triennale intitulée « Zones de confluences », menée dans le département rural et montagneux de l’Ariège, Alice Delanghe fait partie des photographes émergent·es associé·es à ce projet. Avec sa série « Dream Jobs » réalisée en 2024, elle est allée à la rencontre des habitant·e·s du territoire pour évoquer la question du travail et des rêves qu’il peut susciter. À travers plusieurs séries, Alice retrace des histoires dans un langage oscillant entre documentaire et fiction.

De 2024 à 2026, l’association Autres directions développe sur le département rural et montagneux de l’Ariège, une programmation triennale itinérante intitulée « Zones de confluences ». Il s’agit d’explorer différents espaces-temps, dans lesquels les êtres humains et le vivant en général ne peuvent faire autrement que de se rencontrer. Là où nous ne pouvons qu’être en lien et faire ensemble. Il s’agit de questionner ces zones d’intersection, dans ce qu’elles engagent de tensions et de mouvements, de confrontations et de conciliations.
Arrivé à mi-chemin de cette programmation en cette rentrée de septembre 2025, c’est l’occasion de mettre en lumière ici, le travail engagé de trois photographes émergent.e.s, chacun.e associé.e à une année de cette programmation.

2024 – « DREAM JOBS » – ENTRETIEN AVEC ALICE DELANGHE

Alice Delanghe est photographe et vidéaste, elle réalise depuis plusieurs années des projets portant sur le rapport qu’entretiennent les êtres humains avec leur environnement en s’intéressant particulièrement à certains sujets qui fédèrent et croisent des problématiques complexes et universelles telles que le travail, le logement, le mariage. Elle porte ses sujets dans un spectre de formes allant du documentaire à la fiction, en passant par la fable documentaire.

La réserve © Alice Delanghe

CM : Lors de ta présence en Ariège, ce fût l’occasion pour toi de concrétiser plusieurs séries qui traitent, sous des formes très différentes, de la question du travail, des rêves qu’il procure autant que de la réalité des engagements qu’il nécessite et par conséquent, des contradictions qu’il induit. Comment à émerger ce désir de consacrer tout un pan de ton travail à ce sujet ?

AD : En 2023, quand tu as pris contact avec moi pour imaginer ensemble un projet de résidence en tant que photographe associée, tout au long de l’année dans le Couserans, nous sortions de l’intense mouvement social contre la réforme des retraites. Les questions de temps de travail et temps de vie étaient très présentes dans mon esprit et dans nos conversations avec mes ami·e·s et camarades. Par ailleurs, je ne connaissais pas le territoire où tu m’invitais et je souhaitais travailler sur un sujet qui puisse créer facilement du lien avec les couseranais·es. Le travail concerne tout le monde, il résonne dans toutes les vies, autant par sa présence que par son absence ou sa projection C’est un sujet qui peut autant solliciter les êtres humains que le paysage. Suivant les infrastructures présentes dans l’environnement, on comprend les secteurs d’activité qui embauchent et qui ne sont pas les mêmes partout, selon si l’on parle d’un milieu rural ou urbain, des ressources naturelles, des investissements économiques ou des différences de milieux sociaux des populations. Ainsi, le travail participe à un certain portrait d’un territoire et de ses habitant·es.

CM : La première de ces séries amorcées sur le travail s’intitule « La réserve », que tu viens d’ailleurs de produire sous forme d’édition. Peux-tu nous en parler à partir de son titre un peu intriguant ?

AD : Je viens en effet d’auto éditer une première version de « La réserve » sous forme d’un livre en 50 exemplaires. J’aimerais parvenir à l’éditer à plus grand tirage avec une maison d’édition (que je recherche ! ). « Ce titre est un clin d’œil au terme marxiste « l’armée de réserve de travailleur·euses », il s’agit de l’ensemble des individu·e·s qui n’exercent pas de travail. Et pas seulement les chômeur·euses !
C’est une série qui parle des métiers de rêve qu’aimeraient exercer un certain nombre de personnes rencontrées sur le parking de France Travail de Saint-Girons, pendant l’hiver 2023/2024. Force a été de constater, au cours de mes premiers échanges avec ces personnes, qu’il y a beaucoup de chômage sur le territoire, avec les clichés que cela suscite! Aller rencontrer les usager·es de France Travail était une manière de partir à la découverte d’un certain portrait du territoire couserannais, de comprendre une bonne partie des enjeux autour du travail. Je voulais aborder le travail par sa contre forme, son absence qui angoisse, les démarches administratives et les répercussions sur la vie que cela implique; mais aussi voir quels pourraient être les activités que les couserannai·ses voudraient exercer s’il n’y avait pas la pression du quotidien.

Se débarrasser du clown blanc © Alice Delanghe

CM : Une seconde série intitulée « Se débarrasser du clown blanc » trouve comme point de départ la rencontre avec un cirque. Qu’est-ce qui t’a particulièrement intéressée dans l’histoire de cette famille foraine ?

AD : C’est un travail qui s’est amorcé grâce à ma rencontre avec la famille Delballe, circassiens nomades depuis plusieurs générations. Le clown blanc est un personnage emblématique du cirque traditionnel, c’est un clown prétentieux et autoritaire. Au contraire du clown Auguste, développé par Achille Zavatta, plus maladroit, qui gagnera peu à peu le cœur du public, jusqu’à détrôner le clown blanc. C’est un clin d’œil à cette petite révolution qu’à opéré Achille Zavatta dans le cirque traditionnel
Au cours de nos échanges avec cette famille, je constate que le milieu est en crise. Le public commence à manquer et la plupart des mairies sont réticentes à accueillir les forain·es et leurs infrastructures. Cela les empêche de faire suffisamment de dates pour vivre de leur métier. C’est ce déclin du cirque traditionnel en France, que je cherche à mettre en lumière au travers de cette série.
Par ailleurs, le nomadisme doublé du cirque traditionnel, m’intéressent pour ce qu’ils viennent déranger nos rapports à la propriété privée et aux loisirs. La sédentarisation engendre l’idée de propriété privée et entraîne de spéculation immobilière, et les communautés du voyage sont des trublions de ces systèmes capitalistes. Et j’y vois la même chose pour les cirques nomades, qui étaient autrefois des lieux où les plus marginaux trouvaient du travail et une communauté et qui sont donc les pendants autogérées des machines à profit que sont les parcs de loisirs.

Sans compter ses heures © Alice Delanghe

CM : La série « Sans compter ses heures » a une esthétique différente de celle de tes autres séries sur le travail, pourquoi avoir fait ce choix?

AD : Sans compter ses heures doit être envisagée comme une fable documentaire. Elle évoque la notion d’engagement au travail ou au territoire dans le contexte de l’industrialité déclinante du Couserans. C’était un moment de la résidence où j’avais plus de temps à consacrer à la recherche. J’ai donc choisi d’entrer dans mon sujet d’une façon plus spontanée et poétique. J’ai pu récolter des témoignages très intimes qui parlent d’engagements (le bun out, la lutte paysanne, le travail paroissial…), et essayer des mises en scènes plus oniriques. Le voile de mariée présent dans certains portraits symbolise l’engagement, tour à tour il peut être un objet qui sublime ou qui contraint.

Bruno déménage © Alice Delanghe

CM : Enfin,  » Bruno déménage », raconte la fin de carrière de ton propre père. Peux-tu nous raconter l’histoire de cette série plus intimiste ?

AD : Mon père part à la retraite au printemps 2026. Il était fonctionnaire, il travaillait dans un lycée. Ce statut lui a permis d’être logé dans un appartement de fonction pendant une trentaine d’années à Saint-Malo. Seulement la réalité aujourd’hui le rattrape : ses conditions matérielles d’existence ne lui permettent pas d’accéder à la propriété dans cette ville où la spéculation immobilière est très forte. Il doit donc quitter Saint-Malo, y laisser ses habitudes et ses cercles sociaux pour vivre dans un endroit où c’est moins cher.
J’adore travailler sur cette série. Déjà elle me permet d’accompagner mon père dans cette étape douloureuse de sa vie et de dire moi aussi au revoir à cet appartement, que j’appréhende désormais comme un sujet photographique.
Par ailleurs, la gentrification récente de la côte d’émeraude est un sujet que j’aborde dans mon travail depuis 2020. J’avais réalisé une vidéo à propos du projet immobilier qui induisait de raser le quartier l’Étrier, où j’ai vécu pendant deux ans. A l’époque j’étais jeune diplômée, je cherchais encore mes positionnements artistiques. J’étais très touchée par les bouleversements de mon quartier, mes voisins se faisaient exproprier, ma maison allait être détruite… Je voulais parler donc de cette réalité qui me révoltait par le biais d’une vidéo. « Bruno déménage » en est donc une suite logique, mais je me sens plus affirmée, en tant qu’artiste mais aussi en tant que personne concernée, mes formes et mon propos se sont précisés.

Bruno déménage © Alice Delanghe

CM : Pour une bonne partie de cette production, ce qui est intéressant, c’est que les images et les questionnements qu’elle suscite renvoient, parfois très fortement, à ton propre rapport au travail. Peux-tu nous dire quelques mots sur la manière dont tu vis ta profession et peut-être sur ton engagement en faveur de meilleures conditions de travail pour les artistes-auteures ?

AD : Mon travail d’artiste est très prégnant et omniprésent dans mon quotidien. Je pense autant à mes projets dans leur forme et leur fond, qu’aux manières concrètes de les réaliser, ce qui induit forcément une mise en jeux de mes conditions personnelles de travail. Pour cette année en Ariège, j’éprouvais l’envie d’aller découvrir et comprendre comment le travail pouvait résonner dans la vie d’autres travailleur·euses, d’autres secteurs.
En parallèle, au lieu de constater seule dans mon atelier, mes difficultés à pérenniser de bonnes conditions de travail, j’ai pu, en 2023,  participer à la création d’un collectif qui s’appelle travailleur·euses de l’art 13, dont la plupart des membres sont basé·es à Marseille. Depuis, d’autres collectifs de lutte d’artistes locaux se sont crées partout dans le pays. Nous nous sommes réuni·es avec l’envie et le besoin de fédérer nos forces pour faire face à certaines problématiques que nous rencontrons dans nos milieux professionnels. On s’organise selon des groupes de travail et on se donne des missions sur du plus ou moins long terme. En voici quelques exemples : soutien administratif, rédaction des revendications du collectif, tractage en lien avec l’actualité, enquête sur les conditions de travail des travailleur·euses des arts visuels en PACA, diffusion du projet de loi pour la continuité du revenu des artistes auteur·ices, actions ponctuelles, formation à la sécurité sociale de la culture, émissions de radio…
J’ai quitté mes camarades au début de l’été avec une pointe de crainte d’essoufflement du mouvement national Culture en Lutte, mais on se retrouve pleins d’énergie militante pour la grève du 10 septembre, donc c’est une bonne rentrée qui s’annonce !

https://www.lebus-espaceculturel.com/
https://www.alicedelanghe.com/

La Rédaction
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