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Diyarbakir : Le Cri du Silence, Antoine Agoudjian sur les traces d’une mémoire arménienne

Temps de lecture estimé : 9mins

Pour Antoine Agoudjian, tout commence le 7 décembre 1988, lorsqu’en Arménie la terre tremble. Ce sont entre 25 et 30000 arméniens qui perdent la vie lors de ce séisme. Antoine n’a alors que 27 ans lorsqu’il part dans le pays de ses origines pour apporter de l’aide aux survivants. Il entame alors un long travail introspectif sur la mémoire du génocide arménien, le travail d’une vie, qu’il continue de mener presque trente ans plus tard. Aujourd’hui cette aventure nous mène à Diyarbakir, en Anatolie, pour l’ouverture de son exposition « Le Cri du Silence » à la date du 24 avril 2015. Un siècle, jour pour jour, après la rafle du 24 avril 1915 perpétrée par le gouvernement des Jeunes-Turcs, marquant officiellement le début du génocide arménien qui fera 1,5 millions de morts.
Rencontre avec le photographe.

« La vérité n’a qu’une définition, c’est ce qui finit toujours par se savoir »
– Antoine Agoudjian

D’où provient la genèse de ce long travail photographique sur la mémoire du génocide arménien ?

Le tremblement de terre en 88, c’est de là qu’est né mon projet sur la mémoire, l’envie de fouler la terre turque et de réaliser des images. A l’époque c’était complètement inconscient, mais j’ai pris cet événement tragique comme la continuité du génocide. Et puis à mon retour, un éditeur m’a commandé un sujet sur Istanbul, je me suis rendu compte que ce que je cherchais alors, c’était les arméniens. C’est vraiment de là que provient la genèse de mon projet et l’envie de travailler sur la mémoire des arméniens. Je suis alors passé du témoignage à l’introspection, en me dirigeant vers une démarche artistique, en utilisant la photographie comme le prolongement de ce qui se passe en moi en tant qu’héritier du génocide arménien.
Mes grands parents sont nés ici, en Turquie, ils ont fuit cette terre, ma mère est née en Bulgarie pendant cette fuite, mon père, lui, était dans le ventre de sa mère sur le bateau qui les menait à Marseille en 1924. Mes parents ne sont jamais venus en Turquie, pour eux il n’était pas envisageable de venir ici compte tenu de leur héritage; pour leurs parents, les rescapés, les derniers visages qu’ils ont vu ce sont les visages des assassins. C’est ce que nous ont transmis nos grands-parents. Les arméniens qui ne veulent pas venir en Turquie à cause de la peur, et qui ont du ressentiment, je les comprends. La première fois que je suis venu ici, j’avais peur, peur qu’il m’arrive quelque chose. J’ai rencontré beaucoup de problèmes, à l’aéroport tout d’abord, puis partout dans le pays. Il faut comprendre que le statut de l’arménien en Turquie, c’est pire que le statut du kurde. Dans certaines régions d’Anatolie, les gens se transmettent cette croyance folle que si tu tues un arménien, tu iras au paradis ! Les Arméniens sont vus comme des traîtres, on a une étoile jaune apparente sur la poitrine. C’est le seul endroit dans le monde où je sais que je dois faire attention à qui et de quoi je parle.

Que racontez-vous avec l’exposition « Le Cri du Silence » ?

Lors de mes voyages, je déambule et à la faveur des rencontres, je créé des images. Ces photographies correspondent à l’histoire générale que je veux raconter, c’est le sens même de cette exposition, je constitue une fresque onirique sur la mémoire du génocide. L’histoire est tragique. Il y a un compositeur qui s’appelle Komitas qui a répondu quand on lui a dit que sa musique était triste « ce n’est pas ma musique qui est triste, c’est l’histoire que je raconte ». Pour moi c’est exactement la même chose, ce ne sont pas mes photos qui sont tristes, mais l’histoire que je transmets. Ce qui m’intéresse c’est la vie, le mouvement, les rencontres et il faut que ce soit présent dans mon travail. J’ai souvenir que mes grands parents disaient qu’ils étaient heureux sur cette terre, qu’ils étaient heureux parmi les turcs, les kurdes… paradoxalement c’est plutôt les 2ème et 3eme générations qui ont stigmatisé les turcs, qui exprimaient leur ressentiment. Les rescapés du génocide, eux, ils étaient dans une autre logique, ils étaient d’ailleurs beaucoup dans le silence, ils ne parlaient pas trop…
Pour cette exposition j’ai mis toute mes tripes, je n’ai rien négligé, en préservant les gens avec qui j’ai travaillé pour ne pas les utiliser et pour qu’à terme il y ait du plaisir, car un travail sans plaisir n’a aucun sens. Ce sont des rencontres, des gens qui t’aident. Ce que l’on voit là, c’est vraiment ce qu’il y a dans mon cœur.

L’exposition commémore le centenaire du génocide arménien sur le sol turc, pourquoi ici à Diyarbakir ?

Diyarbakir est un lieu symbolique, car le génocide a démarré ici. En 1894, le Sultan a ordonné des massacres dans cette région, le processus génocidaire a donc commencé à ce moment là. Leurs arguments étaient alors qu’il y avait des rebellions, et les arméniens étaient accusés d’intelligence avec l’ennemi. C’était donc une raison valable pour les exécuter. A l’époque du génocide, les populations arméniennes de Diyarbakir ont subit les massacres de façon systématique, violente, féroce et particulièrement impitoyable.
En 2011, j’ai exposé pour la première fois en Turquie, à Istanbul, grâce aux intellectuels turcs; cette exposition-ci résonne différemment, c’est une offrande pour les gens qui vont venir voir l’exposition. Présenter ces images en Turquie à l’occasion du centenaire et en collaboration avec une mairie qui a reconnu le génocide, donne à cet événement culturel une dimension supplémentaire, une dimension historique, politique et esthétique. De plus, ce lieu est particulier, mystique. Je vois Keci Burcu comme une église, un temple, il pourrait être païen, ça pourrait être une mosquée, une synagogue… Personne ne connaît l’histoire de ce lieu. La première fois que je suis venu dans cet endroit, j’en suis tombé immédiatement amoureux. Ici, je suis un peu dans un sanctuaire protégé, mais un sanctuaire qui combat, avec une démarche politique.

Cette exposition est sous le coup de la loi, y a t-il une possibilité qu’elle soit censurée ?

La mairie de Diyarbakir a un discours sans ambiguité concernant la reconnaissance du génocide, dans un pays où il y a des lois qui interdisent de porter atteinte à l’identité turque (la loi 301). Cette exposition est donc en effet, sous le coup de la loi, mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse subir une censure, en tout cas par rapport aux photographies, car dans les légendes il n’y aura pas de terme de sémantique au génocide. En revanche le film que je projète, lui, pourra poser des problèmes car il y a cette femme rescapée du génocide qui s’adresse au gouvernement leur demandant d’enfin reconnaître les tragédies commises.
A Diyarbakir tout se passe plutôt bien, alors bien entendu je ne connais pas très bien la région, il y a notamment des parties d’extrêmes droites, mais disons qu’ici c’est sanctuarisé. On est dans le Kurdistan; les kurdes ont été le bras armé du pouvoir génocidaire en 1915, au nom de l’Islam Sunite, mais ils ont très vite compris que le problème n’était pas religieux mais ethnique. Après 1912 et la perte de territoires européens pendant la guerre des Balkans, dans laquelle les turcs ont été massacrés, ils se sont mis dans l’idée de préserver cette entité orientale de l’Empire Ottoman, mais sur cette terre vivait des chrétiens : les grecs, les syriaques, les chaldéens, les yezidis, les kurdes et bien entendu les arméniens. Aujourd’hui, l’ennemi intérieur ce sont les kurdes, il y a la même volonté de voir disparaître les peuples kurdes que lors du génocide envers les arméniens dès 1890. Les kurdes ont donc compris que leur combat était indissociable de la reconnaissance du génocide arménien. Ici on se sent donc un peu protégé… logiquement.

Aucune institution n’a souhaité présenter cette exposition en France, notamment à Paris, à l’occasion de cette année commémorative, pourquoi ce manque d’intérêt ?

Nous n’avons trouvé aucun lieu à Paris qui a accepté de présenter l’exposition, mais j’en ignore la raison. A la Maison Européenne de la Photographie ou au Jeu de Paume, ils n’ont pas souhaité la programmer, peut-être qu’ils me boudent. Peut-être qu’ils considèrent que c’est un travail ethnique, ils pensent que je traite des arméniens; ils n’ont pas compris que toutes les œuvres artistiques sont autobiographiques, je parle forcement de moi. C’est mon héritage qui a été le prétexte dans ce travail, je parle d’amour, d’exil, de mort. C’est la mort qui inspire un travail artistique. En tant qu’artiste, tu es obligé d’aller au bout des choses.
Je suis un peu fatigué de voir comment on fonctionne en France par rapport à l’octroiement des bourses ou des prix, et par rapport à la visibilité des artistes. Ca me fatigue, mais je ne veux pas rentrer dans des procès d’intention, car on a le droit de ne pas aimer et de ne pas aider mon travail, mais c’est dur. Il y a eu un moment où je ne savais plus trop si j’allais continuer, mais je n’ai pas le choix, je ne sais rien faire d’autre et j’ai surtout encore plein de choses à dire, j’ai des amis ici qui me poussent à continuer.

EXPOSITIONS
Le Cri du Silence, Traces d’une mémoire arménienne
Antoine Agoudjian
Du 24 avril au 31 mai 2015
Keçi Burcu
Diyarbakir
Turquie
http://www.agoudjian.com

Le Cri du Silence, Traces d’une mémoire arménienne
Antoine Agoudjian
• Du 3 avril au 22 mai 2015
Galerie Le Bleu du Ciel
12 Rue des Fantasques
69001 Lyon
France
http://www.lebleuduciel.net
• Jusqu’au 30 avril 2015
Bibliothèque du Grand Parc 
34 Rue Pierre Trebod
33000 Bordeaux 
France

LIVRE
Le Cri du Silence, Traces d’une mémoire arménienne
Antoine Agoudjian
Editions Flammarion
28,8 x 2,2 x 30,7 cm 
159 pages
ISBN-10: 2081303302 
ISBN-13: 978-2081303300
65€

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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