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Il y a vingt ans paraissait L’Europe du Silence. Stéphane Duroy publiait alors, chez Filigranes Éditions, ce qui pourrait être le testament d’un XXème siècle qui s’achevait. Cent années qui avaient vu les pires des abominations, deux guerres mondiales, des millions de morts, deux totalitarismes. Cent années de solitude humaine, puisque visiblement l’Homme avait décidé qu’il n’y avait plus d’humanité, mais seulement de la cruauté et de la barbarie. Mais pourquoi revenir à cet ouvrage ? Pourquoi le faire ressurgir alors que la production actuelle de livres photographiques est foisonnante ?

Parce que L’Europe du silence, l’œuvre de Stéphane Duroy plus largement, sont d’une modernité étonnante et que cette somme pourrait devenir une sorte de guide, de boussole pour orienter le futur de ce XXIème siècle bien mal commencé, pour inviter les photographes actuels à poursuivre cette œuvre photographique.

© Stéphane Duroy

Berlin, novembre 1989, un pan du mur s’effondre. Les télévisions relateront l’évènement pendant des jours, les photographes, les vidéastes se précipiteront sur cette frontière qui disparaît, sur le communisme qui s’effondre. C’est l’image centrale du livre, le pivot de l’histoire dans laquelle nous amène Stéphane

Après avoir photographié le mur pendant dix ans, il choisit d’aller au-delà de celui-ci, dans les anciennes républiques sœurs, là où Staline faisait ériger d’immenses et coûteux bâtiments, symbole tout autant de sa mégalomanie, que de la folie de cette époque que l’on appela Guerre Froide.

Et sur ces anciens territoires, dans les plaines polonaises, en Bohême, il cherchait, aussi, les traces d’une autre démence : celle des Nazis.

Mais l’Europe de l’Est, l’Europe postcommuniste pauvre et très en retard économiquement, ne suffisait pas à cette quête du « comprendre ». Alors le photographe fit le trajet inverse et revint au point de départ : la France de Verdun et de cette apocalypse que l’on nomma La Grande Guerre.

© Stéphane Duroy

Vingt ans séparent la publication du livre de notre époque, et bien plus entre les images qui le composent et nous. Pourtant, page après page le lecteur ne peut s’empêcher de penser que ce que nous livre Stéphane Duroy est toujours là.

Bien entendu, il y a les lieux, les bâtiments qui ne disparaitront pas : Auschwitz, Birkenau, Verdun, Varsovie. Les barbelés des camps d’extermination se dressent toujours, témoins silencieux de ce qui fût, peut-être, l’acmé de la folie humaine. Il y a toujours un passage qui mène au ghetto juif, il y a toujours des immeubles à l’architecture monolithique, il y a toujours des traces et celles-ci ne s’effacent pas. Il y a aussi une femme qui se maquille dans une chambre, une route et des immeubles au loin.

La vie ?

Les photographies de L’Europe du silence témoignent avec force de ce qui est encore, de ces moments historiques que nous avons sous les yeux, à portée de train ou d’avion, mais aussi de la vie quotidienne qui ne peut s’achever.

Mais, malheureusement, on les oublie.

© Stéphane Duroy

Depuis vingt ans et la parution de L’Europe du silence, cette vieille Europe qui se réclamait de l’Humanisme, qui donnait des leçons de « savoir vivre » aux autres pays, qui se prétendait une lumière dans les ténèbres, n’a pas vraiment redoré son blason. Bien au contraire.

Elle a abandonné toute humanité, toute civilisation dans les tranchées de Verdun, dans la plaine de Birkenau, dans les parpaings d’un mur érigé en 1961. Mais ce qui aurait pu, dû, être un signal d’alarme, ce qui aurait conduit à un réveil des Nations, à un retour au respect de l’Homme se perd maintenant dans les élucubrations des partis d’extrême-droite, dans les combats qui ravagent l’Ukraine, dans la victoire du tout pour l’argent.

Moderne donc Stéphane Duroy, parce qu’il a su trouver dans sa lente pérégrination tout au long du continent la matière de l’absurde, du théâtre du tragique et que celle-ci peut être resservie ad nauséam.

Il faut prendre le temps de contempler cette photographie enneigée, presque bucolique, de Wannsee et se replonger quelques minutes après dans le Bréviaire de la Haine de Poliakov pour comprendre que tout peut se décider en un instant, en une signature. Tout et surtout la mort de millions d’humains qui n’avaient pour seul tort que de ne pas plaire aux puissants.

Or, qu’est-ce que veulent les fanatiques actuels, les chantres du renouveau de l’Ordre, les nostalgiques des croix gammées ? Rien d’autre.

Ce qui est pour le moins terrifiant, mais surtout affligeant.

On oublie notre passé, on oublie les cadavres empilés qu’ils soient français, allemands, polonais, juifs ou autres. On oublie que la philosophie des Lumières, cette volonté de liberté, d’égalité, de fraternité a été bafouée par trois fois entre Le Chemin des Dames, Auschwitz et Berlin-Est.

Pologne, KZ Auschwitz/ Birkenau 1992 © Stéphane Duroy

Comment dès lors mettre en relation ce livre et notre époque ?

Stéphane Duroy a choisi la photographie pour partir en quête de la mémoire d’une Europe ravagée, morcelée. Il a photographié un à un ces lieux qui ont vu la violence, la haine. Et il nous les livre dans un ouvrage restreint (vingt photographies) mais cinglant. Toutes ces images sont bien plus que des témoignages, des recensions : elles sont surtout et avant tout une rencontre, un choc avec une réalité, une histoire complexe et protéiforme. On peut aussi penser qu’elles en sont une critique acerbe.
Et pour ça, il n’est pas nécessaire d’être bavard. Plus d’un photographe devrait s’en inspirer et aller au cœur de ses images, en épurer le plus possible afin d’en garder la « substantifique moelle ».
On peut aussi imaginer, que les photographes actuels seraient en droit, devraient même s’emparer de l’œuvre de Stéphane Duroy afin de la prolonger. Il y a un héritage d’une richesse inouïe derrière ce travail. Il ne s’agit bien évidement pas d’aller produire un énième reportage sur une guerre suffisamment documentée ou une misère souvent vue. Mais, plutôt de regarder ce que la photographie peut et doit faire : témoigner, montrer et alerter. Point n’est besoin de multiplier les images, point n’est besoin de parcourir tous les lieux. Mais il s’agit plutôt de photographier ce qui témoigne encore de la barbarie, de la folie, de l’inhumain. Oradour, le Struthof, Douaumont, il ne manque pas de lieux simplement en France à donner à voir, à offrir au spectateur pour qu’il n’oublie pas. Ce n’est pas un simple devoir de mémoire, mais aussi une alerte face à une réalité politique effrayante.

Couverture L’europe en silence, Stéphane Duroy

Voilà pourquoi il faut faire sienne la radicalité de Stéphane Duroy.
Voilà pourquoi il faut lire L’Europe du silence (et ça même si malheureusement le livre est épuisé depuis longtemps) et comprendre ce qu’il nous dit.
Voilà pourquoi il faut retourner sans cesse à ces lieux et les saisir par l’image.
Parce que tout est là, dans un corpus restreint mais à la force inégalée, à la modernité intrinsèque.
Parce que c’est dans cette démarche qu’une partie de la solution se tient.
Parce que demain pourrait être meilleur qu’hier si les photographes s’emparaient de maintenant.

Il faut beaucoup de temps et d’abnégation pour écouter ce que les silences d’hier ont à nous dire sur les bruits d’aujourd’hui. Heureusement la voix de Stéphane Duroy résonne encore et encore.

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On lira avec intérêt l’ouvrage Quel temps il fait, Stéphane Duroy ? d’Ezra Nahmad qui propose une lecture approfondie et complexe de L’Europe du silence (paru chez Filigranes Éditions aussi).

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Stéphane Duroy est membre de l’Agence Vu
Site de Filigranes Éditions

Frédéric Martin
Frédéric Martin est photographe, son travail questionne l'intime, la relation à l'autre. Il a publié l'Absente chez Bis Éditions. Frédéric Martin écrit aussi des chroniques de livres de photographies dans lesquelles il cherche à valoriser tout autant le travail du photographe que l'objet livre. Elles sont à lire sur son site : www.5ruedu.fr

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