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Si le 8 mars est la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, c’est tout le mois mars qui est devenu au fil des années, une période importante pour le combat des femmes. Frédéric Martin a souhaité donner de la visibilité aux femmes photographes mais également aux éditrices des maisons d’édition. Durant tout le mois de mars, il partagera avec nous des chroniques de livres qui se conjuguent au féminin pluriel. On poursuit ce rendez-vous éditorial avec « Dans la gueule du ciel » publié en 2018 par les Éditions Lightmotiv avec les photographies de Sandrine Cnudde.

© Sandrine Cnudde

Dans la gueule du ciel, par Sandrine Cnudde, paru aux éditions LightMotiv est le fruit d’un séjour/workshop en compagnie du photographe Piergiorgio Casotti à Tassilaq, commune inuite sur la côte orientale du Groenland.

Composé, alternativement, de photographies, de longs poèmes et d’aphorismes, c’est un récit complet, dense qui suit la tradition orale de cette partie du monde. Tradition qui a bien du mal à continuer à exister, malheureusement, tant les peuples groenlandais subissent de plein fouet une modernisation accélérée.

Dans la gueule du ciel est peut-être, aussi, une forme de témoignage, ou même de testament, de ce qui est voué à disparaître.

Une balle sur le sol. Plus loin la vertèbre d’un animal, blanche, sèche. Encore plus loin une poupée abandonnée aux pissenlits.

Quelques pas, encore, et ces mots :

 » Nous ne sommes rien

et pourtant si

pleins de vacuité

sur la piste de danse si

pleins que nos langues sont debout dans nos bouches »

Puis des rochers, des rochers, encore des rochers. Parfois les silhouettes lointaines d’enfants dans les rochers, tâches de couleur virevoltantes.

Puis reviennent les pierres, le lichen, les herbes rases, des fleurs éparses jaunes et violettes, une sensation de sécheresse alors que l’océan baigne tout. Et l’étouffement à chacune des pages. L’étouffement parce qu’au bout du chemin il n’y aura que le granit, quelques enfants encore, perdus, puis rien.

Parfois un long poème surgit (il y en a neuf) comme une ample respiration, comme ces histoires contées à la veillée. Il y est question de Wagner, d’un chemin qui mène à l’intérieur, de la poussière sur la glace qui s’use.

Il y est surtout question de la vie, de la mort, de l’amour, de l’ennui, ce qui fonde une existence dans un des endroits les plus à l’écart du monde.

© Sandrine Cnudde

Sandrine Cnudde est photographe, poétesse (éditrice aussi de la remarquable revue Vinaigrette), et de ces deux médiums elle se sert avec habileté et subtilité pour nous amener en ces lieux.

Nous sommes bien loin des images traditionnelles associées au pôle Nord : des banquises à la blancheur éclatante, de la neige et des chiens de traineau. Ce ne sont pas les pôles de Jean Malaurie ou Paul-Émile Victor, immenses de courses infinies, d’espaces vierges, immaculés.

Non. Tassilaq est une bourgade de 2000 habitants perdue au milieu de rien, dans un espace où il ne se passe rien. Et ce rien devient oppression ; ce qui est une immensité se referme en un lieu clôt, fini, presque une prison, dont les habitants peinent à s’échapper tant les civilisations occidentales sont éloignées et, parfois, les rejette.

Dans la gueule du ciel invite donc le lecteur à considérer ce Groenland autrement, à perdre nos illusions « romantiques » inspirées de nos lectures d’enfance. Mais, parce que Sandrine Cnudde use tout autant des mots que des images, le poids qui pèse dans les photographies prend un autre élan par le pouvoir des phrases.

Des aphorismes comme des éclats dans le grand vide :  » je ne suis pas sur le pont pour regarder ton peuple se noyer », ce qui a laissé une trace a d’abord disparu », « les bières les livres/toutes ces choses échangeables » jalonnent les pages, ouvrant un autre regard, un autre possible.

© Sandrine Cnudde

Alors qu’est Dans la gueule du ciel, finalement ? Un cri de rage ou un cri d’appel ? Un soutien ou une alerte ? Nous serions bien en peine de lui accoler un qualificatif qui deviendrait dès lors trop définitif.

Il est ça : espoir et souffrance, douleur et joie. C’est un livre d’humanité au cœur de la chute. Parce que Sandrine Cnudde démontre de la plus belle manière qui soit tout l’attachement qu’elle porte à ces personnes, mais aussi la violence que la « modernité » leur inflige.

Que restera-t-il quand il ne restera plus rien ?

Pas de traces écrites, la langue inuite est essentiellement parlée. Pas de coutumes, de costumes, d’habitat, il y a belle lurette que les chasseurs se déplacent en motoneige et abattent les phoques à la carabine.

Comme bien souvent il restera des regrets, quelques traces dans des musées, des souvenirs vagues et surtout l’impression d’un immense gâchis. Dans la gueule du ciel n’est pas un livre passéiste, il ne clame pas ce « c’était mieux avant » que certains brandissent comme des étendards. C’est un livre d’amour et de respect, un livre-trace, un livre-jalon. Il ressemble à ces histoires qui le ponctuent : des moments, des fragments pour se rappeler, pour recréer du lien, pour se serrer un peu les uns contre les autres.

Sandrine Cnudde le fait de la plus belle manière qui soit : avec conviction, humilité et courage.

INFORMATIONS PRATIQUES
Dans la gueule du ciel
Sandrine Cnudde
Edition Ligthmotiv
Format 17 x 24 cm, 132 pages
Sortie : Septembre 2018
ISBN : 9791095118077
32€
https://sandrinecnudde.blogspot.com/
https://editionslightmotiv.com/
https://revue-vinaigrette.blogspot.com/

Biographie
Poète et photographe, a longtemps exercé le métier de jardinière et de paysagiste, sur l’Aubrac pour le cuisinier Michel Bras et dans diverses agences avant de créer la sienne en 1999. Depuis 2006, elle exprime sa nature nomade en voyageant seule et à pied en Ecosse, aux Pays-Bas, en Norvège ou au Groenland en passant par la Corrèze, la Lozère et les Pyrénées. Les hautes latitudes et l’altitude l’attirent. Chaque départ est motivé par un questionnement autour d’un rapport au lieu. Au retour, elle travaille la mise en forme de ses collectes dans un esprit révélateur des espaces invisibles, des liens silencieux qui unissent les hommes à leurs territoires.
C’est avec ses “relations de voyage“ qui mêlent écriture et photographie, qu’elle insiste sur l’importance de l’expérience vécue comme source d’inspiration artistique. Sa recherche préoccupée par l’interdépendance humain/paysage/animal, retrace la vision d’un monde en mouvement et ouvre sur le voyage intérieur. La rencontre avec les cultures de l’arctique lors de son séjour au Groenland en 2016 a accentué l’onirisme de ses poèmes formant un tout indivisible avec ses photographies et l’oralité des textes. En 2020, elle traverse la région Occitanie à pied et lit des poèmes à certaines étapes choisies dans le monde paysan, autre ancrage du réel. Elle expose ses photographies et participe à de nombreuses lectures publiques, ajoutant une dimension sonore à son travail de témoin. En février 2020, elle a fondé la micro revue de poésie et de photographie VINAIGRETTE, bimestriel imprimé et plié artisanalement à 250 exemplaires.

Frédéric Martin
Frédéric Martin est photographe, son travail questionne l'intime, la relation à l'autre. Il a publié l'Absente chez Bis Éditions. Frédéric Martin écrit aussi des chroniques de livres de photographies dans lesquelles il cherche à valoriser tout autant le travail du photographe que l'objet livre. Elles sont à lire sur son site : www.5ruedu.fr

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