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Pour sa première carte blanche, notre invité de la semaine, l’enseignant, critique d’art et artiste photographe, Bruno Dubreuil publie un premier article sur la vraie nature de la photographie. Au sein de la revue en ligne Viens Voir, Bruno questionne la photographie sous toutes ses formes : qu’elle soit historique, esthétique ou anthropologique… Aujourd’hui, il partage avec nous ses réflexions autour de la nature même de la photographie, l’une des pratiques artistiques la plus difficile à penser.

De toutes les pratiques artistiques, la photographie est peut-être la plus difficile à penser. Précisément parce que l’intention qui la produit n’est pas toujours nécessairement artistique. En cela, l’appareil photo serait moins proche du pinceau que de l’outil destiné à écrire. Ainsi, le crayon ou le clavier de l’ordinateur peuvent-ils répondre à un besoin fonctionnel (liste de courses, écrit juridique, dépêche de l’AFP) aussi bien qu’à une visée littéraire. Entre ces deux opposés, de multiples formes existent et oscillent, la carte postale en est un bon exemple.

De la même manière, il y aurait les photos artistiques et celles… comment dire… non artistiques. Toutes seraient de même nature apparente mais, comme pour l’écrit, les frontières seraient poreuses et la dichotomie trop tranchée pour se révéler opérante.

Toutefois, tenter de préciser des points de différenciation entre les formes dites artistiques et les autres nous aidera à ouvrir des champs de réflexion.

Artistique pourrait désigner une photographie résultant d’une volonté d’expression de la part du photographe. Elle s’opposerait alors à une photographie-témoignage, peut-être une photo de famille, prise par un amateur, un simple document du présent. C’est volontairement que j’accole tous ces termes qui détaillent différentes nuances de notre quête de définition. Car chacun de ces termes, à sa manière, pose question.

Considérons d’abord la double paire distinguant usage privé/public et amateur/professionnel.

Il apparaît immédiatement que l’équation est incomplète si on n’y ajoute pas un troisième pôle, celui d’une photographie fonctionnelle : portrait d’identité, photo publicitaire, photo médicale, etc. Or, si cette dernière est assurée par des professionnels (quand des machines automatisées ne les ont pas remplacés), elle ne pourrait devenir artistique que de manière involontaire ou par une sorte de transmutation esthétique. C’est par exemple le cas des photos de ce désormais célèbre photographe de la police suisse Arnold Odermatt dont les images d’accidents ou de constats de dommages sur des véhicules ont été de nombreuses fois exposées ces dernières années.

Disons que la photographie fonctionnelle n’est artistique que par surcroît. Plutôt qu’un art, elle est un artisanat, distinction qui ne la dévalue nullement mais s’inscrit dans une redoutable zone de frottement de l’histoire de l’art.

Ce n’est pas non plus la destination de la photographie qui va tracer une frontière : des photographies à usage très intime se voient reconnues aujourd’hui comme oeuvres artistiques à part entière. Je pense ici particulièrement à la photographie dite brute, un de mes sujets de prédilection.

De même, une photo élaborée dans un cadre familial peut complètement changer de statut et se retrouver sur les murs d’une institution ou d’une galerie. Ainsi, la Conserverie à Metz ou la galerie Lumière des Roses se font fort d’isoler des images que l’on (re)découvre comme des diamants restés jusqu’alors invisibles ou noyés dans une masse d’images d’un intérêt inégal.
Voilà qui dit bien que, plus qu’une question de nature du medium, il s’agit d’une affaire de regard. De telles photographies deviennent l’objet d’une transmutation esthétique. Elles accèdent à une reconnaissance par les milieux artistiques (collectionneurs, galeries, institutions, critiques).

Dans de tels cas, la photographie devient artistique non parce qu’elle est le produit d’une intention de cet ordre mais parce qu’elle est reçue dans un champ artistique. Notons que ce n’est pas là le seul apanage de la photographie : de nombreux objets utilitaires travaillés par le passage de l’histoire se voient ainsi intégrés aux collections de musées d’art. Mais force est de reconnaître que la photographie est un medium qui, malgré sa jeunesse, constitue une matière particulièrement ouverte à ces transmutations esthétiques.

Vient enfin l’épineuse question du document, lequel appartiendrait peut-être à une autre catégorie qu’à celle de l’art. L’intention qui préside à sa production serait d’abord celle de capter un témoignage visuel, de garder une trace, même s’il s’agit d’un événement anodin. Là aussi, on pourrait dire que l’esthétique ne lui serait attribuée que par surcroît. Ici, il nous faut bien différencier l’intention esthétique de l’esthétique elle-même : une photographie n’est pas nécessairement le résultat d’une intention esthétique mais, par contre, elle s’inscrit forcément dans une esthétique, celle-ci serait-elle négligée, trash ou bien… documentaire ! Nous savons en effet, depuis August Sander et Walker Evans que le style documentaire est, en photographie, un style qui correspond à une esthétique précise, identifiée, forte mais à l’expressivité mise en retrait. Les catégories sont décidément bien entremêlées…

Il apparaît donc impossible de fixer la nature de la photographie, un paradoxe pour un medium pour lequel l’action de fixer a tant d’importance. La photographie est un medium dont la nature migre selon les regards. Une manière de dire que sa malléabilité la rend certainement bien outillée pour traverser les mutations en cours.

(> découvrez la suite dans notre édition du 31 mai 2023…)

– Texte & Photo © Bruno Dubreuil

La Rédaction
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