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Comment regarde-t-on un livre d’images ? Comment fonctionnent les deux types de lecture de perception de l’image unité et lecture du récit en images ? Comment les livres d’images peuvent faire de place stratégique dans la construction et la diffusion des représentations sociales et dans la formation des normes et des opinions des jeunes ? Ce sont certains de ces questionnements qui ont lancé la discussion avec l’autrice américaine Barb Rosenstock. Découvert à la librairie du Jeu de Paume lors de l’exposition Dorothea Lange. Politiques du visible (Jeu de Paume, Paris, 2018), le livre Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois et publié par Calkins Creek aux Etats-Unis en 2016) a immédiatement attiré mon attention.

En regardant la couverture, j’ai pensé que c’était l’un des rares livres destinés aux enfants qui présentait une partie de l’histoire de la photographie à travers les yeux d’une femme photographe [1]. Combien de photographies de femmes photographes apparaissent dans les manuels scolaires ou dans les livres jeunesse en général, et combien d’enfants sont au courant qu’il y a eu, dès très tôt, des femmes qui ont utilisé l’appareil photo à des fins professionnelles ? De plus, les livres jeunesse constituent pour nombre d’enfants l’un des premiers livres de littérature qu’il leur est donné de lire. Sabrina Sinigaglia-Amadio observe que « les illustrations de certains manuels scolaires affichent elles aussi une surreprésentation masculine. En effet, on ne note aucun cliché pris par une photographe (sur les 5 recensés) ni aucune héroïne présente alors que 2 héros modernes y figurent. De plus, on peut relever qu’apparaissent seulement 3 œuvres d’artistes femmes tous genres confondus (peinture, sculpture, bande dessinée, etc.) sur les 53 au total et que, sur les 12 photogrammes (de cinéma ou de théâtre) » [2]. Marion Durant nous rappelle l’importance majeure de ces lectures extrascolaires pour les jeunes en soulignant que « chez l’enfant jeune, le livre d’images peut répondre à un besoin très profond, premier, retrouver l’image de soi-même, reconstituer le monde environnant pour s’y situer, retrouver les événements de sa propre vie »[3].

Aujourd’hui, le livre de Rosenstock n’est pas encore disponible dans les grandes bibliothèques parisiennes (Kandinsky, B.P.I. Pompidou, B.n.F., I.N.H.A.). On peut cependant le trouver sur commande dans certaines librairies (L’Harmattan, La boutique Richelieu, Delamain, Compagnie, Librairie du cinéma Panthéon, etc.) ou en ligne via la page de l’autrice.

À gauche : Portrait de Barb Rosenstock
À droite : couverture Barb Rosenstock, Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois) Etats-Unis : Calkins Creek, 2016.

Barb Rosenstock est l’autrice de plusieurs livres d’images pour enfants et adolescents. Au centre de ses histoires, nous trouvons abondement des sujets reliés à l’histoire de l’art et des artistes ; The Noisy Paint Box: The Colors and Sounds of Kandinsky’s Abstract Art, Vincent Can’t Sleep: Van Gogh Paints the Night Sky, Through the Window: Views of Chagall’s Life and Art, et Mornings with Monet (ouvrages illustrés par Mary Grandpré) sont seulement certains titres de sa riche bibliographie.
Diplômée d’abord en psychologie de l’Université Loyola de Chicago, elle a commencé sa carrière professionnelle en travaillant pendant environ vingt ans en tant que responsable créative en collaboration avec des institutions spécialisées à la conception graphique et au marketing d’entreprise. En 2001, elle obtient un master en enseignement élémentaire de National Louis University. En lisant des livres d’images à ses élèves et ses deux jeunes fils, Rosenstock a découvert sa grande passion pour la littérature enfantine. Ainsi, elle s’est lancée dans de nombreux projets d’écriture et a enseigné ses techniques de plume à Highlights Foundation et Society of Children’s Book Writers and Illustrators (SCBWI).

Comment avez-vous été intéressée à travailler avec des livres d’images ? Y-a-t-il un livre d’images qui vous a inspiré pour devenir vous-même créatrice de ce genre littéraire ?

Le seul livre jeunesse qui m’a vraiment inspiré et motivé à écrire mes histoires est le Snowflake Bentley de Jacqueline Briggs Martin (Boston : Houghton Mifflin, 1998), qui, par coïncidence, se réfère également à un photographe ! Je suis mère de deux fils, maintenant adultes. Quand ils étaient jeunes, ils préféraient les héros fictifs tels que les pirates, les rois et les athlètes. Cela était dû en raison des livres d’images disponibles à cette époque-là ; ces derniers lorsqu’ils traitaient des sujets sur la vie des personnes historiques ressemblaient plus à des manuels scolaires et manquaient d’une expression purement artistique. Bien évidemment, ils n’existaient pas encore de nombreux bouquins proposant des héros artistes ou d’autres personnages historiques. Pour attirer l’attention de mes enfants et animer leur passion pour la lecture des autres sujets, j’ai décidé de me servir des illustrations existant déjà dans les livres que nous achetions et leur raconter avec mes propres mots des nouvelles histoires.

Jacqueline Briggs Martin, Snowflake Bentley, Boston : Houghton Mifflin, 1998.

Le livre raconte l’histoire de Wilson Bentley (1865-1931) qui est considéré comme le premier photographe de flocons de neige.

Qu’est-ce qui vous a attiré en premier lieu dans l’histoire de Dorothea Lange ? Pourquoi avez-vous choisi cette photographe ?

Mon grand-père me racontait régulièrement des histoires merveilleuses, à la fois drôles et tristes sur les années 30 et la vie pendant la « Grande Dépression » à Chicago. La photo de Dorothea Lange A Migrant Mother constitue d’une certaine manière le symbole par excellence de cette période (au moins aux États-Unis). Au début, j’ai voulu tout simplement chercher des informations supplémentaires sur la femme qui a pris cette photographie emblématique dont tout le monde en parlait. En apprenant plus sur sa vie, de ses difficultés relationnelles, de sa maladie (poliomyélite) mais surtout de sa passion humaniste, j’ai constaté que cette histoire devrait être communiquée aux jeunes.

Quel a été votre processus d’écriture ? Avez-vous dû faire des recherches dans les archives, quel matériel avez-vous utilisé ?

Je ne crois pas que le terme « processus » peut s’appliquer à ma démarche créative. Je travaille souvent sur un sujet après avoir fait sa découverte par hasard. C’est la curiosité d’enrichir mes connaissances sur une personnalité ou un événement qui me motivent à en faire une recherche approfondie. Je fais souvent des recherches dans les archives, je voyage dans des lieux spécifiques ou j’interroge des spécialistes des sujets que je traite dans mes livres. Concernant Dorothea Lange, il y avait énormément d’informations disponibles en libre accès. Toutes les sources consultées sont mentionnées à la fin du livre.

Extrait du livre de Barb Rosenstock, Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois) Etats-Unis : Calkins Creek, 2016.

En présentant alors à travers votre livre l’histoire de Dorothea Lange à un jeune public, avez-vous remarqué ce qui l’ a le plus impressionné ?

Bien que je discute très souvent avec les élèves des écoles primaires, je n’ai pas eu encore l’opportunité de leur présenter Dorothea’s Eyes. Malheureusement, aux États-Unis, le financement des programmes d’études artistiques a décisivement diminué et c’est une des diverses raisons qui peuvent expliquer le fait que les livres qu’on me demande de présenter concernent primordialement l’histoire et la science.

Comment et où les enfants peuvent-ils avoir accès à votre livre ? Dorothea’s Eyes est-il disponible dans les bibliothèques scolaires aux Etats-Unis ?

Heureusement oui, le livre se trouve déjà dans de nombreuses bibliothèques scolaires. Les enfants, les parents et les enseignants peuvent également trouver tous mes livres dans leur librairie locale ou les commander en ligne.

Barb Rosenstock, Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois) Etats-Unis : Calkins Creek, 2016.
Image copyright Gérard DuBois , text copyright Barb Rosenstock. Editor Caulkins Creek.
Extrait du livre de Barb Rosenstock, Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois) Etats-Unis : Calkins Creek, 2016.

Pourtant, au cours des dix dernières années, de nombreux livres d’images ont été publiés, axés sur la présentation et la célébration des femmes artistes. Comment pensez-vous que ces livres aident les enfants à se familiariser avec un aspect de l’histoire des femmes qui a été absent des manuels éducatifs et scolaires pendant de nombreuses années ? À votre avis, à quoi est dû l’augmentation du nombre de livres de ce genre ? Dorothea’s Eyes a déjà reçu des critiques éloquentes pour son approche féministe (« Une ressource excellente pour les débutants en histoire des Etats- Unis et en women’s studies » Kirkus Reviews, « une introduction solide pour l’une des plus célèbres photographes américaines » School Library Journal).

Plus les femmes prennent du pouvoir dans les différents domaines et revendiquent l’égalité, plus leur – et notre- Histoire, longtemps ignorée, sera écrite et lue. Les livres pour enfants sur les femmes artistes se multiplient parce que celles-ci ont mené des vies fascinantes. Leurs parcours nous apprennent comment entretenir la passion pour la réalisation de nos objectifs personnels malgré les différentes difficultés rencontrées et nous incitent à développer un esprit créatif, curieux et décisif. De toute manière, il faut penser aussi du côté des enfants ; pour ceux-ci ces livres ne représentent pas des « histoires de femmes » mais ce sont tout simplement de belles histoires, attrayantes. C’est important alors qu’ils s’habituent ainsi à lire et apprendre de manière impartiale l’Histoire. Si le marché soutient ce genre de livres, ils continueront à être créés et, espérons-le, lus.

Barb Rosenstock, Dorothea’s Eyes : Dorothea Lange Photographs the truth (illustré par Gérard Du Bois) Etats-Unis : Calkins Creek, 2016.

Nous aimerions en savoir plus sur le choix du titre Dorothea’s Eyes. Qu’est-ce qui caractérise selon vous le regard de Dorothea Lange ?

Le livre commence par une citation : « C’est comme ça. Regarde-le. Regarde-le. À quoi ressemblent les êtres humains ? Aux yeux ». Ce sont mes paroles préférées de Dorothea Lange. Je voulais concentrer l’attention du lecteur sur le regard de Dorothea, évoquer ce qu’elle ressentait lorsqu’elle utilisait son appareil pour photographier le monde qui l’entourait. Pour moi, Dorothea regardait à la fois avec les yeux et le cœur. Sa personnalité se caractérisait d’un esprit interrogateur et pensif. En même temps, le titre du livre fait écho à son apparence physique et la couleur inhabituelle de ses yeux.

Quelle est votre propre relation avec la photographie et plus généralement avec l’art ?

J’ai toujours apprécié l’art et la photographie mais je n’ai jamais développé aucune pratique artistique. Je me contente d’admirer les travaux réalisés par autant d’artistes talentueux.

Pour avoir plus d’informations sur l’auteure Barb Rosenstock et du matériel pédagogique sur son livre Dorothea’s Eyes : www.barbrosenstock.com.

[1] À noter que dans la bibliographie française sur l’histoire du cinéma, nous trouvons depuis 2016 des livres jeunesse sur la pionnière Alice Guy ; Sandrine Beau, Cléo Germain, Mademoiselle Alice qui inventa le cinéma, Paris : Belin jeunesse,2016, Sandrine Beau, Aline Bureau, La première femme cinéaste : le journal d’Alice Guy, Paris : Belin jeunesse, 2019, Catel Muller et José- Louis Bocquet, Alice Guy, les clandestines de l’histoire, dessiné par Catel Muller ; écrit par José-Louis Bocquet, Bruxelles : Casterman, 2021.
[2] Sinigaglia-Amadio, Sabrina. « Place et représentation des femmes dans les manuels scolaires en France : la persistance des stéréotypes sexistes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 29, no 2, 2010, pp. 46-59.
[3] L’image dans le livre pour enfants, exposés de Marion Durant et Gérard Bertrand dans le cadre du Cours de littérature enfantine organisé par la Joie par les livres, 1969-1970 dans Bulletin d’analyses de livres pour enfants no 19, p.15.

Maria Xypolopoulou
Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes.

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