Temps de lecture estimé : 11mins

« Femmes photographes – Dix ans de luttes pour sortir de l’ombre » est le troisième opus de la collection « Histoires de Photographes » publiée aux éditions Loco. Une première rencontre entre la biographe Sylviane Van de Moortele et la photographe et militante Marie Docher dans les allées de Paris Photo et le défi est lancé de raconter l’histoire de celles (oui, surtout celles) qui œuvrent pour donner de la visibilité aux femmes photographes. Dans cet entretien, Sylviane précise qu’il ne s’agit pas d’une biographie, mais qu’elle retrace avant tout la lutte de cette lanceuse d’alerte qui a bousculé toute une profession.

Portrait de Sylviane Van de Moortele © Emmanuelle Brisson

« Aujourd’hui, je vois les choses complètement différemment. Et je vais même vous dire que ça m’a permis de revisiter des moments de mon parcours professionnel. J’ai mis des mots sur des choses que j’avais vécues à une époque et qui m’avait laissé un trouble. J’ai compris des choses. Et les personnes que j’ai interrogées me l’ont dit à leur tour, qu’elles avaient pris conscience après coup qu’elles avaient vécu des choses de cet ordre-là, de cassures de genre ou qu’elles avaient au contraire alimenté ce dénigrement des femmes ».

Sylviane, on vous connaît pour avoir présidé pendant presque 25 ans l’association de la Villa Pérochon (Pour l’Instant), et aujourd’hui, on vous découvre biographe et autrice. Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis historienne de l’art de formation, mais plutôt dans le registre de l’art médiéval et de l’archéologie. J’ai mené deux vies en parallèle, la première, professionnelle dans le secteur de la culture et plus particulièrement autour du patrimoine culturel, et la seconde c’est ce parcours entièrement bénévole et passionné dans la photographie. Il y a 30 ans, avec Patrick Delat, on a créé l’association Pour l’Instant, et de là sont nées les Rencontres de la jeune photographie internationale à Niort. Comme j’évoluais dans le milieu de la culture et que je connaissais bien les différents réseaux, on m’a demandé de prendre la présidence.
Il y a 7 ans, j’ai décidé de me former au métier de biographe et je suis donc devenue écrivaine et biographe. À partir de là, j’ai dû trouver du temps pour me consacrer à l’écriture. C’est ainsi qu’en 2019, après 25 ans à la tête de l’association j’ai cédé ma place de Présidente. La Villa Pérochon était labellisée, une convention avec les partenaires était en place, tout était sur les rails, c’était le bon moment pour partir. Aujourd’hui, bien sûr, je reste encore très proche de l’association, elle me tient à cœur depuis toutes ces années, on m’a donc nommée présidente d’honneur. Je continue de me rendre aux réunions et de participer aux différents événements, mais je n’ai plus la charge mentale de tout gérer au quotidien. C’est donc en 2017 que mon destin prend un nouveau chemin, je me destine réellement à l’écriture et plus particulièrement à la rédaction de biographies d’artistes photographes.

Pourquoi ce choix de vous spécialiser dans les biographies de photographes spécifiquement ?

J’ai une relation très forte à l’écriture depuis toujours. Elle m’accompagne depuis mon plus jeune âge. Et j’ai toujours pris énormément de plaisir à écrire, que ce soit pour moi, des lettres à mes amis, à mes parents et même professionnellement. J’ai toujours porté une attention très aiguë à la façon dont je rédigeais mes rapports d’études jusqu’aux dossiers de subvention ! Mais le déclencheur a été pour moi un événement qui s’est passé dans ma famille en 2012, ma mère a failli mourir, elle a subi une opération à cœur ouvert en urgence. Et à ce moment-là, je me suis demandé ce que je connaissais vraiment de mes parents. Tous les deux ont eu des histoires familiales peu banales et je me suis demandé ce que je pourrais raconter à mes enfants de l’histoire de leurs grands-parents. Cette époque a coïncidé avec la disparition de nombreux grands maîtres de la photographie. Je me souviens plus particulièrement de Denis Roche, où il y a eu plusieurs tables rondes après sa mort autour de son travail. Mais je m’étais fait la réflexion, que dans ces tables rondes, où il y a beaucoup de personnes qui l’avait côtoyé, tout le monde supposait, faisait des hypothèses, mais finalement, de son vivant personne ne lui a demandé quelles étaient ses intentions en tant que photographe. J’ai eu une sorte de flash et c’est en faisant des recherches sur Internet pour trouver des formations sur l’écriture que j’ai découvert que le métier de biographe existait. Et là je me suis dit, ça y est, je sais ce que je veux faire, je deviens biographe pour photographe !

Et votre première biographie éditée est celle consacrée à Jacqueline Salmon publiée chez Loco ?

Alors je ne fais pas que des biographies de photographes car il faut bien vivre un peu (rires), mais c’est la première qui a eu vocation à être éditée, oui.
Quand je suis sortie de ma formation, j’étais à la recherche d’éditeurs pour publier des biographies de photographes, j’ai rencontré Eric Cez, des éditions Loco. Et le contact est bien passé, mais le projet devait mûrir un peu, on devait apprendre à mieux se connaître, et un jour il m’annonce la création de la collection « Histoire de photographes » pour lancer ces biographies de photographes. C’est lui qui m’a demandé de faire celle de Jacqueline Salmon, que je connaissais assez peu. Le livre est sorti en 2021. Le numéro deux est consacré à Vivian Maier (ndlr : rédigé par Françoise Perron) et enfin, il y a ce dernier projet sur les femmes photographes…

Couverture du livre © Gilles Berquet

Comment est née cette idée de rédiger cet ouvrage qui raconte dix ans de lutte pour la visibilité des femmes photographes ?

Alors c’est une idée qui ne vient ni d’Eric, ni de moi. C’est vraiment une histoire peu commune, parce qu’elle est née de ma rencontre avec Marie Docher dans les allées de Paris Photo en 2021.
Alors je vais être sincère, tout ce combat pour rendre les femmes photographes plus visibles, je n’en avais que très peu connaissance. Vous savez il y a encore vraiment une fracture entre ce qui se passe à Paris et en région. Nous à Niort, on soutient les jeunes photographes, donc on voyait les jeunes femmes photographes sortir de l’école, ensuite avoir des bourses, des résidences… De notre point de vue, tout allait bien. Et en 2013, quand Marie Docher a publié sur son blog Atlantes & Cariatides les premiers décomptes sur les festivals, elle m’avait interpellée par email pour me dire qu’à Niort nous étions vraiment à contre-courant des autres festivals puisque nous exposions en majorité des femmes photographes. On avait eu un échange très sympathique, mais ça n’avait pas été plus loin. Et quelques années plus tard elle m’avait de nouveau interpellée pour me confier son mécontentement sur le choix d’un conseiller, mais je n’étais à l’époque plus Présidente, c’était le choix de Patrick Delat, le directeur artistique. Avec ces nouveaux échanges, nous nous sommes dit qu’il serait bien de nous rencontrer. Paris Photo arrivait, et on s’est croisées par hasard dans les allées de la foire. La biographie de Jacqueline Salmon venait de paraître quelques mois plus tôt et elle m’a demandé tout simplement si je ne serais pas intéressée de rédiger tout le combat mené pour donner de la visibilité aux femmes photographes. Et le projet est parti de là. Évidemment, sur le principe ça m’intéressait et finalement c’est allé assez vite, Eric Cez a tout de suite dit oui, même si ce n’est pas une biographie à proprement parler, cela reste une histoire de photographe. Il n’a pas hésité un seul instant. Et le ministère de la Culture nous a accompagnés dans le financement du projet.

Ce n’est pas une biographie mais ce n’est pas si éloigné. Comment avez-vous travaillé pour rédiger ce livre ? Avez-vous réalisé de longs entretiens comme vous le feriez pour une biographie ?

Oui, exactement, j’ai réalisé de longs entretiens avec Marie. On a déterminé ensemble une série de personnalités que je pouvais solliciter pour abonder et avoir des regards extérieurs et d’autres approches… Au-delà des entretiens, j’ai fait un gros travail de recherche, de documentation, j’ai regardé des vidéos, des émissions… Ma méthode de travail a été la même que pour une biographie. J’effectue des entretiens à intervalle régulier parce que je me rends compte qu’il faut du temps, il faut parfois que la mémoire remonte à la surface. En laissant passer 10 à 15 jours entre deux entretiens, j’obtiens des réponses plus complètes et plus argumentées. Il y a une femme qui m’a vraiment impressionnée, c’est Agnès Saal. Elle a un regard analytique complet et une parole qui est construite de sorte que l’on n’a pas besoin de revenir dessus. C’est très impressionnant.
Comme il y avait un certain nombre d’intervenants, il a été difficile de tout organiser, certains entretiens sont arrivés très tard, au moment où j’avais déjà bien entamé la rédaction. Et sans doute le point le plus difficile, ça a été de me limiter parce que plus je discutais avec les un·es et les autres, plus de portes s’ouvraient devant moi, notamment sur la question des artistes racisées, la question du genre, le colonialisme et le décolonialisme… C’était passionnant, mais il fallait revenir au sujet initial pour ne pas se perdre et surtout Eric n’avait pas prévu de faire un tome 2.

Faire tous ces entretiens, travailler et vous documenter sur le sujet, est ce que ça vous a fait voir les choses différemment ?

Au début, rien qu’avec mes entretiens avec Marie, je suis un peu tombée de ma chaise. Me dire qu’en 2013, on en était là, je n’en avais pas du tout conscience.
Et oui, ce n’est rien de le dire que je vois les choses complètement différemment aujourd’hui. Et je vais même vous dire que ça m’a permis de revisiter des moments de mon parcours professionnel. Et j’ai mis des mots sur des choses que j’avais vécues à une époque et qui m’avait laissé un trouble. J’ai compris des choses. Et les personnes que j’ai interrogées me l’ont dit à leur tour, qu’elles avaient pris conscience après coup qu’elles avaient vécu des choses de cet ordre-là, de cassures de genre ou qu’elles avaient au contraire alimenté ce dénigrement des femmes.

Rétrospectivement, était-ce le rôle de Marie, ou plus généralement d’une photographe de faire tout ce travail ?

Je pense que Marie était à sa place en tant que « lanceuse d’alerte », pour reprendre l’expression de Jean-Luc Monterosso. Donc, est-ce qu’une lanceuse d’alerte sur ce terrain-là doit ou pas être photographe ? Je ne sais pas, mais en tout cas, elle a pris ce rôle à bras-le-corps et elle l’a porté fortement.

En lisant cet ouvrage on se rend compte de la difficulté et parfois de la violence rencontrée par ces femmes qui ont œuvré pour faire bouger les lignes.

Dans certains témoignages que je relate chez les unes, chez les autres, on se rend compte de toute cette violence. Et encore tout n’est pas écrit parce qu’il y a certains témoignages qu’on m’a demandé de ne pas retranscrire, qui sont très graves et inacceptables. Mais c’est là et ça existe. Dans mon parcours, je me dis que j’ai eu de la chance de ne pas être face à autant de violence que ce que j’ai pu entendre dans ces entretiens.

À qui se destine cet ouvrage ?

Ce livre touche plusieurs publics. En premier lieu les femmes photographes bien évidemment, c’est important qu’elles comprennent les mécanismes contre lesquels elles vont devoir lutter. Si tu ne comprends pas comment ça fonctionne, c’est difficile de t’orienter. La preuve, moi qui ai vécu des situations difficiles, j’ai eu besoin de ça pour comprendre ce qui s’était réellement passé !
Mais ça dépasse le propre de la photographie, j’ai eu des échanges lors du lancement du livre à la Maison Européenne de la Photographie, il y avait Marie et Lynn S.K. avec moi, des personnes dans l’auditorium nous ont interpellé pour nous demander comment eux pouvaient faire bouger les choses dans leur secteur. Ça dépasse le strict champ de la photographie.
Et puis évidemment, cet ouvrage s’adresse à tous les hommes qui ont des responsabilités dans les institutions, les prix, les festivals, etc… Pour qu’ils s’ouvrent enfin, qu’ils ouvrent les yeux sur leurs responsabilités.

INFORMATIONS PRATIQUES
Femmes photographes
Dix ans de luttes pour sortir de l’ombre
Sylviane Van de Moortele
Collection « Histoires de Photographes »
Éditions Loco
12 x 16 cm, 152 pages
ISBN : 978-2-84314-093-8
19€
https://www.editionsloco.com/spip.php?rubrique351

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

You may also like

En voir plus dans L'Interview