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Pour sa troisième carte blanche, notre invité de la semaine, le co-fondateur de Photo Doc et co-créateur de l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire, Valentin Bardawil, nous présente la résidence Traverse menée à la Réunion par Romain Philippon et Thierry Hoarau. Valentin a collaboré sur ce projet à l’occasion d’une exposition, et comme il nous le confie, c’est un projet photographique « qui laisse des traces ». Romain et Thierry posent les bases d’une photographie documentaire humaniste 2.0 et esquissent la voie pleine de promesses et d’avenir du monde d’après qu’il nous est donné de construire en ce début de 21e siècle.

C’est lors d’une table ronde à Arles que je découvre Romain Philippon et la résidence Traverse qu’il mène à la Réunion avec Thierry Hoarau. Je lui propose de prolonger la discussion autour d’un verre et dans le tumulte des Rencontres nous échangeons brièvement sur leur travail photographique. Quelques mois plus tard, Romain m’appelle me demandant d’écrire un texte pour une exposition qui arrive. J’accepte en échange de la participation à un Zoom du mois que nous avons publié en février 2023. Voici mon texte pour leur exposition.

Projet Traverse. © Romain Philippon

Projet Traverse. © Thierry Hoarau

« S’il est des projets photographiques qui laissent des traces et creusent des sillons qui dépassent le cadre habituel et familier des images que nous côtoyons au quotidien, sans conteste, Traverse fait partie de ceux-là.

À l’heure où le monde bascule dans une série de crises inédites, crises énergétiques, sociales, climatiques, économiques… Au moment où les repères, que nous avions mis des siècles, voire des millénaires à patiemment construire, s’effondrent les uns après les autres, deux photographes, Romain Philippon et Thierry Hoarau, posent les bases d’une photographie documentaire humaniste 2.0 et nous montrent la voie pleine de promesses et d’avenir du monde d’après qu’il nous est donné de construire en ce début de 21e siècle.

Projet Traverse. © Romain Philippon

Projet Traverse. © Romain Philippon

Comme le dit le chercheur et ami Jean Kempf qui a participé à Trwa kartié, une résidence photographique déjà menée sur l’île de la Réunion dans les années 1990, dont les deux photographes s’inspirent et dont ils sont à bien des égards les héritiers : « tous les grands projets documentaires de la Mission Héliographique au Transmanche, en passant par la FSA (paradigmatique à bien des égards), portent au cœur une crise, au sens de ce moment où tout bascule, où tout est possible, et où se décide la vie, la mort. Ce moment où tout est pareil et rien ne le sera jamais plus, ce passage, la photographie le traque en découpant sans cesse de fines lamelles. »

Ce passage où rien ne sera plus comme avant dont parle Jean Kempf, les deux photographes ne l’ont pas traqué, il s’est imposé à eux. Ils débutent leur résidence à la Plaine des Palmistes en avril 2021, alors que le confinement est en vigueur sur l’île à cause du Covid. Ce sera donc ce monde en train de basculer qu’ils vont découper en fines lamelles.

Projet Traverse. © Romain Philippon

Projet Traverse. Plaine des Palmistes, La Réunion. © Romain Philippon

À contre-courant des images volatiles qui se font aujourd’hui, ils s’installent et prennent leur temps. Ils sont au plus près des habitants, exclusivement là pour eux et pour raconter en photographies et en mots leurs histoires qui coulaient jusque-là dans le flux ininterrompu du temps et de l’oubli. Chaque image pose les bornes d’un territoire en friche qui ne les attendait pas.

Pendant leurs huit mois de résidence, ils vont fabriquer mensuellement Fey Sonj, un journal de 32 pages tiré à 2000 exemplaires avec des photos et des textes racontant de manière poétique une partie de la vie de celles et ceux qu’ils croisent et qui vivent sur cette terre. Les photos se donnent en main propre, comme les journaux que les photographes distribuent eux-mêmes à cette population dont ils apprennent à se faire accepter et avec qui ils tissent une toile de confiance forte.

Dès le départ, convaincus que leur présence à la Plaine va créer de l’interaction sociale, ils présument que leurs photographies vont porter davantage que de simples images. Ils ne sont pas trompés. Ces fines lamelles de temps qu’ils captent avec leur appareil et qui s’accompagnent d’une cocréation et d’une altérité propre au documentaire, vont révéler la présence d’un monde invisible qui sous-tend le monde de la matière et que seule la photographie peut révéler. Les habitants de la Plaine les repèrent tout de suite dans les pages des journaux qu’ils reçoivent quand ils découvrent le sourire de Marie que tout le monde avait oublié, la mort prémonitoire de Raymond ou la transformation de Tristan que même son psychiatre n’attendait pas.

Projet Traverse. © Thierry Hoarau

Leurs images montrent les changements que le flux ininterrompu de la vie ne permettait plus de voir. Chaque édition du journal se termine par une petite phrase sur la mort dite ici ou là, par celles et ceux qu’ils croisent et photographient. Mais si les deux photographes revendiquent aussi une boutade dans cette ponctuation funeste qui scande la sortie de chaque journal, elle indique surtout jusqu’où les photographes sont allés dans leur processus de création, où morts et résurrections se succèdent, pour donner vie à leurs images afin que danse sous nos yeux le ballet incessant de la vie.

La transformation dans la photographie est toujours une affaire d’émotions, et, comme le dit Romain quand il raconte ses adieux aux habitants, « des larmes ont coulé et ça n’arrive pas souvent sur des projets photographiques ».

Ces larmes ont le goût des liens indélébiles qu’ils ont laissés dans tous les cœurs croisés, elles ont le goût du combat que les artistes ont mené contre l’oubli et le temps et si ce lien arrive aujourd’hui jusqu’à moi en me demandant d’écrire ce texte pour leur exposition, il ne faut pas y voir le hasard, Jean Kempf que je citais plus haut, m’a donné il y a longtemps le livre Trwa kartié dont il est un fier contributeur. Il m’a présenté Bernard Lesaing pour que je comprenne le travail colossal que lui et ses amis photographes, Jean Bernard et Karl Kugel ont fait il y a plus de trente ans sur le même territoire. Jean est au conseil d’administration de Photo Doc et je ne compte plus les discussions sur la photographie agissante que nous avons eues ensemble. Et pourtant toutes ces informations qui me relient à Traverse, Romain et Thierry ne les connaissaient pas quand ils m’ont fait leur demande. Voilà ce que porte la photographie documentaire, un pouvoir de transmission capable de relier les individus, en conscience, au-delà de l’espace et du temps qu’il ne faut jamais sous-estimer.

¹ https://photodocparis.com/zoom-romain-philippon-thierry-hoarau

La Rédaction
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