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La vie de Letizia Battaglia est un véritable roman, c’est pour cette raison que son amie, la journaliste Sabrina Piou, a souhaité rédiger sa biographie, tout juste éditée aux éditions Actes Sud. Grâce à cet ouvrage “Je m’empare du monde où qu’il soit” et à l’importante rétrospective que le Jeu de Paume – Château de Tours, lui consacre actuellement, on plonge véritablement dans l’histoire si singulière de cette sicilienne, qui a fait de sa vie, une lutte contre la mafia et les inégalités. Un rôle modèle qui invite à se battre et à s’emparer du monde. La prochaine édition des Rencontres d’Arles proposera l’exposition « J’ai toujours cherché la vie » à la Chapelle Saint-Martin du Méjan.

© Actes Sud

Elle vient au monde le 5 mars 1935, son nom est Maria Letizia, mais tout le monde l’appelle Mariuccia, ce n’est qu’à l’âge adulte qu’on l’appelle Letizia. Elle grandit dans une famille issue d’un milieu bourgeois avec trois frères et sœurs. À l’époque, la Sicile n’est pas encore en proie à la corruption et à la mafia, ses souvenirs d’enfance sont davantage troublés par la seconde guerre mondiale. Dès son plus jeune âge, elle comprend que la société est divisée et qu’il existe une grande injustice sociale. À l’âge de 10 ans, elle est victime d’un exhibitionniste, cette agression marquera sa vie et engendrera une grande méfiance vis-à-vis des hommes. Suite à cela, son père commence à l’enfermer et à l’empêcher de sortir seule. Bien que ses parents tiennent à ce qu’elle reçoive une bonne éducation dans une école catholique, son père lui refuse de suivre des études universitaires. Pour lui, seul le mariage compte dans la vie d’une femme, faisant s’éloigner son rêve de devenir écrivaine…

Via Calderai.
Palerme, 1991. Letizia Battaglia © Archives Letizia Battaglia

Isolée et se sentant prisonnière, Letizia a 16 ans lorsqu’elle décide de s’enfuir pour se marier avec un jeune homme de sept ans son aîné. Mais elle s’aperçoit qu’elle a remplacé un père tyrannique et violent par un mari tout aussi autoritaire. Elle devient mère pour la première fois à 17 ans, sa troisième et dernière fille naît lorsqu’elle a 24 ans, mais sa vie de mère au foyer la fait plonger dans une profonde dépression. Tétanisée à l’idée de perdre la garde de ses filles si elle venait à quitter son mari, Letizia se résout à continuer de vivre à ses côtés. Elle commence à suivre des cours de secrétariat d’entreprise dans l’espoir de trouver un travail et de s’assumer financièrement. C’est sans compter sur sa santé mentale fragile, elle est hospitalisée, enchaîne les cures durant plus de trois ans et finit par trouver le salut grâce à un psychanalyste freudien et neuropsychiatre, Francesco Corrao. Elle trouve alors le courage de divorcer, mais elle gardera une certaine amertume de cet échec marital et familial puisque les relations avec ses filles seront souvent difficiles.

 

Nous sommes à l’été 1969, lorsque Letizia dépose sa candidature au sein du journal L’Ora, quotidien du Parti communiste italien. Tous les journalistes sont en vacances et la direction lui confie la rédaction de nombreux articles. Parfois, faute de photographes disponibles, elle réalise ses propres clichés pour illustrer ses papiers. C’est le photographe Peppino Capoellani qui lui prête son Leica. Mais à la fin de l’été, au retour des journalistes, l’activité de Letizia diminue drastiquement réduisant ses perspectives d’avenir au sein du quotidien. Cette année-là, son amie Marilù Balsamo lui offre un boîtier, un petit Minolta qui changera le destin de Letizia. Au début elle photographie de manière instinctive, c’est le temps qui lui permet de dompter l’appareil, jusqu’à ne faire qu’un avec lui. À l’époque elle partage sa vie avec un photographe, Santi Caleca, et en 1971 ils décident de partir à Milan pour développer leurs carrières respectives, et malgré des conditions financières difficiles, c’est à ce moment-là qu’elle commence réellement la photographie. Elle documente la vie milanaise et ses images sont diffusées par l’agence Giacomino photo. Elle y développe sa culture photographique, elle s’abonne au magazine Camera et visite régulièrement Il Diaframma, la première galerie privée au monde exclusivement consacrée au médium photographique dirigée par Lanfranco Colombo.

Quartier Saint-Pierre.
Palerme, 1976. Letizia Battaglia © Archives Letizia Battaglia

En 1974, L’Ora lui propose le poste de directrice de la photographie, elle revient donc vivre à Palerme. Ce n’est pas sans difficulté puisqu’à cette époque le monde du journalisme (et pas seulement) est principalement dominé par les hommes. Elle doit à maintes reprises s’imposer avec force. Avec Santi, elle créé un collectif de photographes pour couvrir l’actualité, 24h/24, et parmi les photographes, son frère, Ernesto. Letizia commence à photographier Palerme, elle s’intéresse aux écarts sociaux, photographiant l’aristocratie sicilienne face à l’extrême pauvreté et les assassinats qui ensanglantent les rues de Palerme. Ces massacres ponctuent leur quotidien, trop difficile à vivre pour Santi, il retourne vivre à Milan. Letizia reste, et ignore à ce moment-là qu’elle se retrouverait en première ligne de la couverture d’une guerre civile avec l’arrivée du clan des Corleonesi.

Boris Giuliano, chef de la Squadra mobile [Brigade mobile], sur les lieux d’un meurtre à Piazza del Carmine. Palerme, 1978. Letizia Battaglia © Archives Letizia Battaglia

En 1975, c’est le photographe Franco Zecchin, alors âgé de 22 ans, qui partage sa vie. Deux ans plus tard, la Cosa Nostra se met à assassiner les hommes politiques de Palerme, commence ainsi un chapitre de sa vie et de son travail particulièrement sanglant et angoissant. Elle vit avec la peur de se faire abattre en pleine rue ! Publier les images dans la presse ne suffit plus, dans l’espoir de toucher plus de monde, en 1977, avec l’aide de Franco, elle ouvre la galerie : le Laboratorio d’IF. Un lieu incroyable qui expose des photographes locaux et des italiens, mais également des grands noms à l’international tels qu’Auguste Sander, Joan Fontcuberta, Marie Ellen Mark ou encore Josef Koudelka… En 1982, ce sont plus de 200 personnes qui sont tuées à Palerme et Letizia a photographié toutes ces scènes de crime équipée de son vieux Pentax avec son grand angle. L’odeur du sang et de la mort ne l’a jamais quittée mais elle a la volonté de poursuivre son travail pour témoigner de ce qu’il se passe et pour ne pas laisser la mafia envahir la ville. La photographie occupe une place importante dans la vie de Letizia, mais ce n’est pas la seule chose, la politique est intrinsèquement liée à son engagement, ainsi que le théâtre expérimental qui joue un rôle particulier. Elle entame d’ailleurs des ateliers à l’hôpital psychiatrique de la Real Casa del Matti. Elle se consacre surtout aux patientes de cet établissement, beaucoup ne sont pas malades, elles sont juste victimes de la maltraitance de leurs maris qui les font interner sans leur consentement. Ce fut une expérience particulièrement enrichissante pour Letizia, elle retrouva même en ces murs, un refuge.
En 1985, le galeriste Lanfranco Colombo candidate en son nom au Prix W. Eugène Smith, elle devient la première femme européenne à être lauréate pour son travail sur les conséquences de la mafia sur la société sicilienne. Un succès qui l’a met mal à l’aise et qu’elle ne comprend pas. La reconnaissance de ces pairs la pousse cependant à s’engager en politique, elle devient conseillère municipale, avant d’être élue députée à l’assemblée régionale sicilienne, un poste très bien rémunéré mais frustrant par l’absence total de pouvoir.

Boris Giuliano, chef de la Squadra mobile [Brigade mobile], sur les lieux d’un meurtre à Piazza del Carmine. Palerme, 1978. Letizia Battaglia © Archives Letizia Battaglia

L’année 1992 marque un nouveau tournant dans la vie de Letizia avec les assassinats successifs des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsolino, elle décide de rompre avec sa pratique du photojournalisme en couvrant les scènes de crimes, et de partir voir le monde pour découvrir des territoires reculés comme le Groenland. En 2017, elle donne vie à un lieu qu’elle a rêvé durant 40 ans, le Centre International de la Photographie à Palerme, un espace de plus de 600 m². Elle célèbre ce lieu comme une victoire. « Il est le fruit d’un rêve collectif et civique face à la corruption et la mafia.» Plus tard, la photographe se demande ce qu’elle pourrait faire de toute cette souffrance immortalisée dans les assassinats qu’elle a photographiés durant deux décennies. Dans un rêve, elle y met le feu pour se libérer. C’est ainsi qu’elle imagine redonner un nouveau sens à ses images et transformer ses démons, en créant des superpositions avec d’autres photographies de femmes nues, des fleurs ou des enfants… Elle souhaite par dessus tout que son travail ne soit pas seulement réduit à sa lutte contre la mafia.

Letizia Battaglia
Le magistrat Roberto Scarpinato avec son escorte sur le toit du tribunal.
Palerme, 1998

Letizia Battaglia
Via Pindeponte. Fête de carnaval à l’hôpital psychiatrique.
Palerme, 1986

Son rapport à la photographie a toujours été ambivalent, car si les scènes de crime l’ont profondément meurtrie et qu’elle s’est toujours questionnée sur sa légitimité à photographier de tels drames, elle se sent redevable, car c’est la photographie qui lui a sauvé la vie. C’est en pratiquant l’image fixe qu’elle a commencé à se sentir libre et à découvrir la personne qu’elle était réellement. Grâce à elle, elle a pu redonner de la force aux victimes et aux plus fragiles, comme aux résidents de l’hôpital psychiatrique, aux femmes et aux enfants qu’elle a photographiés.

INFORMATIONS PRATIQUES
Je m »empare du monde où qu’il soit
Éditions Actes Sud
13.50 x 21.50 cm
400 pages
26.00€
https://www.actes-sud.fr/contributeurs/letizia-battaglia

jeu05déc(déc 5)14 h 00 min2025dim25mai(mai 25)18 h 00 minLetizia BattagliaJeu de Paume - Château de Tours, 25, avenue André Malraux 37000 Tours


https://jeudepaume.org/evenement/letizia-battaglia/

J’ai toujours cherché la vie
Les Rencontres d’Arles
Du 7 juillet au 5 octobre 2025
Chapelle Saint-Martin du Méjan
https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/1610/letizia-battaglia

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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