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L’aventure de Contrejour commence en 1975. La date n’est pas très précise, tant cette année-là Claude Nori est emporté par une énergie créative et instinctive qui le pousse, presque malgré lui, vers l’édition. Revue trimestrielle, livres photographiques et même galerie : Contrejour incarne avant tout la déclaration d’un amour de la photographie que Claude Nori a voulu transmettre au plus grand nombre. Rencontre avec cet éditeur singulier.

Claude Nori, Amalfi 2025 © Isabelle Nori

Comment est née l’aventure Contrejour et quelles ambitions éditoriales aviez-vous pour cette maison d’édition ?



Je ne m’étais pas destiné à créer une maison d’édition. C’est venu presque par accident. J’étais photographe et en 1974 je travaillais sur la maquette de mon premier livre, un projet auquel je tenais énormément. À l’époque, il n’existait pas de galeries photo, il était donc très difficile d’exposer son travail. Ce livre, je l’avais intitulé « Lunettes » et j’étais particulièrement fier d’avoir obtenu une préface d’Agnès Varda. Mais impossible de trouver un éditeur : la photographie d’auteur n’avait pas encore trouvé sa place dans l’édition, à l’exception de quelques grands noms publiés par Robert Delpire.
Face à cette impasse, j’ai décidé de faire une auto-édition, comme l’avait fait Jean Dieuzaide avec « Mon aventure avec le brai » en 1974. Parallèlement, je mûrissais l’idée d’un journal dédié à la photographie, que j’ai baptisé Contrejour. À cette époque, je baignais dans une effervescence collective : de nombreux jeunes photographes de ma génération m’encourageaient à aller plus loin, à créer une structure capable de faire exister nos travaux.
Le journal et la maison d’édition sont donc nés simultanément. Pour le journal, j’avais déjà un pied dans le métier : j’étais correspondant pour Progresso Fotografico, une revue italienne. On formait un petit collectif de passionnés, et le tout premier numéro a même été tapé à la machine ! Très vite, nous avons ouvert une galerie à Montparnasse, à Paris. 
C’était une époque de pionniers : tout restait à inventer.

Vous ne souhaitiez donc pas être éditeur ?

Pas du tout ! J’ai endossé ce rôle un peu par nécessité, pour répondre à un besoin urgent. Mon livre Lunettes, je l’ai fait imprimer chez un petit imprimeur en banlieue parisienne. Je n’avais aucune expérience dans ce domaine et pourtant, le résultat n’était pas si mal. C’était un petit format, peu coûteux, assez inédit à l’époque. À sa sortie, il a rencontré un véritable succès. Très vite, d’autres photographes sont venus me voir, me demandant de les éditer à leur tour.
Je me suis retrouvé éditeur un peu malgré moi. À l’origine, je voulais simplement publier mon livre, puis passer à autre chose. Mais avec le recul, peut-être que j’étais fait pour ça : conjuguer le regard du photographe et celui de l’éditeur.
Ce qui est amusant, c’est que Lunettes n’a finalement pas été le premier ouvrage publié par Contrejour. Comme je le disais, plusieurs projets ont émergé en même temps. Carole Naggar – auteure de nombreux ouvrages photo – m’avait proposé un livre autour du travail du photographe américain Ken Pate, qui avait réalisé un reportage sur de jeunes rockers parisiens dans un bar. Des portraits saisis au flash, très bruts. Le livre, Roquette Rockers, est finalement sorti un peu avant le mien.

© Hervé Gloaguen / Contrejour

Vous célébrez votre 50ème anniversaire, quelle a été l’évolution de votre maison d’édition, tant sur le plan éditorial que sur le plan économique ?

La galerie que nous avions ouverte est rapidement devenue un lieu incontournable pour toute une jeune génération de photographes. À la même époque, Agathe Gaillard ouvrait aussi sa propre galerie, mais elle exposait des auteurs déjà établis, comme Ralph Gibson, dans une optique plus commerciale, pour vendre des tirages. De notre côté, l’ambition était différente : nous voulions avant tout montrer des images, vendre nos livres, mais surtout créer un espace de rencontre, de discussion, d’échange autour de la photographie.
Nous avons dû quitter notre premier local, rue de l’Ouest, qui allait être démoli. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré un ami, il travaillait chez Filipacchi, qui nous a grandement aidés à structurer l’ensemble. Il avait un peu de moyens, une vraie expérience, et il nous a permis de professionnaliser nos activités, notamment en prenant en main la gestion financière et en nous trouvant des locaux dans le centre de Paris.
Contrejour a alors pris un nouvel élan. Nous avons publié de belles monographies : Robert Doisneau, Jeanloup Sieff, Sabine Weiss ou encore Willy Ronis, tout en continuant à soutenir la jeune photographie. Nous avons aussi commencé à mettre en lumière les photographes humanistes dont on parlait peu à l’époque. D’une certaine manière, c’est nous qui les avons fait redécouvrir au grand public, et c’est sans doute ce virage-là qui a fait décoller Contrejour.
Le journal a laissé la place au magazine Caméra internationale, et nous nous sommes développés et même un peu institutionnalisés.
Mais un jour, en pleine période de fêtes de fin d’année, le moment le plus stratégique pour nos ventes, nous avons appris que notre diffuseur, Vilo, allait déposer le bilan. Nous n’avions pas suffisamment de trésorerie pour faire face et avons dû à notre tour déposer le bilan. 
Avec ma femme Isabelle, nous avons quitté Paris, nous nous sommes installés à Biarritz. Là nous avons relancé Contrejour, mais sous une forme différente, plus libre, plus « décontractée ». L’arrivée des ordinateurs avait changé la donne : on pouvait concevoir un livre de n’importe où. On invitait les photographes chez nous, on prenait le temps d’échanger, de réfléchir avec eux. C’était une autre manière de faire de l’édition, une façon de s’inscrire dans une réflexion intellectuelle peut-être un peu plus forte que ce que nous faisions à nos débuts.

© Hervé Gloaguen / Contrejour

Quel regard portez-vous sur l’édition photographique d’aujourd’hui ?

Quand je vois le nombre de livres photo qui paraissent chaque année, j’en ai parfois le vertige. C’est impressionnant. Je suis admiratif de l’énergie et de la passion de tous ces éditeurs. Beaucoup sont animés par une véritable foi en la photographie. Je le constate notamment au sein du réseau FrancePhotoBook, qui réunit les éditeurs photo indépendants français : ce sont de vrais passionnés.
Je pense aujourd’hui que pour beaucoup de jeunes photographes, publier un livre est devenu une manière d’exister, de se faire connaître. Le livre est devenu, en quelque sorte, l’œuvre originale elle-même. Mais tout va très vite : à peine un ouvrage sort-il qu’il est déjà remplacé par un autre. À notre époque, publier un livre, c’était souvent l’aboutissement d’un travail au long cours, une œuvre mûrie sur cinq ou dix ans. C’était presque une consécration, le fruit d’une réflexion construite.
Aujourd’hui, il y a une belle énergie, des propositions très fortes, et d’autres plus fragiles. Mais faut-il pour autant restreindre cette production ? Si oui, comment ? La plupart du temps, ces livres sont financés par les photographes eux-même parce qu’ils ont la nécessité d’exister, d’être visibles. Et parfois, grâce à cela, des institutions les remarquent, les exposent. Chaque époque a ses forces et ses faiblesses. Quand nous avons commencé, lorsque l’on publiait un livre, toute la presse en parlait. C’était rare, donc précieux. Aujourd’hui, l’abondance rend la visibilité beaucoup plus difficile.

Quel est le livre que vous auriez aimé publier ?

J’adorais le travail du photographe chilien, Sergio Larrain. Avec Bernard Plossu, nous en avions parlé : il fallait absolument qu’on le publie. Et puis, le temps est passé… Finalement, c’est Agnès Sire qui a réalisé ce très beau livre. Mais c’est un livre que j’aurais vraiment adoré faire.

Comment souhaitez-vous entamer cette cinquième décennie ? Quels sont vos projets pour Contrejour ?

Couverture A Rome la nuit. Hervé Gloaguen / Contrejour

J’espère que l’aventure pourra se poursuivre encore un peu, car j’ai toujours la même passion pour faire des livres. Mais je vais me recentrer davantage sur mon propre travail. Pendant des années, j’ai mis mes projets de côté pour publier ceux des autres. Aujourd’hui, avec Isabelle qui m’aide énormément, nous travaillons sur une série d’ouvrages autour de mon œuvre. Certains projets sont restés dans les cartons pendant longtemps, d’autres sont nouveaux.
Et puis, bien sûr, au fil des rencontres, des coups de cœur, nous continuerons sans doute à soutenir d’autres photographes. En ce moment, nous défendons « À Rome la nuit » d’Hervé Glohagen, un des fondateurs de l’agence Viva. Je suis très heureux d’avoir pu l’éditer car je lui en avait fait la promesse. Je trouve ce livre assez remarquable.

Les Éditions Contrejour depuis 1975.
https://www.editions-contrejour.com


Cet entretien a été publié dans le numéro #382, août 2023 du magazine Réponses Photo.

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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