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Pierre Faure, Les jours couchés

Temps de lecture estimé : 12mins

C’est un livre Multiple et simple, multiple parce qu’il agrège en son corps à la fois un territoire multiple, paysages insolites, adolescents rêveurs, Chartres de Bretagne, une romancière, Hélène Gaudy et son texte sur cette enfance sauvage, faite de rituels et de passages, vers une dispersion d’un présent actif comme un rêve étrange, situant les routes et les ombres, une galerie Le Carré d’art, une jeune maison d’édition, Sur la Crête éditions et un photographe Pierre Faure.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Nous savions que c’étaient des ruines. Nous le savions déjà, enfants. Quelque chose en nous, du moins, le savait. Mais nous préférions croire aux fantômes, c’était un choix plus raisonnable. Nous le savions quand ces paysages étaient encore les nôtres, quand ils n’étaient pas tout à fait des images, ces images qu’il suffit de regarder pour que tout nous revienne — les trajets faits chaque jour, presque les yeux fermés, parfois durant une vie entière, le mur de parpaings, le squelette d’une machine, les ciels immenses et la boue noire, le fer, la pierre, le tournant, les broussailles, puis le tronçon de route où le bitume se bombe, où dort une bête immense en cet endroit précis du monde, et de nouveau un mur, une planque, une grille, une haie.” Hélène Gaudy

Ce livre est issu du travail effectué par Pierre Faure dans le cadre d’une résidence de création à la galerie Le Carré d’art à Chartres de Bretagne. un double mouvement central fait intervenir des portraits d’une adolescence, de certains paysages et vues des lieux traversés. Le livre s’éclaire également du texte de la romancière Hélène Gaudy. Les jours couchés sont publiés par Sur la Crête éditions.

© Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Pour Pierre Faure, entré en résidence à Chartres de Bretagne, durant l’hiver, 2019/2020, et dont ce livre est une restitution, voir c’est photographier, dérouler un territoire dans ce qu’il égraine de vides et de pleins, dans ce qu’il suggère d’absences et de présences, dans ce qu’il produit de rencontres, de celles qui font images, puissances des traces et de l’inscription sensible sur le film, en noir et blanc; le monde de l’adolescence est ainsi mis en exergue, en portraits, longue chevelure noire photographiée de dos qui se fond dans le noir d’un bois, signifiance de refus , regards glissants vers l’ailleurs, évasions, hors champ, ou photographiés de deux tiers, rarement de face, ces jeunes gens semblent ne pas être là, s’évader de la photographie, signaler leur non appartenance à ce monde, s’échapper, répondre d’un ailleurs.

Tout cela est une sorte d’esquive, une façon de tromper la représentation, de glisser du réel au rêve, au sommeil, à cette lente déposition des présences, corps, vêtements, attitudes, comme si ces adolescents là étaient l’incarnation d’autre chose, un peu, beaucoup des fantômes qui traversent soudainement un être là, sans intention, comme un départ, roman de l’ombre, de cette déambulation statique où se perçoit un autre monde, autre lieu, autre topos, en tout cas rien qui ne s’affirme plus avant dans ce territoire que ses ombres, présence ophélienne des noyés.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Le regard de Pierre Faure a-t-il mis en scène, instinctivement, une sorte d’immanence d’une adolescence rêvée à travers ces jeunes gens, dans une poétique de la dispersion de soi dans un ailleurs, une altérité où les frontières entre rêve et réalité restent floues, mouvantes, glissantes, pour produire en creux, dans un appel, les mots même de l’expression littéraire, engagée par Hélène Gaudy, ce qui s’offre ainsi au regard et à la voix.

On longeait des tas de bois, des pylônes, des palissades, des graffitis par bribes qui inventaient des alphabets, on longeait sans les voir ces restes à l’utilité passagère, ces traces de ce que d’autres avant nous avaient construit et délaissé — paysage transitoire, provisoire, traversé, architectures faites pour contenir les corps, les outils, les machines, faites pour être utiles, pas pour être habitées.” Hélène Gaudy

Ici tout étonne silencieusement et se voit par transparence, par glissements.
C’est un livre épuré et discret, silencieux et mobile comme un ciel aux nuages mouvants, incantatoires, au bord du rêve, un théâtre où les êtres flottent, où les paysages sont sensations pures, une incitation aléatoire au toucher et au rêve, au somnanbulisme… quelque chose flirte avec un art du théâtre dans une incitation au RÊVE, autre mesure d’une sur-réalité dont l’ambition éteinte fait la part belle au texte d’Hélène Gaudy.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Il faudrait cisailler l’enveloppe épaisse des choses, écarter les pans de la route, les branches enchevêtrées, l’eau lourde, le béton brut, y ouvrir des trouées, mais on ne voit plus rien, rien qu’un monde de vestiges où certains vivent encore sans qu’on puisse les rejoindre. Peut-être la maison a-t-elle été détruite, peut-être est-on passé tout près d’elle sans la voir, peut-être qu’on ne se souvient même plus qu’un jour elle a été hantée.” Hélène Gaudy

Les jours couchés font état de ces infinis repris aux zones abandonnées, pavillonnaires, semi-industrielles, campagnes follement solitaires, silhouette fantôme d’une façade a l’allure de décors de cinéma, empilement de palettes industrielles, tout cela flotte dans l’air comme dans un film de cinéma, décors omniprésent d’un territoire que le photographe ne cesse d’accorder à son oeil, à son arc, dans une entreprise de nomination et dans ce qu’il peut compter d’éléments d’un art brut, d’une matière lourde, d’un land Art minimal, éléments d’un territoire pauvre, une campagne sans campagne, désertifiée, un territoire qui ne semble plus pouvoir se situer hors de sa matérialité et que Pierre Faure ne cesse de séquencer, de parcourir, de regarder, d’habiller de son regard pour en extraire une matière signifiante; quand l’asphalte bétonné, devient traces, que l’arrête d’un bâtiment pris sous la lumière sage devient photographie, espace intérieur, porosités et s’anoblit.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Le texte d’Hélène Gaudy rattache ces éléments d’une autobiographie visuelle, intime dans l’effort que cette photographie assume de sa propre étrangeté dans l’étrangeté du monde, vu dans ses isolements, à un texte qui évoque et qui glisse sur les lieux imaginaires de l’enfance, de la maison hantée aux chemins abandonnés et parcourus; apparait alors un monde de vestiges où les autres vivent et “où on ne peut plus les rejoindre”, si bien que ces deux instances, photographie et texte en se croisant, se fécondent, résonnent et habitent ce livre sans mots, sans titre, sans légende, construit dans l’épaisseur du temps, sur le fil des pages, dans un pari d’équilibre et de modernité, quand le sable du sablier cesse de couler et qu’il suspend un temps dédié au jeu….comme si une action se déroulait en parallèle et bien loin de ce qui est ici absent et présent, tout ce qui servirait à se rassurer, à se sauver de cette intranquilité qui fait oeuvre, interrogeant là aussi une disposition à être.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

« Cette maison croisée sur la Départementale, avait-elle été détruite ou jamais terminée ? Était-elle une ruine ou une ébauche ? » – Hélène Gaudy

De quoi est il question au juste dans ces Jours Couchés si ce n’est la situation de ce territoire dans une mise en épreuve pour Pierre Faure, tirer cette réalité hors de sa gangue pour en saisir la matière fictive d’un roman fait d’ombres et de présences. Ce pignon d’une maison dont l’heure n’est plus, ces chemins qui se dévident, aux herbes qui étaient si hautes, au ciel mouvant et aux ombres fluides par lesquelles se signalaient la porosité de ce qui fut déposé au creux du coeur, sous les yeux, la douceur du ciel sur la peau, la saveur des mots perdus, les blessures comme une arête de pierre, puis le chant de la nuit étrange et complice, au présent éternel et sauvage, tout cela émane en même temps du texte d’Hélène Gaudy, féconde le regard, enrichi la matière sensible de ce livre, qui ne cesse de croître en soi, dès lors qu’on l’aborde comme une rive, un pays étrange et neuf, là où une sorte d’aventure prend l’effet d’une rencontre… il faut se laisser aller à ces croisements productifs pour entrer dans un univers paradoxal où s’entremêlent les présences avouées et inavouées et le tremblement des corps, hors du jeu identitaire.

Les photographies sont les parois de nos grottes, on y distingue l’empreinte de ceux que nous étions sur ces vieux trajets de l’enfance, quelque part par ici ou dans un autre coin de France, ceux que d’autres, à notre suite, se sont mis à arpenter.” Hélène Gaudy

Un recouvrir/découvrir opère une mue du regard, l’espace temps n’est plus le même, une défection s’opère pour rendre au lecteur cette aventure visuelle et sonore dans un film hypothétique qui ne rencontre plus uniquement le territoire breton, somme toute assez plat, mais la présence avouée à travers la brume des souvenirs, des décors improbables, de ce que les rêves d’enfance confondent à la marge de ce qui fut vécu, puis oublié, puis restitué dans une évocation de l’intimité rêvée, perçue dans un tremblement.

Il semble que Pierre Faure ait coulé dans ce récit toute l’étrangeté de sa photographie, inquiétante étrangeté légère, essentielle, sans affectation, presqu’objective, dans une froide complicité avec les lieux, dont il extrait une substance photographique active, liant le bord clos de ces champs, de ces chemins, sans jamais les montrer à cet autre espace intérieur de l’adolescence, faisant courir son regard dans la surréalité d’une chevelure sombre, puis d’un regard qui s’en échappe, d’une fusion d’un fond de mur qui fait signe derrière un portrait.

Pierre Faure aborde la matière tachée de l’asphalte qui fait la couverture du livre comme s’il s’agissait déjà d’un tirage d’art, essentiel. Il décline ainsi par ses cadrages, une métonymie qui inscrit plastiquement, dans une lumière étale, sans ombre, des bois entassés dans un regard en béton, sous un ciel lourd, un tas de betteraves, certains éléments de constructions, bois, fers, chaîneaux tordus, faisant penser à une installation d’art brut, comme cette bâche plastique recouvrant sans doute un tas de paille, dans une évocation de ce qui se cache sous les apparences, se perçoit, et fait photographie.

©Pierre Faure, Les jours couchés, Sur la Crête éditions

Il semblerait que cette mise à distance et ces traitements d’objectivation soient essentiels à cet exercice de pouvoir voir et photographier, peut-être aussi pour inscrire par l’écriture dans le cadrage et le traitement du Noir et Blanc toute l’inquiétante étrangeté des éléments hétérogènes issus alors d’un territoire composite sans identité majeure. Le rendre à l’enfance retrouvée et à ses rêves des premières fois, ces situations adolescentes que nous avons tous gardés en nous mêmes, parait avoir été le meilleur choix possible. Il en résulte un livre dont la beauté reste le produit d’une anamnèse et d’épiphanies, au sein de cet hiver qui retourne à la géhenne tout le vivant, cul par dessus tête, dans une sorte de rite sage et de propositions visuelles accordées à la ligne d’un regard, qui, en faisant état, s’adjoint la substance du récit comme la possibilité du voyage.

On sortait de nos chambres au petit matin noir pour y revenir le soir, pour se couler de nouveau, à la nuit tombée, dans la lumière chaude de la lampe, comme s’il n’y avait que là, chez soi, que chacun reprenait sa forme, retrouvait son visage. Le jour on était dehors, sur la route ou à l’école, bientôt au collège, bientôt au lycée, le jour on était un groupe, un réseau, une bande, on avait huit ans, dix ans, bientôt on en aurait douze, on soufflerait seize bougies et on aurait du mal à y croire, on ne voyait pas les murs mais des trouées noires sur fond blanc, des trouées blanches sur fond noir, des taches de suie, de peinture, de lumière éclatée, et le ciel qui collait au sol à la faveur des brumes.” Hélène Gaudy

Les mots d’Hélène Gaudy ont cette ferveur qui ajoute un souffle supplémentaire, induisent ce temps précieux de l’intime, faveurs des oiseaux qui, au matin, enchantent un paysage d’hiver pris dans son givre en lui donnant sa lumière, vaste songe où se parlent encore les ombres dévêtues des soirs d’hier et d’autrefois, revenues ici et maintenant, en leurs présences.

Les messages qu’on s’est adressés nous sont devenus illisibles. On ne voit plus les bornes, mais la distance, on ne voit plus les pointillés mais la ligne qui les relie, le temps s’est dilué dans les jours couchés sur les jours, on ne l’a pas vu passer.” Hélène Gaudy

Tout ceci se dit par la main qui tient le livre, l’extrait de sa chemise grise souple et le déshabille, page à page…comme un corps sage, tout un voyage.

INFORMATIONS PRATIQUES
Travail effectué dans le cadre d’une résidence de création à la galerie Le Carré d’art à Chartres de Bretagne.
Les jours couchés
Photographies Pierre Faure
Texte Hélène Gaudy
Editions Sur la Crête
2020 – 300 exemplaires (édition courante) 25€
15 exemplaires (édition limitée) avec tirage numéroté et signé par l’auteur

http://www.pierre-faure.com/photographie/

Pascal Therme
Les articles autour de la photographie ont trouvé une place dans le magazine 9 LIVES, dans une lecture de ce qui émane des oeuvres exposées, des dialogues issus des livres, des expositions ou d’événements. Comme une main tendue, ces articles sont déjà des rencontres, polies, du coin des yeux, mantiques sincères. Le moi est ici en relation commandée avec le Réel, pour en saisir, le flux, l’intention secrète et les possibilités de regards, de dessillements, afin d’y voir plus net, de noter, de mesurer en soi la structure du sens et de son affleurement dans et par la forme…..

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