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Pour sa deuxième carte blanche, notre invitée, Yolita René, historienne de l’art et commissaire d’expositions indépendante lithuanienne revient sur l’œuvre d’Algimantas Kuncius. Après nous avoir présenté l’exposition d’Arles « Dimanches de liberté. 1965-1985 en Lituanie » retour sur plus de six décennies de carrière… Un de ses tirages a été sélectionné dans le cadre de l’exposition « Noir & Blanc: une esthétique de la photographie Collection de la BNF » qui devrait être présentée au public en 2023.

A propos de deux livres parus récemment (bilingue: anglais, lituanien):
« Photographed in Vilnius.1960-1970», éd. Musée National de Lituanie, Vilnius, 2020
« Photo Reflections. Vilnius, 1990-2019 », éd. Artseria, Vilnius, 2019

« Photographed in Vilnius.1960-1970», éd. Musée National de Lituanie, Vilnius, 2020

« Photo Reflections. Vilnius, 1990-2019 », éd. Artseria, Vilnius, 2019

Algimantas Kuncius, vit et travaille à Vilnius depuis 1958.
Après des études de droit et de musique, passionné par la photographie dès son adolescence, il commence à travailler en tant que photo-reporter dans la presse culturelle et artistique lituanienne dès 1963.

Depuis 60 ans, il aime flâner quotidiennement dans la même ville. Il enregistre sa réflexion visuelle en allant de la réalité objective à la réflexion simple et en faisant d’un sujet une métaphore.

Dans ses photographies, les passants dans l’espace urbain prennent un sens important. Ils sont présents dans les deux livres : leurs mouvements, leur attitude, leur expression à travers la mode vestimentaire, la dynamique de leurs corps dans l’espace… Ce spectacle se renouvelle à toutes les époques. Quelque chose se produit à un moment précis et cela devient une éternité.
« La rue est la scène la plus intéressante» dit A. Kuncius

Vilnius 1960-70 © Algimantas Kuncius

Vilnius 1960-70 © Algimantas Kuncius

Vilnius 1960-70 © Algimantas Kuncius

Différentes périodes vont se succéder au gré de l’utilisation de ses multiples « instruments » : depuis le format carré en noir et blanc argentique jusqu’aux images numériques en couleurs de la dernière période lorsque le photographe se promène « d’une rive à l’autre ». Le nom Vilnius vient de « vilnis » qui signifie « la vague ». La ville est traversée par la Neris. La rive gauche est le centre historique tandis que la rive droite est récemment urbanisée.

Vilnius 1960-1970

Un portrait de Kuncius daté de 1967, photographié par son frère, un « Salut 6×6 » (copie soviétique d’Hasselblad) dans ses mains, atteste des débuts où le photographe s’exprimait à travers des formats carrés. D’ailleurs, un livre de 2007 a été dédié à ce format de prédilection : « Les carrés de Vilnius 1960-1970». Plus tard, il réalisa aussi un cycle avec son Leica où la verticalité domine (« Réminiscences »), puis l’horizontalité s’impose dans ses paysages (« Vues de lointain »).

Algimantas Kuncius en 1967, Vilnius

Contrairement à d’autres artistes qui ressentent le besoin de parcourir le monde en apportant des images des pays lointains, Kuncius ressent plutôt le besoin de fixer un regard inépuisable sur sa ville. En dehors de son travail de photographe, l’essentiel de son œuvre regroupe les multiples vues de son environnement le plus proche. A ce propos on peut évoquer le photographe tchèque Sudek dont la vision a été chère à Kuncius et qui exprimait sa relation au monde depuis son milieu de vie proche tels la fenêtre de son atelier et son jardin ou à travers des promenades dans les rues de Prague et de sa périphérie (« Le monde à ma fenêtre », Galerie Jeu de Paume, 2016.)

Dans la vieille ville « je me sentais libre, tel un musicien, jouant ad libitum » se confie Kuncius à propos de ses débuts.

Vilnius 1960-70 © Algimantas Kuncius

© Algimantas Kuncius

C’est ainsi que pour son tout premier livre « Vues de Vieux Vilnius » édité en 1969, il a pu curieusement échapper à l’imprimatur soviétique en dépit du jugement de censeurs qui estimaient que certaines images n’exprimaient pas du tout l’optimisme et la modernité « futuriste » du mode de vie communiste.

Par exemple, sa « Nature morte d’automne » de 1967, inclue dans ce livre, fut fortement critiquée lors de la première exposition « 9 photographes lituaniens » à Moscou en 1969. Le photographe dut alors se justifier devant le Comité des critiques d’art soviétique lors d’un débat public. Seuls sa capacité d’improvisation et son sens de la dialectique l’ont sauvé des foudres de la censure comme ce fut le cas en d’autres circonstances.

Dans une de ces images carrées, « Window of Pergale confectionery factory » de 1967, le sens olfactif est exalté : un petit garçon intrépide accroché à la fenêtre d’une biscuiterie pour humer les irrésistibles senteurs que le photographe relie au « Petit prince » de Saint-Exupéry.

© Algimantas Kuncius

Le jazz et les séquences photographiques

Dès les années 60, Kuncius s’exprime fréquemment à travers des « séquences photographiques », comme dans la photographie de Sabine Weiss, par exemple.

« J’aime observer l’action, on ne peut tout contenir dans une seule image. Cela n’est pas lié à une nostalgie cinématographique. Arpenter les rues et observer en permanence l’espace et l’action, le cadrer où tout se déroule en soi, sans rechercher quelque chose de précis » explique Kuncius. C’est ici l’idée de se laisser surprendre par un moment de grâce et par les résonances de l’instant.

Musicien, amateur de jazz, il laisse son regard disponible pour d’incessants et nouveaux étonnements :
« Le jazz et la photographie ont toujours été pour moi comme un havre de paix ou plutôt d’espoir car là je pouvais toujours être libéré des contraintes d’une partition ou d’un texte qui m’auraient imposé un certain ordre. »

Il aimait saisir son appareil photo, aller dans la rue et se sentir vivre en observateur détaché de tout contexte politique. « Mon seul Maître était le soleil, je le suivais tant que je pouvais», se souvient A.Kuncius. Son attitude lui permettait d’échapper à la pesante réalité de l’époque

Dans les séquences « A sunny afternoon in Lenin avenue » de 1966, à travers ses vues en contre-jour d’une rue animée, Kuncius célèbre la chanson interprétée par Louis Armstrong « On the sunny side of the street » ( Walked with no one and talked with no one, and I had nothing but shadows (…)

Les séquences de la patinoire (« The skating rink in the Youth stadium », 1963) rappelle la décomposition du mouvement en chronophotographie pratiquée par Muybridge. Ces images se présentent comme des « découpages » successifs vus à travers des grillages, comme des portées de notes devenues verticales. Cette segmentation suggère des mouvements continus, répétitifs et délimités par des lignes parallèles, comme dans la musique minimaliste de Steve Reich.

Dans son Vilnius des années 60, la ville est très enneigée, comme purifiée par une épaisse manne blanche tombée du ciel, faisant momentanément disparaître toute trace de l’occupant. A ce propos, A.Kuncius ajoute combien la peinture de Peter Brueghel l’Ancien le fascinait dès son plus jeune âge. Dans certaines de ses vues de la ville enneigée on peut lire des réminiscences de l’esprit du maître flamand.

A cette époque, l’athéisme était officiel en tant que dogme de l’URSS. Il était défendu de fêter publiquement le Noël religieux. Une séquence de 9 photographies de 1966 : « La rue Gorky avant Noël», nous révèle qu’un magasin de tissus a posé dans sa vitrine un sapin miniature en bravant l’interdit. Avec son Leica le photographe fixe les regards surpris des nombreux passants qu’ils posent sur ce « sapin courageux ».

La rue Gorky avant Noël © Algimantas Kuncius

Les séquences sur « L’église Sainte Catherine » de 1964 témoignent des tristes heures de l’occupation où le patrimoine religieux de la ville est à l’abandon. Cette église baroque du XVII-XVIIIe s. est convertie en entrepôt par les soviétiques, vitres cassées et bâtiment délabré.
Ces séquences sont un témoignage précieux et sensible sur cette période : une passante vêtue de noir, tel un fantôme, précédée par des oiseaux en vol devant la façade composent un Requiem pour le Vilnius baroque…

Chaque église qui apparait dans ses photographies des années 60 a subi le même sort. Le comble de cette dégradation résidait dans une de églises convertie en Musée de l’Athéisme. Ainsi, une religion remplaçait une autre…

Les nuages baroques

Lorsqu’à la fin de l’été arrivent des immenses cumulus blancs, ils procurent à ces édifices baroques une dimension poétique, exprimée par Czeslaw Milosz (1911-2004), né à Vilnius et prix Nobel de littérature 1980. Selon le poète, ils reflètent « les formes irrégulières des coupoles baroques ».
Les seules montagnes que Kuncius aime gravir sont les nuages, ils dialoguent parfaitement avec la pensée poétique de Milosz et de nombreuses vues de sa ville sont changeantes tout comme ces « êtres » aériens en perpétuelle métamorphose.
D’ailleurs, la couverture de « Selected and last poems » de Milosz ( éd. Penguin books, 2006) comporte un des « Nuages » du photographe dans un format carré provenant de son cycle éponyme

Blokas © Algimantas Kuncius

Blokas © Algimantas Kuncius

Blokas © Algimantas Kuncius

Blokas © Algimantas Kuncius

© Algimantas Kuncius

© Algimantas Kuncius

Blokas © Algimantas Kuncius

Blokas © Algimantas Kuncius

© Algimantas Kuncius

Les réflexions photographiques sur Vilnius d’aujourd’hui

Vilnius en couleurs fait aussi son apparition à partir de 1990, l’année de l’indépendance retrouvée.

© Algimantas Kuncius

Avec la reconnexion du pays au reste du monde le photographe vit l’émergence « d’une vie plus colorée ». Il travaille à une « fresque urbaine » se déroulant sur une longue durée tout en observant « l’aspect social du dynamisme de la vie. La couleur est l’expression du temps présent, comme un témoignage historique, avec son contenu esthétique et émotionnel » m’a confié le photographe.

A. Kuncius : « J’observe les mutations de la ville, sans m’y opposer, ni lutter, je n’ai jamais lutté à l’époque soviétique non plus. Un matin, je marche en observant les constructions de nouveaux immeubles comme de véritables « sucettes de verre », le soleil éclaire et je vois à travers leurs carcasses d’allumettes. (…) Je prends toujours des notes photographiques. Aussi, avec le calme, j’ai photographié l’avenue principale Gediminas longtemps en chantier, au cours duquel les royaumes souterrains étaient visibles… »

Les photographies des rameaux vendus pour la Saint Casimir publiées dans le livre du Vilnius des années 60, ont laissé la place, dans l’album sur Vilnius contemporain aux photographies en couleur des sakuras en fleurs sur la rive droite, où de nombreux habitants se rendent pour célébrer le début de printemps. Ces cerisiers ont été plantés en 2001, pour l’anniversaire de Chiune Sugihara, vice-consul du Japon en Lituanie qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a sauvé 6000 juifs.

Les deux livres récents représentent une facette de l’oeuvre de Kuncius. Son inlassable regard est posé sur la nature et sur les variations du monde végétal de son environnement proche, en les fixant au quotidien. Ce sera peut être l’objet d’un autre livre…

Le photographe se révèle particulièrement soucieux de la qualité de ses tirages, qu’il réalise lui-même. Il est capable d’obtenir les nuances les plus subtiles avec ses tons et demi-tons incolores, avec ses tensions entre le clair et l’obscur, entre le noir, le gris et le blanc.

La BNF en possède 53 de son cycle « Réminiscences ». Un de ses tirages a été sélectionné pour l’exposition « Noir & Blanc: une esthétique de la photographie. Collection de la BNF » au Grand Palais, malheureusement sacrifiée pour cause de pandémie et disponible en visite virtuelle.
Cette exposition est à nouveau prévue en 2023 à Paris.

www.baltic-silence.photo

 

La Rédaction
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