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À l’occasion de son 25ème numéro, la revue 6 Mois annonce une nouvelle formule avec un changement de périodicité, de nouveaux axes éditoriaux sous la houlette de son nouveau rédacteur en chef, Alain Frilet. Un juste retour aux sources pour celui qui est à l’origine de la création de la revue et qui aura fait naître le tout premier numéro en 2011. Nous avons rencontré Alain Frilet pour nous présenter ce nouveau numéro consacré à la parentalité. Cet entretien nous permet de revenir sur la genèse de ce média, et de sa mue qui nous ramène à son ADN initial, celui du long récit. Découvrez ici, la première partie de notre entretien.

« C’est lorsque j’étais directeur éditorial à l’agence Magnum, que je me suis aperçu que les photographes étaient les meilleurs médiateurs de leurs sujets. La parole du photographe est essentielle pour raconter ces histoires parce que c’est le seul qui soit capable de donner de la vie et de la chair aux gens et aux situations qui figurent sur ses images. De là est née l’envie de donner une place beaucoup plus importante aux récits des photographes et de renouer avec cette histoire de tradition, du long récit que l’on avait connu du temps de Time, de Life, etc… »

Archives Lora Webb Nichols Courtesy Is the American Heritage Center

Pouvez-vous revenir sur votre parcours depuis vos débuts à Libération jusqu’à aujourd’hui, votre retour au sein de 6 Mois ?

À l’époque, j’étais photographe, un tout jeune photographe. Je suis parti en Irlande du Nord pendant le conflit et j’ai été arrêté par les britanniques qui m’ont confisqué mes boitiers et mes négatifs, je me suis alors juré que je ne me priverais pas de témoigner et je suis donc passé à l’écrit, c’est comme ça que je suis devenu journaliste et que j’ai intégré le journal Libération. Au bout d’une vingtaine d’années, les budgets de reportage commençaient à fondre, je ne me voyais pas faire les synthèses de l’AFP ou de Reuters, j’ai donc décidé de quitter Libération pour devenir indépendant. J’ai beaucoup collaboré avec Géo, qui permettait à l’époque de faire du reportage au long court et me permettait de pratiquer le temps long. Plus tard, on m’a demandé de m’occuper de la direction éditoriale de l’agence Magnum. Et c’est là-bas que je me suis aperçu que les photographes étaient les meilleurs médiateurs de leurs sujets. J’ai souvenir d’Abbas qui revenait d’un reportage, il m’avait montré ses images et m’avait demandé ce que j’en pensais. Elles étaient magnifiques, elles étaient très belles bien entendu, mais je lui ai répondu « Écoute, pas grand chose, raconte-moi. » Et le rendez-vous qui devait durer trois quart d’heure a duré trois heures. Il était intarissable. Et c’est là que je me suis dit que la parole du photographe était essentielle pour raconter ces histoires parce que c’est le seul qui soit capable de donner de la vie et de la chair aux gens et aux situations qui figurent sur ses images. De là est née l’envie de donner une place beaucoup plus importante aux récits des photographes, que ce que l’on connaissait jusqu’à présent – par les légendes généralement assez courtes que l’on fait figurer sous les images – et de renouer avec cette histoire de tradition, du long récit que l’on avait connu du temps de Time, de Life, etc…

INDIA. Kashmir. Srinagar. 1948. Muslim women on the slopes of Hari Parbal Hill, praying toward the sun rising behind the Himalayas. © Henri Cartier Bresson

C’est lorsque j’occupais le poste de directeur de la rédaction chez Eyedea que j’ai développé un projet de revue. J’en ai alors parlé à Patrick de Saint Exupéry, un vieil ami journaliste du Figaro, qui avait créé avec Laurent Beccaria, la revue XXI. Ils m’ont tous les deux proposé de développer mon projet au sein de leur structure. Nous sommes en 2011 lorsque je créé 6 mois, j’ai fait le premier numéro et ça s’est plutôt mal terminé. J’ai été remercié très brutalement. J’ai eu un deuil assez long de cette aventure parce que c’était le résultat d’une expérience professionnelle et d’une envie très forte de voir cette revue donner aux photographes la place nécessaire pour qu’ils racontent leurs histoires… La revue a continué sa vie, une belle vie d’ailleurs, jusqu’à l’accident industriel de Hebdo qui a entraîné XXI et 6 Mois dans son sillage… Heureusement les deux titres ont été sauvés en 2018 par le groupe de médias indépendants 4 Revues. Et l’été dernier, David Servenay, qui était devenu le directeur des rédactions, m’a sollicité pour que je fasse une sorte de lecture critique de la revue et je n’ai pas été tendre, je lui ai dit ce que je pensais. Je trouvais que 6 Mois s’était très éloigné de l’ADN initial qui était ce photojournalisme narratif qui nous permettait de découvrir le monde à travers les travaux des photographes. Il m’a ensuite annoncé leur volonté de transformer la revue en une revue trimestrielle, et ils m’ont proposé de devenir le rédacteur en chef de cette nouvelle formule. J’ai donc accepté cette mission !

Une décision difficile de revenir à la rédaction de 6 Mois après ce départ précipité ?

Ça n’a pas été facile en effet parce que j’ai réellement dû faire un travail de deuil, qui a été long et difficile, sincèrement je n’avais pas envie d’y retourner. Alors évidemment ce ne sont pas les mêmes personnes, mais j’avais tourné la page. Et de fil en aiguille, j’ai développé, à leur demande, une proposition de transformation de la revue et j’ai rencontré les équipes. Notamment la responsable photo, Martina Bacigalupo, qui est une femme extraordinaire. À un moment donné, je me suis dit qu’il fallait que je me lance. Et c’est une belle aventure et un joli défi à relever.

Xia, 19, kisses her mother goodbye before going to university in the provincial capital.
Shielded from the rest of Chinese civilization by a cascade of steep mountains, Dimen and its surrounding lush villages in Guizhou province has kept their Dong minority traditions and arts from centuries ago.
With a history that goes back to the Tang dynasty, the area is adorned with stunning wooden Flower Bridges, bell towers and cascades of beautiful old houses. The Dong people have no written language, but use fine embroidery to communicate their love.
Yet, as highways and tunnels plough through these mountains, the future of the village’s 525 households is at crossroads. There is already a government blueprint to turn Dimen into a satellite town in the coming three years, as China embarks on its latest urbanization drive.
© Justin Jin

Est ce que vous pouvez nous présenter ce 25ème numéro réalisé sous votre direction ?

Le modèle de 6 Mois est un peu compliqué car on ne peut pas mettre en commande les sujets. Quand on publie un portfolio de 20 pages, il y a une prise de risque sur une commande, parce que même avec des photographes de grande qualité, humaine et photographique, rien ne nous assure d’avoir au final le matériel nécessaire pour publier 20 pages ! Nous sommes donc tributaires des sujets existants. Nous sommes une sorte de trait d’union entre des travaux aboutis, totalement réalisés, ou des intentions très avancées et qui s’inscrivent dans une approche sociale, environnementale, économique et sociétale…

Resistance fighters of the Karenni Nationalities Defence Force (KNDF) rest in the forest as they travel to the frontline for a military operation in Kayah State, Myanmar, on 21 March 2022.
The KNDF was formed on 31 May 2021 in Kayah State as a merger of various PDF (People’s Defence Force) groups carrying out armed resistance to the military coup of February 2021. KNDF have 21 battalions and over 8,000 fighters primarily operating military defence missions in Kayah State.
Revolution in Myanmar’s Kayah State @ VII Foundation and the Frontline Club

Pour ce 25ème numéro, nous sommes partis des statistiques de l’ONU publiées l’été dernier sur la croissance de la population mondiale. Avec l’équipe de 6 Mois nous avons commencé à réfléchir sur le sujet et sur ce que cela voulait dire. À l’aune de 2050, nous allons avoir une croissance mondiale démographique hallucinante avec 11 milliards d’individus – en particulier sur le continent africain et indien – mais en même temps, cela s’accompagne d’une décroissance dans les pays occidentaux. Si on regarde ce qui se passe dans ces pays, la parentalité n’est plus une priorité. Face à cela, on s’est posé plusieurs questions : ça veut dire quoi aujourd’hui d’être parents ? qu’est ce que la parentalité ?… On a pu identifier quelques sujets. On donne à comprendre et à voir en espérant que les choix et les sélections que l’on fait sont suffisamment hétéroclites et complémentaires pour apporter un embryon de réponse à des questions que tout le monde se pose. Donc on retrouve, dans la partie triptyque, les sujets d’Axelle de Russé sur la GPA en Ukraine, celui de Justin Jin sur cette mère courage en Chine qui a bravé les interdits imposés par le planning familial chinois, ou encore le reportage d’Antonio Faccilongo sur la PMA pratiquée clandestinement en Palestine. Et encore beaucoup d’autres choses à découvrir…

Lera, 24, Marina, 39 ans, et Marina, 37 ans, sont toutes trois mères porteuses pour Biotexcom. Elles partagent un appartement dans la banlieue de Kiev, loin de leurs propres familles. Elles sont actuellement trois à vivre dans un logement de trois pièces. Elles peuvent être jusqu’à 6. Kiev, décembre 2021. © Axelle de Russé

Ce 25ème nouveau numéro inaugure un nouveau tournant puisque 6 mois va devenir trimestriel. Pourquoi ce changement de périodicité, et qu’est ce que cela va changer d’un point de vue éditorial ?

La volonté de ce changement est double, elle est éditoriale et économique. Je pense qu’il est très difficile pour un semestriel de vivre et de continuer à vivre en librairie aujourd’hui. Je pense que c’est un rendez-vous trop long, trop distant pour pouvoir créer une habitude de lecture et donc une fidélité, et une communauté de lecteurs. La trimestrialisation était d’abord un pari de libraire, un pari d’éditeur. En transformant la périodicité, cela nous permet de pouvoir diversifier notre offre éditoriale. On a donc décidé de consacrer une des quatre revues annuelles à un pays vu de l’intérieur. C’est un pari, ce n’est pas forcément facile à gérer. Il y a d’une part le problème de la barrière de la langue, bien que ce soient des photographes, il y a quand même un grand nombre de textes. Et puis, il y a aussi une autre barrière, même si le numérique a permis de démocratiser la photographie de façon assez spectaculaire, l’exercice de la narration photographique n’est pas donné à tout le monde. Et la culture photographique ne s’est pas développée encore dans certains pays ou tout simplement parce que le pays n’offre pas les supports nécessaires pour que les photographes puissent s’exprimer de façon narrative. Il n’est pas toujours facile de trouver des photographes qui travaillent sur des sujets au long cours.

Aunt Dorothy, Grandma, and Aunt Doris The Golden Girls, NY 2002 © Gillian Laub

Là, nous venons de terminer le numéro de cet été sur le Liban et c’est une surprise totale. Moi, je suis complètement sous le charme, autant par la qualité des photos, mais surtout par le sens du contenu. Je trouve que les photographes et les journalistes libanais m’ont donné à voir et à comprendre leur pays. Je m’y était pourtant intéressé, mais je ne l’avais pas encore compris sous cet angle là.

Pour revenir à la trimestrialisation, en plus des deux revues traditionnelles que vous connaissez, il va y avoir le numéro d’hiver qui sera consacré à la France, pays qui a été finalement ignoré ou qui a été abordé de façon très éparse par 6 mois. Aujourd’hui, la narration photographique permet de découvrir des réalités en France que l’on n’avait peut être pas forcément eu le loisir de voir dans des travaux photographiques.

A LIRE
Demain, mardi 16 mai 2023, retrouvez la seconde partie de notre entretien :
La presse indépendante en danger : Entretien avec Alain Frilet, rédacteur en chef de la revue 6 Mois (2/2)

https://www.6mois.fr/

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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