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Après avoir publié la première partie de notre entretien avec Alain Frilet, nouveau rédacteur en chef de 6 Mois, à l’occasion de la sortie du 25ème numéro et de l’annonce de la nouvelle formule avec un changement de périodicité et d’axes éditoriaux, voici la seconde partie de l’interview autour de la précarité de la presse indépendante. Le groupe 4 Revues, dont fait partie 6 Mois, vient de lancer une campagne de dons pour faire face à l’explosion du prix du papier et demande aux pouvoirs publics la transparence de répartition sur les aides à la presse allouées par l’Etat, dont les principaux bénéficiaires sont les grands titres, qui sont le moins en danger…

« Avec l’augmentation du prix du papier (+78% en l’espace d’un an et demi), un numéro de 6 mois vendu en librairie nous fait perdre de l’argent. On marche sur la tête. La seule solution que l’on a pour pérenniser le titre, c’est de gagner en abonnement. C’est un péril d’indépendance de la presse. C’est le parti constitutif de la liberté qu’ont les citoyens de se faire une opinion. Si elle disparaît, c’est grave.« 

Extrait du livre Le Kid 2017-2019, Charleroi en Belgique. Documentaire
photo © Thomas Fliche

Aujourd’hui, comment finance t-on un média indépendant ? Quel est votre modèle économique ?

Notre modèle économique repose uniquement sur l’abonnement et les ventes en librairie. Là où ça devient très compliqué, c’est qu’avec l’augmentation du prix du papier (+78% en l’espace d’un an et demi), un numéro de 6 mois vendu en librairie nous fait perdre de l’argent. On marche sur la tête. La seule solution que l’on a pour pérenniser le titre, c’est de gagner en abonnement.
C’est très précaire. Nous ne sommes malheureusement pas les seuls, je dis « malheureusement » parce que je suis totalement solidaire avec les autres titres de la presse indépendante qui sont fragilisés de la même manière que nous. C’est un péril d’indépendance de la presse. Quand je parle de la presse indépendante, ce ne sont pas des ovnis dans le paysage, c’est le parti constitutif de la liberté qu’ont les citoyens de se faire une opinion. Si elle disparaît, c’est grave.

20/12/19
Beit Rima, Palestine.
Rand , Majd’s sister, using his cell phone to communicate with his father in prison. © Antonio Faccilongo

Vous venez de lancer une campagne en faveur de la presse indépendante face à l’explosion du prix du papier, pouvez-vous nous en parler, et qu’attendez-vous de la part des pouvoirs publics ?

On intervient sur deux niveaux. La campagne de dons « 40 jours pour 4 revues » lancée avec les autres revues du groupe (la revue dessinée, Topo et XXI) qui a pour but d’acquérir de la trésorerie pour nous permettre de tenir  jusqu’à l’hiver prochain, de manière à pouvoir faire la démonstration de la pertinence du choix éditorial que l’on fait et du changement de rythme.
En parallèle de cela, il y a les aides à la presse. Des aides qui ont été allouées par l’État dans le cadre de la crise du Covid et puis maintenant, avec la crise de l’augmentation du prix du papier. Ces enveloppes budgétaires ont été pour l’instant réparties de façon totalement opaque. Il est impossible de savoir quels sont les critères de répartition et qui bénéficie de combien, et sur quelle durée. Ce que l’on a pu voir sur les deux, trois dernières années, c’est que c’est principalement la presse quotidienne nationale et la presse quotidienne régionale qui a bénéficié de ces aides. La presse indépendante, dans son ensemble, en a reçu les miettes alors que c’est là que tout se joue. La presse indépendante n’a pas de groupe industriel derrière elle, pas d’actionnaires ! Nous sommes complètement tributaires de cette aide exceptionnelle que l’État alloue à la presse. On demande une transparence de cette répartition ! Ce n’est pas possible de se dire que cette presse indépendante, qui est depuis que la presse existe, disparaisse aujourd’hui de cette façon là. J‘espère en tout cas que les responsables politiques à la tête de l’État seront sensibles à ce propos. 

Mother Wu sews while taking care of her grand child.
Shielded from the rest of Chinese civilization by a cascade of steep mountains, this village and the other surrounding lush villages have kept their Dong minority traditions and arts from centuries ago.
With a history that goes back to the Tang dynasty, the area is adorned with stunning wooden Flower Bridges, bell towers and cascades of beautiful old houses. The Dong people have no written language, but use fine embroidery to communicate their love.
Yet, as highways and tunnels plough through these mountains, the future of the village’s 525 households is at crossroads.
© Justin Jin

Quelles perspectives sur les tarifs du papier ?

On marche à l’aveugle. Les hausses ont été aussi brutales que sauvages. Rien ne nous laissait entendre qu’on allait subir une telle augmentation et rien ne nous laisse entendre que cette augmentation va s’arrêter. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’a aucun indicateur qui nous laisse entendre qu’elle va baisser.

Avez-vous pensé à augmenter le prix du numéro pour compenser cette hausse ?

Nos numéros sont déjà à 25€, ce n’est pas possible de les passer à 30€, on deviendrait un produit de luxe, ce n’est pas le but de l’opération. On a, au fond de nous-mêmes, en tout cas en ce qui concerne 6 mois, la vocation de contribuer à la pédagogie de la formation par l’image, et que l’image, que ce média extraordinaire parce qu’il est accessible à tous, puisse devenir encore plus largement utile au service de la formation au sens large du terme. Nous ne sommes pas là pour éduquer une minorité, même si notre lectorat reste encore assez confidentiel.

En presque 50 ans de carrière, comment avez-vous vu l’évolution de la presse et la presse indépendante également ? Et quelles sont les projections pour l’avenir ?

J’ai eu la chance de participer à l’aventure de Libération à ses débuts, qui était un média indépendant, sans pub, sans actionnaire, etc… La période était favorable à ça. Aujourd’hui, la situation est éminemment plus compliquée. D’abord parce qu’il y a eu une concentration des médias dans toutes leurs expressions, que ce soit radio, télé ou presse écrite, entre les mains, et ce n’est pas une caricature de le dire, d’une minorité. Donc, le concept d’indépendance éditoriale est aujourd’hui beaucoup plus menacé qu’il ne l’était il y a 50 ans. Ça, c’est une évidence. Ensuite, en termes de projection sur l’avenir, je pense que les médias papier ne sont pas tous condamnés à disparaître. Internet est une chance et il va falloir continuer à creuser dans cette direction-là. La mue de 6 Mois qui devient trimestrielle est une étape transitoire vers une numérisation du titre, mais qui nécessite beaucoup d’argent, bien sûr. On est obligé d’en passer par là, mais je pense qu’il faut quand même conserver une version papier de par l’excellence de ce qu’elle offre en termes de visibilité, de format, d’objets, de contacts,… Mais je pense qu’il y a un mariage important à trouver et une bonne combinaison entre le print et le online.

Maintenant, peut-être le plus inquiétant aujourd’hui et qui interroge la communauté, c’est l’intelligence artificielle. Là, c’est le saut dans le vide sur la garantie de véracité, d’authenticité du document photographique même si la falsification a toujours existé en photographie. Depuis que la photo existe, la photo truquée a existé. Sauf qu’aujourd’hui, on est arrivé à une sorte de point de non retour. L’IA est passionnant autant qu’il est inquiétant. C’est aussi une remise en cause fondamentale du métier. J’ai beaucoup d’inquiétude pour le devenir des photographes.

https://www.6mois.fr/

A LIRE :
« Revenir au temps du long récit » : Entretien avec Alain Frilet, rédacteur en chef de la revue 6 Mois (1/2)

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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