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Pour leur quatrième et dernière carte blanche, nos invité·es de la semaine, les cofondateurs de la galerie des Minimes, Félix Cholet et Olga du Saillant, reviennent sur une œuvre énigmatique et inspirante de l’artiste Raoul Ubac (1910-1935). Il s’agit de « La Nébuleuse », réalisée en 1939 et qui est le fruit d’une technique novatrice de brûlage qu’il a lui-même mise au point. Véritable alchimiste de l’image, Raoul Ubac transcende les limites de la représentation conventionnelle pour explorer les possibilités infinies de la photographie.

Raoul Ubac, figure emblématique du surréalisme, s’est distingué non seulement par sa quête artistique mais également par sa révolution dans la photographie expérimentale. Au coeur de son exploration se trouve l’oeuvre mystérieuse et intrigante intitulée « La Nébuleuse » (1939), fruit de sa technique novatrice du brûlage. C’est de cette photographie que nous avons choisi de parler pour notre dernière carte blanche, car elle incarne tant ce qui nous inspire en tant qu’artistes, que ce qui captive notre œil en tant que galeristes.

La Nébuleuse, 1939 © Raoul Ubac

Ubac a débuté sa carrière artistique en tant que sculpteur, influencé par le surréalisme et ses idées subversives. Il s’est rapidement tourné vers d’autres formes d’expression artistique, explorant la photographie, la gravure, la poésie et même la performance — témoignant de son esprit créatif audacieux et de son refus de se confiner à une seule discipline artistique. Mais l’artiste a surtout acquis une renommée particulière en tant que photographe, produisant des images expérimentales qui défiaient les conventions de l’époque. Il expérimentait avec les techniques photographiques, manipulant les négatifs, superposant les images et explorant les jeux de lumière et d’ombre. Ces photographies, souvent empreintes d’une atmosphère surréaliste, ont contribué à élargir les frontières de la photographie artistique, « La Nébuleuse » en est une illustration captivante. L’artiste perçoit la qualité complexe de la photographie argentique, qui est emplie de couches altérables et cumulables — comme son contemporain Dieter Appelt qui a plus tard repris ce principe pour sa série de visages superposés (présentée ce mois-ci à la Galerie des Minimes). Pour ces deux artistes, l’image photographique ne se suffit pas à sa prise instantanée, qu’ils trouvent simplement imageante et inachevée. Selon leur approche, cette première image, si on la reforme, modifie, travaille, donne lieu à d’innombrables possiblités de nouvelles photographies. « Un objet peut tour à tour changer de sens et d’aspect suivant que la flamme poétique l’atteint, le consume ou l’épargne. », disait Ubac, qui a littéralement appliqué ce concept en innovant avec le phénomène de brûlage de ses négatifs — qu’il décrit comme la phase ultime de la ‘dégradation-passage’. En exposant le cliché à une source de chaleur, la gélatine fond progressivement et laisse les formes se déplacer librement ; « Nous assistons ici à une véritable dialectique de la matière, parce qu’il y a apparition d’une forme à partir de la destruction d’une autre dont l’état avait atteint son maximum de développement mais qui possédait naturellement une possibilité de transformation, donc de dépassement. » (Régine Raufast, La Conquête du monde par l’image). Ubac laisse la matière elle-même se rétracter, se réticuler, se façonner une nouvelle réalité ; il est son observateur, médiateur et alchimiste. Cette transformation, selon Rosalind Krauss, s’inscrit dans la notion d’ »informe » élaborée par Georges Bataille — « l’informe consiste à déclasser, au double sens de rabaisser, de mettre du désordre dans toute taxinomie, pour annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle. » —, où Ubac participe à la création d’un informe photographique lié à la description du corps humain. L’artiste lui-même articule sa vision de la photographie en tant que révélatrice d’instantanés du réel, soulignant l’importance de la chance et du hasard. Il considère la face humaine comme un objet presque abject dans son immédiateté, cherchant à dépasser la représentation traditionnelle centrée sur les traits du visage (cf. L’envers de la face, 1939) et exigeant une mutation pour avancer. Cette vision rejoint celle de Pierre Mabille, soulignant le mystère et le merveilleux dans les choses et les êtres. L’art d’Ubac devient ainsi une quête de transcendance, de révélation de réalités latentes derrière la mince pellicule de l’apparence immédiate.

Cette recherche appelle à l’imaginaire, dont « La Nébuleuse » incite particulièrement à explorer les recoins, à travers son caractère complexe et évocateur. Cette femme, dont le corps disparu se dessine encore subtilement, et dont les yeux effacés semblent nous regarder toujours, rappelle, comme son titre le suggère, un corps céleste en mouvement, intouchable car trop brûlant et trop liquide à la fois. Son caractère mystérieux s’accentue sous les formes énigmatiques, tonalités sombres et contrastes marqué, invitant naturellement le spectateur à plonger dans la composition et la contempler sans fin, comme si elle allait s’effacer enfin dès lors qu’il la quitte du regard. Les éléments organiques fusionnent avec des contours géométriques et créent une atmosphère éthérée dans laquelle « La Nébuleuse » semble, avant de s’effacer, absorber toutes les émotions et énergies qui lui restent.

Ainsi, Raoul Ubac se révèle comme un alchimiste de l’image, transcendant les limites de la représentation conventionnelle pour explorer les possibilités infinies de la photographie. Ses brûlages, en niant toute technique préétablie, incarnent l’humiliation radicale du technicien et marquent une étape audacieuse au-delà de l’acte photographique. « La Nebuleuse » devient ainsi une exploration poétique de la dualité entre l’intention artistique et les forces aléatoires, invitant le spectateur à plonger dans un monde où la forme et le flou se rencontrent.

La Rédaction
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