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Olivier Marchesi a plusieurs casquettes. Il est photographe, et il s’est associé il y a plusieurs années à Bergger, une entreprise spécialisée dans la fabrication de surfaces photosensibles, comme le papier ou le film et de leurs chimies, pour promouvoir leurs produits. En 2016, ils lancent leur propre maison d’édition consacrée à la photographie argentique noir et blanc, pour mettre en valeur des sujets au long cours, Olivier est tout désigné pour prendre la direction artistique de cette maison d’édition singulière, qui a lancé l’année dernière, une collection très particulière appellée « Carrés Cousus ».

Portrait d’Olivier Marchesi © Aleksey_Myakishev

Ericka Weidmann : Qu’est ce qui a motivé Bergger à créer cette maison d’édition ?

Olivier Marchesi : Lorsque je suis arrivé, on a décidé de créer Bergger éditions pour mettre en avant la photographie argentique et ses auteurs. On souhaitait publier des projets ambitieux et qui pouvaient donner lieu à des expositions, c’est le cas par exemple de la monographie d’Igor Mukhin « Générations. De l’URSS à la nouvelle Russie » qui a été publiée dans le cadre de l’exposition présentée à la Maison Robert Doisneau.
Tout a commencé avec le photographe russe Aleksey Myakishev sur son projet « Kolodozero », c’est une sorte de mystique sur la campagne russe, dans un village isolé de Carelie. Ce livre doit beaucoup à son personnage principal, le prêtre du village très présent pour les villageois. Il est malheureusement décédé dans des circonstances tragiques quelques années après la sortie du livre. Et je suis toujours ému parce que j’ai eu la chance de le rencontrer et c’est vraiment là, la force de la photographie et par extension, du livre photo, c’est qu’ils font vivre les gens à jamais.

Kolodozero © Aleksey Myakishev

EW : Quel rapport entretenez-vous personnellement avec la pratique argentique ?

OM : J’ai un parcours atypique parce que j’ai débuté la photographie par l’infographie et donc par le numérique. Ce n’est que plus tard, en 2009, que je m’y suis intéressé et que j’ai réellement pratiqué l’argentique. Cette période correspond à la naissance de ma fille aînée et il s’est produit un phénomène de l’ordre de l’inconscient. Avec la photographie argentique, la matérialité du film et du tirage, il y a un lien avec la permanence : le passé, le présent et le futur sont reliés. Depuis, je n’ai plus cessé de pratiquer la photographie argentique pour ses qualités du temps long. Ce processus permet de prendre du recul par rapport à ce que l’on est en train de faire. Je suis également séduit par les qualités plastiques du tirage, qui offrent une vibration, une profondeur qui n’a pas d’équivalent en numérique. De plus les procédés de tirages sont très larges, si on ajoute tous les procédés alternatifs, ils offrent un rapport avec la matière particulièrement riche et c’est pour moi essentiel en photographie.

EW : Pouvez-vous nous présenter les spécificités de la collection « Carrés Cousus » ?

OM : La collection est née l’année dernière, pour faire face à l’augmentation des tarifs des livres photos, en cause notamment la hausse du coût du papier et de l’énergie. Il est devenu aujourd’hui difficile de trouver des livres photo à moins de 40 ou 50€. Nous avons eu l’idée de proposer une nouvelle collection à des prix plus accessibles, 18€, en publiant des petites séries qui n’ont pas forcément leur place dans une édition classique, et de mettre en avant de jeunes talents comme Felix Paturange (né en 1996) qui a inauguré la collection avec « Sur le fil ». Sa spécificité se situe également au niveau de la forme, le carré cousu qui est le nom donné à la reliure, avec une couverture jaquette qui vient englober l’objet et qui permet de jouer avec le rendu final.

EW : Il y a également des éditions limitées ?

OM : Oui, chacun de nos ouvrages donne lieu à une édition limitée avec un tirage de tête au format du livre (15 x 20 cm). Ce sont des objets de collection que l’on a souhaités être à des prix abordables, alors cela dépend des auteurs, mais cela va de 150€ à 180€ pour des éditions de 10 voire 15 exemplaires.

Ligne de front © Edouard Elias

EW : Dans cette collection, vous avez la volonté de présenter des travaux qui tentent d’ouvrir les champs d’expérimentation de la photographie argentique. Comment choisissez-vous les sujets que vous allez publier ?

OM : Il n’y a pas vraiment de règles, c’est souvent le fruit d’une rencontre. Par exemple pour le prochain livre de la collection carrés cousus, j’ai rencontré la photographe Marine Orlova au détour d’un salon photo. Elle travaille dans le milieu de l’effeuillage burlesque et elle y a réalisé une très belle série que j’ai trouvée très originale. Pour Edouard Elias, que l’on vient de publier, cela faisait très longtemps que je souhaitais monter un projet avec lui, je suis très admiratif de son travail. Il utilise depuis très longtemps les produits Bergger, je lui ai donc proposé que l’on travaille ensemble sur ce troisième ouvrage de la collection. C’est ainsi qu’est né « Ligne de front », un travail qu’il a réalisé entre 2017 et 2018 lors de la guerre du Donbass. Nous nous sommes décidés sur cette série pour plusieurs raisons, l’actualité d’une part, mais aussi parce que j’ai vécu plusieurs années en Russie, j’ai développé un tropisme sur les sujets qui touchent les pays de l’Est. De plus c’est une série qui s’accorde particulièrement bien avec le format des carrés cousus, toute la série est faite en panoramique, c’est d’ailleurs ce qui nous a poussés à changer le sens de lecture du livre pour le feuilleter de bas en haut. On alterne avec des pages noires, des pages blanches en choisissant de perdre un peu le lecteur entre les photos de tranchées des deux parties belligérantes qui montre l’absurdité totale de cette guerre, tout le monde se ressemble et chacun vit ce même quotidien horrible. Pour Edouard, nos idées pour la maquette étaient très précises, alors que pour le premier né de la collection « Sur le fil » de Félix Paturange, la conception nous a demandé beaucoup de temps, on s’est y pris à plusieurs reprises… Chaque livre a une genèse différente avec des temps de gestation plus ou moins longs qui peuvent aller de 6 mois jusqu’à 2 ans, mais il y a pour tous une très forte connexion avec les photographes. La maquette est toujours co-construite par des échanges épistolaires dans une relation de grande proximité intellectuelle avec les photographes. C’est une possibilité offerte par le fait que je m’occupe de l’ensemble des aspects des livres : choix éditorial, graphisme, photogravure. Le fait que je sois moi-même photographe a probablement une incidence également, mais je ne la mesure pas complètement.

Temps de Grenadines © Dan Aucante

EW : Combien d’ouvrages par an et à quel tirage éditez-vous ?

OM : L’édition n’est pas notre activité principale donc nous n’avons pas d’impératifs économiques à éditer un certain nombre d’ouvrages. On publie en fonction de nos coups de cœur et de nos envies, donc cela peut varier. L’an passé, nous en avons sorti quatre, l’année précédente, un seul… En moyenne c’est plutôt deux par an mais avec l’arrivée de la collection, nous sommes amenés à en faire un peu plus, avec 3 ouvrages de plus.
Pour ce qui est du tirage cela dépend des livres, cela peut aller de 200 à 1300 exemplaires. Les deux premiers carrés cousus (Felix Paturange et Fred Goyeau) ont été édités à petit tirage pour les tester et en trois mois ils ont été épuisés. Notre première publication avec Kit Young, qui est un jeune auteur britannique édité à 500 exemplaires est lui aussi sold-out, celui d’Igor Mukhin a subi le même sort mais dans un temps record. Le livre qu’on a le plus vendu est d’Aleksey Myakishev, nous en avons écoulé 900 exemplaires. Nous n’avons pas prévu de faire des rééditions, mais la question se pose réellement pour les deux premiers carrés cousus qui se sont très vite épuisés. Peut-être profiterons-nous d’une actualité de l’un de ses auteurs pour lancer une réédition.

Paris Couplets © Kit Young

EW : Avez-vous un genre de prédilection pour le choix de vos livres ?

OM : Je dirais qu’il y a deux grandes tendances avec d’une part, le « flou » avec les écritures qui sont assez intimistes, et le « net » de l’autre part avec des sujets plus ou moins étroits comme le documentaire. Le plus important c’est le lien qui s’opère entre tous les photographes édités par Bergger éditions : l’évidence. Ils pratiquent tous la photographie argentique sur un temps long, mais chacun va avoir une démarche qui lui est propre, qui va du documentaire avec un regard d’auteur très affirmé comme avec Aleksey Myakishev, Igor Mukhin ou Edouard Elias, à des démarches plus plasticiennes avec Linda Tuloup, Dan Aucante, Kit Young et Félix Paturange, jusqu’à des écritures plus intimes et difficilement classables avec Hervé Baudat et Fred Goyeau. Ils ont tous un rapport très étroit avec les appareils utilisés et leurs spécificités ,et c’est un des charmes de la photographie analogique, le matériel que l’on utilise a une forte présence et incidence sur la création. Dan Aucante dans son livre « Le temps des Grenadines » réussit à marier les esthétiques opposées du Hasselblad et du Holga. Hervé Baudat fait de son Rollei grand angle un boîtier de vision indissociable de sa vie. Edouard Elias sublime son propos sur un sujet avec le format natif de prise de vue de la chambre panoramique Linhof. Aleksey Myakishev a développé une vision onirique de la photo documentaire à travers le viseur de son Leica MP, toujours chaussé d’un 35mm…

https://www.bergger.com

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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