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Pour sa troisième carte blanche, notre invitée de la semaine, la photographe plasticienne et co-fondatrice des Ēditions de l’ēpair, Soraya Hocine, poursuit sa réflexion de l’usage de la photographie comme médium. Avec l’avènement de la culture numérique tout le monde fait des images – plusieurs milliers de milliards chaque jour – alors la question se pose : sommes-nous tous devenus photographes ?

Longtemps je me suis demandée, pourquoi la photographie ? Pourquoi est-elle si présente dans ma vie et comment continuer à l’envisager ? Ces questions arrivent alors que je m’interrogeais sur ma pratique et le besoin de prendre un temps de réflexion sur la photographie comme médium artistique et non comme simple image.
De nos jours, l’acte photographique est devenu presque anodin, il peut parfois agir comme un simulacre, comme un acte banal, une présence quotidienne dans notre environnement qui me met parfois mal à l’aise.
Un questionnement qui n’est pas nouveau mais qui s’accentue encore avec la possibilité de photographier partout, à tout moment, à l’aide d’un smartphone par exemple. Aujourd’hui, sommes-nous tous photographes ?

Notre époque a fait de l’image « amateur » un instrument de consumérisme qui s’est invité dans notre quotidien par le biais de plateformes numériques. Pour quoi faire ? Photographier nos assiettes, saisir les moindres gestes de notre réalité quotidienne et créer une accumulation !
Qu’en est-il de l’émotion, de la beauté et de notre relation au savoir ? Perdons-nous l’essentiel, le sens de l’image ?
Le rôle de la photographie a souvent été attribué à la mémoire, au souvenir, au document, à la création, à l’information … De nos jours, l’acte photographique devient une intention existentielle, l’image pour être, l’image pour exister.

La saturation d’images publiées chaque jour sur les réseaux sociaux donne le tournis et se compte en millions d’images. Quelle valeur a encore la photographie dans cette masse ? L’œuvre d’Erik Kessels est révélatrice de cette abondance outrancière. Notamment dans cette installation intitulée « 24 Hrs Photos », composée de 350 000 tirages photographiques libres de droit empilés formant un tas informe. Redonner la matière à l’image est d’autant plus révélateur de son volume. Toutes ces images furent téléchargées en 24 heures seulement via des sites de partage d’images (Facebook, Instagram, Flickr).
Cette diffusion continuelle d’images place notre regard comme un consommateur, parfois un voyeuriste -malgré nous-, des photographies que l’on voit (ou que l’on ne voit pas) en quelques microsecondes avant de passer à une autre sans avoir réellement le temps de l’analyse, du regard…

Installation à l’église Sainte-Claire où les visiteurs étaient invités à marcher sur les photographies.

24 Hrs in Photos – Vevey, festival Images église Saint-Claire 2014 © Erik Kessels

24 Hrs in Photos – Vevey, festival Images église Saint-Claire 2014 © Erik Kessels

Retour à l’essentiel

Comment représenter sans presser sur un simple bouton, comment sortir de cette idée imposée que tout est (ou devrait-être) photographiable ? que tout est diffusable ?
Face à cette abondance, je cherche à développer une réflexion plus théorique plus approfondie par un enseignement universitaire en art-plastique à l’université Panthéon-Sorbonne Paris 1. Cela me permet aussi de croiser les questionnements à partir d’autres médiums artistiques. Ainsi, la photographie est présente, mais elle n’est pas seule, d’autres médiums l’accompagnent, la complètent, l’utilisent, la bouleversent, la sollicitent comme objet, matérialité…
Les identités et artistes ne manquent pas, leurs revendications passent par un esprit libre. Pour moi, envisager de continuer de regarder la photographie comme un médium artistique devait aussi passer par la connaissance, l’expérience émotionnelle et souvent par l’histoire de vie de l’artiste.

J’ai découvert Tina Modotti un peu par hasard, il y a longtemps, une amie m’avait offert un livre. Au fil du temps, ce livre s’est révélé, j’ai découvert une artiste aux mille et une vies, du travail à l’usine, elle devient actrice, muse, … puis photographe libre et engagée politiquement au côté de la lutte pour le communisme.

Tina Modotti, photographe et révolutionnaire aux éditions Des Femmes – Antoinette Fouque, 1982. Sur la couverture « Femme avec drapeau, Mexique, 1928 Tina Modotti »

Telle une respiration pour le regard, je vous propose d’observer (par le mental) l’un de mes coups de cœur avec cette image qui réveille les émotions.
Femme, photographe moderne de la période d’avant-guerre, il y a dans la photographie de Tina Modotti cette expérience du sensible, de l’émotion et de la beauté. Entre allégorie à la nature et son engagement politique, son œuvre (trop courte) est dotée d’une pure authenticité et d’une nature intemporelle.
Je retiens cette photographie ou la scène représentée se déroule dans un extérieur de rue. Une femme marche de profil devant un mur bas, son attitude est digne, son regard droit, il fixe un horizon lointain (absent dans l’image). Elle porte dans sa main gauche le bâton d’un drapeau noir. La photographie est en noir et blanc. Ce qui frappe au premier coup d’œil dans cette image, c’est la présence de ce drapeau formé par une diagonale qui traverse l’ensemble du cadrage jusqu’à recouvrir une partie du corps de la femme.
Plusieurs lignes de force sont présentes, propre au travail de Tina Modotti diagonale du drapeau, ligne du petit mur et surtout cette ligne du regard (imaginaire), bien présente et qui fixe paisiblement vers un futur plus engageant. Le personnage de la femme est positionné au centre de l’image, sa tenue est humble, la foule n’est pas présente toutefois on distingue un rassemblement ; les sens sont en éveil. Il y a une confrontation, une mise en opposition ; à la fois la marche engagée de cette femme et son attitude presque sereine et douce.
Par cette relation, on peut y voir l’importance du drapeau symbole représentatif d’un engagement politique. La photographie a été réalisé en 1928 pendant une grève des mineurs à Jalisco au Mexique. Par ce cliché Tina Modotti plaide la cause des femmes et plus largement celle de l’histoire du Mexique. Il y a une vérité profonde, intemporelle, authentique dans cette image qui nous renvoie à une histoire fragile.
Tina Modotti se positionne comme témoin pour les spectateurs que nous sommes et qui peuvent faire vivre l’image avec une grande sensibilité et poésie.

Tina Modotti une flamme pour l’éternité Riccardo toffoletti Edition En vues

A propos de l’exposition de Tina Modotti présentée aux Rencontres Internationales de la photographiques d’Arles – Espace Van Gogh – Commissaires de l’exposition Patricia Albers et Sam Stourdzé
https://www.liberation.fr/culture/2000/07/14/tina-modotti-femme-d-appareil_330080/

Site internet
https://www.erikkessels.com

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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