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« L’image photographique gouverne nos vies » Alexandre Quoi

Aurélie Voltz, directrice du MAMC +, lors d’un entretien en mars dernier, nous dévoilait ce projet exceptionnel conçu autour du photographe allemand Thomas Ruff acquis très tôt par le musée. Si l’artiste n’avait pas bénéficié de rétrospective d’envergure en France depuis longtemps, il nous est de plus, donné à voir sous un angle totalement nouveau par Alexandre Quoi, responsable du département scientifique du MAMC+ et commissaire. Son idée : dérouler une histoire abrégée du médium est aussitôt adoptée par le célèbre représentant de l’Ecole de Düsseldorf qui lui laisse alors carte blanche dans une confiance totale.

Le parcours réunit 17 séries sur plus de 1000m² en lien avec les enjeux et la place de la photographie dans les collections du musée et les recherches qui animent Alexandre Quoi. Un livre d’artiste conçu tout spécialement en étroite collaboration avec l’artiste prolonge l’expérience. Découpée en plusieurs séquences, cette traversée au cœur du médium a une portée à la fois artistique, scientifique et politique tout à fait captivante et nous interroge sur les usages que nous faisons de la photographie à l’ère du numérique et des réseaux sociaux et dont les prémices sont engagées dès l’invention du médium comme le souligne Alexandre Quoi. 

Deuxième volet de ses réponses sous forme de Masterclass : le parcours en détail de l’exposition.

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’artmoderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Créditphoto : Aurélien Mole / MAMC+

Rappel : les partis pris du parcours 

Ces 17 séries se répartissent en 2 sections au sein d’un parcours qui fait 1000m² environ que j’ai choisi de subdiviser en 2 phases. La première phase, essentielle à l’histoire de la photographie, son ère dite analogique depuis son invention officielle en 1839 et la seconde qui donne un tournant à tous les enjeux économiques, culturels, artistiques avec l’irruption du numérique. Ces deux phases coexistent et permettent de structurer l’ensemble.

Le déroulé en détail du parcours 

Le parcours se devait de commencer par cette première phase de l’histoire de la photographie, le XIXème siècle et nous avons ainsi réuni dans cette 1ère salle trois séries autour d’une même thématique, souvent écartée de l’histoire de la photographie : la question du négatif. 

Negativ (2014  – aujourd’hui)

Le négatif est souvent sous-considéré en tant que matrice qui va servir à produire les tirages. La photographie au moment de son invention avant que dans les débats ne soit discutée sa capacité à être ou non un medium artistique, est avant tout un auxiliaire des sciences, un instrument au service du progrès, de la connaissance comme ici avec Etienne-Jules Marey, physiologiste et médecin français, professeur au Collège de France qui devient à partir des années 1860 l’un des plus grands expérimentateurs des premiers temps de la photographie. Son objectif premier est la question de l’instantané. A mesure que la technique photographique s’améliore, on diminue progressivement le temps de pause, on peut saisir un mouvement ou un geste précis. Etienne-Jules Marey n’est pas le seul va être l’un des grands acteurs de cette recherche de transcription par une image fixe de la succession dans le temps d’un mouvement. Pour cela il invente parmi d’autres procédés un genre d’appareil muni d’un objectif circulaire et programmé pour déclencher la prise de vue à des intervalles de temps prédéterminés. Il va donc être capable de décomposer les différentes stases, motrices du mouvement du corps dans l’espace. Son intérêt de départ pour la physiologie humaine concernera ensuite les animaux. Il peut aussi utiliser un fusil photographique équipé d’un obturateur tournant qui va permettre d’enregistrer dans le temps ce déplacement. 

Thomas Ruff, collectionneur et chercheur 

Thomas Ruff,tableau chinois_11, 2019, C Print, 240 x 185 cm. Collection de l’artiste © ADAGP, Paris2022

Thomas Ruff est à la fois collectionneur de tirages et d’ouvrages anciens et mène aussi des recherches au sein d’institutions en l’occurrence à la Bibliothèque Nationale de France autour de Marey. Il a alors obtenu l’autorisation de pouvoir retraiter ces négatifs qu’il va numériser pour ensuite, à l’aide d’outils digitaux et inverser le positif et le négatif. Autre intervention sur le tirage : le changement de la couleur en appliquant un bleu cyan, utilisé dans certaines techniques de développement photographique. Si l’artiste part d’images scientifiques, il en donne à voir un nouvel état à partir des technologies contemporaines. 

L’autre grande fonctionnalité de la photographie à la fin du XIXème siècle est son rôle d’instrument documentaire et archéologique. Dès lors différentes campagnes photographiques sont menées à travers le monde dans une période qui coïncide avec le développement de la colonisation où l’occident à l’aide de sa technique prétend ramener une image, une connaissance de contrées lointaines, des civilisations encore méconnues à l’époque. Ces images exercent un réel pouvoir de fascination chez le grand public qui peut voir pour la première fois des contrées inaccessibles. Nous avons rapproché deux séries relativement récentes : Tripe (2018) et Bonfils (2021) où là encore, Thomas Ruff travaille à partir de sources préexistantes.

Thomas Ruff,18h 42m/-75°, 1992, C-print, 200×134cm.Collection de l’artiste © ADAGP, Paris 2022

Tripe (2018)

Dans la série des Tripe (2018) Thomas Ruff s’est intéressé à des négatifs sur papier conservés dans les archives du Victoria & Albert Museum de Londres et produits par le capitaine Tripe en poste en Birmanie et à Madras pour le gouvernement britannique entre 1856 et 1862. Ce qui est intéressant est que ces images adoptent déjà au XIXè siècle ce que Bert et Hilla Becher vont chercher à transmettre à leurs élèves : un point de vue neutre, objectif, centré, frontal et délibérément informatif sur l’architecture ainsi documentée. 

Thomas Ruff numérise ces négatifs et additionne des couches successives qui jouent de points de vue colorimétriques différents et notamment le même bleu cyan évoqué précédemment. Il agrandit ensuite les images pour en quelque sorte en magnifier les imperfections et le vieillissement, la fine couche de cire appliquée pour rendre le papier plus transparent s’altérant avec le temps. Cette imperfection du négatif initial est ce qui intéresse l’artiste. Il nous donne à voir dans ces images une forme de picturalité au point que l’on puisse regarder aussi ces œuvres comme un écho, une sorte d’hommage au pictorialisme, premier courant artistique dans l’histoire de la photographie qui cherche à altérer à l’aide de différents procédés l’apparence objective de l’image pour aller vers une forme d’imaginaire et de poésie. A l’époque on reproche à la photographie sa dimension technique, mécanique, à rebours du savoir-faire et du geste de l’artiste. Thomas Ruff, même s’il part d’images préexistantes, exerce néanmoins des choix précis. Il est capable ainsi de modifier la réalité technique reproductible de l’image. 

Dans cette salle est présentée en avant-première la dernière série conçue par l’artiste en 2021 intitulée Bonfils. Il a fait l’acquisition dans au cours d’une vente aux enchères, de plaques de verre négatives de la Maison Bonfils, spécialisée dans des vues de sites antiques et paysages du Proche-Orient et devenue célèbre à partir des années 1860-70 Nous avons d’ailleurs découvert lors des préparatifs de l’exposition que  nous avions dans nos collections un très beau tirage de Bonfils. Ce qui est intéressant est que Thomas Ruff a choisi les plaques les plus altérées. A nouveau les images sont numérisées puis il applique différentes couches de traitement pour en faire apparaitre le côté imparfait. 

Vue de l’exposition Méta-photographie de Thomas Ruff au Musée d’artmoderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole du 14 mai au 22 août 2022. Créditphoto : Aurélien Mole / MAMC+

Photogrammes (2012 – aujourd’hui)

Nous avons retenu deux séries distinctes qui renvoient à la question de l’intervention d’une photographie dite sans appareil, le photogramme, un chapitre essentiel de l’histoire des avant-gardes. Comme beaucoup d’artistes Thomas Ruff est fasciné par cette tradition qui nait entre 1919-20 autour de quelques acteurs principaux : Christian Shad, Man Ray ou Moholy-Nagy. A l’époque un photogramme est obtenu à partir d’objets placés dans le noir sur un papier photo sensible qui devient par l’action d’une source lumineuse déclenchée, le réceptacle en négatif de la trace de cet objet. Cela rejoint ce que l’on appelait dans les débuts de la photographie le photo calque, les toutes premières impressions photographiques de végétaux posés sur une pierre soumise au soleil et dont l’empreinte de la forme est ensuite enregistrée. Thomas Ruff est fasciné par ces photogrammes qui font entrer la photographie dans une  nouvelle dimension, l’abstraction, ce qui peut sembler contradictoire avec l’ambition première du medium de reproduction du réel mais qui rejoint une dimension artistique coïncidant avec les développements du champ de la peinture. Mais le photogramme présente certaines limites, on ne peut le reproduire sauf à le re-photographier comme le fera Man Ray et l’on parle alors de contretype, il ne peut être agrandi ou coloré. L’artiste va donc chercher une solution pour contrecarrer cela. Il va fabriquer des photogrammes sous un format monumental, coloré et reproductible.  Pour cela il a demandé à un programmateur de lui concevoir une chambre photographique virtuelle, un outil digital à l’intérieur duquel il peut créer de manière artificielle des objets, des volumes, un support dit photosensible et des projections lumineuses. Au lieu de résonner comme Man Ray ou Moholy avec très peu d’éléments, il engage un tout autre processus pour d’abord concevoir de manière digitale chacun des objets qu’il nous donne l’illusion de voir sous la forme de traces digitales. Puis il ajoute des éclairages, de la couleur, devenant en un sens un peintre qui compose une sorte de palette digitale à partir de ces mouvements de formes, ces arabesques, ces angles.

flowers (2018 – aujourd’hui)

Autre série qui repend une manipulation de l’image photographique très prisée par les surréalistes comme Man Ray et bien d’autres, ce que l’on appelle la solarisation ou initialement l’effet Sabattier. Cette technique a été découverte par hasard, la solarisation consistant au moment du développement de l’image dans la chambre noire à réexposer une 2ème fois le tirage à la lumière, ce qui déclenche alors l’effet Sabattier avec une inversion partielle des tons qui donne l’illusion d’un négatif. Ce qui était clair devient foncé et inversement. Cela créé également une sorte de contour autour des formes représentées dans une dimension étrange et irréelle, ce qui intéresse notamment Man Ray à l’époque. Pour parvenir à cette solarisation, Thomas en revient à une autre forme photographique, le photo calque, ces empreintes de végétaux menées par des scientifiques ou des artistes tels qu’Anna Atkins qui a réalisé de magnifiques tirages avec du bleu cyan. Thomas Ruff dispose des végétaux sur une table lumineuse, les photographie, les transfère en appliquant alors un effet de solarisation mais à l’intérieur de l’ordinateur. Il finit ensuite par imprimer cette représentation sur des papiers photographiques anciens pour accroitre encore l’illusion d’être face à une imagerie ancienne. Il fait encore une fois écho au passé mais avec les moyens d’aujourd’hui.

A venir, dernier volet de l’interview : Suite et fin du parcours
A LIRE : Interview Alexandre Quoi, MAMC+, Thomas Ruff, une « Méta-exposition » 1/3

INFOS PRATIQUES :
Thomas Ruff Méta-photographie
jusqu’au 28 août 2022
Double Je
jusqu’au 18 septembre 2022
Prochainement :
GLOBALISTO une philosophie en mouvement
(en écho à la 12ème Biennale Internationale Design Saint – Etienne)
MAMC +
Rue Fernand Léger
42270 Saint-Priest-en-Jarez
Tarifs : 6, 50 / 5 €
MAMC, Musée d’art moderne et contemporain, Saint-Étienne Métropole (saint-etienne.fr)

sam14mai(mai 14)10 h 00 mindim28aou(aou 28)18 h 00 minThomas RuffPhotographiesMAMC+ Musée d'Art Moderne et Contemporain - Saint-étienne Métropole, rue Fernand Léger 42270 Saint-Priest-en-Jarez

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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