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« Pas sommeil La fête dans tous ses états » dont Etienne Bernard m’avait dévoilé les contours lors de notre interview au Frac Bretagne en mars 2022, envisage à l’occasion d’Exporama 2022, la puissance libératrice de la fête au sortir du confinement à partir de trois volets d’une même exposition répartie à la fois au Frac, aux Champs Libres et au Musée des beaux-arts. Le public peut faire cette traversée dans le sens qu’il choisit entre rituel cathartique, résistance politique et lendemains qui déchantent. Les artistes convoqués entre figures attendues Nan Goldin, Diane Arbus, Dominique Gonzalez-Foerster, Marc Camille Chaimowicz.. et surprises : Tania Mouraud, Agnès Varda, Delphine Reist ou Piotr Uklanski, croisent esthétiques et subjectivités entre dance floor et célébration des corps.

Aux Champs Libres, les artistes William Kentridge, Mark Neville et Julie Hascoët bien que d’univers différents, dessinent ces nouveaux possibles avec cohérence. L’occasion de revenir sur l’ADN et les missions de ce lieu emblématique signé Christian de Portzamparc et dirigé par Corinne Poulain depuis 2018 après avoir mené la direction des affaires culturelles de la Ville de Rennes et de Rennes Métropole et dirigé la culture de la ville d’Aubervilliers et du conseil départemental du Val-de-Marne, jetant les bases du futur Mac Val aux côtés d’Alexia Fabre.  La photographie est l’une des priorités qu’elle s’est fixée en cohérence avec les collections (800 000 clichés) et la vocation de ce lieu au cœur des aspirations des Rennais et bretons. Ce prisme photographique est nourri à l’occasion d’appels à projets comme avec Julie Hascoët ou de résidences avec Stéphane Lavoué, Mathieu Pernot puis Grégoire Eloy, lauréat du Prix Niepce 2021.  Corinne Poulain a répondu à mes questions.

Les Champs Libres, Rennes, Christian de Portzamparc photo Nicolas Borel

Qu’est-ce-qui vous motivait et séduisait dans le projet des Champs Libres ?

Corinne Poulain : Ce projet m’a beaucoup intéressé car il venait traduire une ambition pour un territoire et non un établissement de la décentralisation voulu par le Ministère de la culture. Le projet a été fortement porté par Edmond Hervé, maire emblématique de Rennes et cette génération de l’après-guerre qui a fait le pari de l’éducation, dans une forme de consensus politique pour sortir le territoire de son ornière. Les Champs Libres incarnent pour moi cette volonté et ambition culturelle autour de la transmission de ce savoir commun par le biais d’une approche pluridisciplinaire très ouverte et une entrée très populaire qui ne cède en rien sur l’exigence. Pour cela nous avons des atouts que n’ont pas d’autres lieux : une ouverture du mardi au dimanche et la gratuité en ce qui concerne le musée et la bibliothèque, certaines expositions pouvant être payantes même si le principe reste la maison pour tous, ce service public de la culture tel qu’on le fantasme.

Comment parvenir à conjuguer le musée dans son ensemble et ses deux pôles, scientifiques et ethnographiques ?

CP : Cela représentait bel et bien mon défi ayant exercé une approche plutôt généraliste en tant que directrice de la culture pour le département du Mac Val et pour la ville d’Aubervilliers après avoir développé une thèse d’ethnographie à Berlin. A mon retour en Bretagne, territoire où j’ai grandi, j’ai poursuivi cette pratique généraliste en tant que directrice de la culture et piloté le renouvellement de quasiment toutes les directions de la métropole :  Arthur Nauzyciel au TNB, Mathieu Rietzler à l’Opéra et Jean-Roch Bouiller au musée des Beaux-arts, la question se posant alors pour les Champs Libres, structure qui demandait une capacité de gestion au quotidien d’un équipement très bien doté et une ambition politique profonde autour d’une vision de la culture sur un territoire. Après avoir cherché des candidats, j’ai finalement décidé de postuler.

Il y a plusieurs raisons à cela : d’une part, la difficulté de la ville à en faire un établissement où coexistent à la fois une bibliothèque, un musée, un centre de sciences et des espaces d’exposition et de rencontres, ce qui rejoint votre question initiale. J’avais une légitimité, côtoyant déjà les responsables de ces pôles et en tant que généraliste. J’en fais une ambition personnelle en lien aussi avec mon histoire inscrite en Côte d’Armor dans un petit village où j’ai le sentiment d’avoir aussi bénéficié de ce pari d’éveil à la culture. Ce rôle avait vraiment du sens à mes yeux.

Pourquoi choisir le prisme photographique et comment peut-il agir comme fil conducteur ?

CP : Nous partions de cet établissement, composé du Musée de Bretagne, de  la Bibliothèque et de l’Espace des sciences,  avec des expositions d’art contemporain intéressantes mais le tout ne dégageait pas de réelle cohérence. J’ai d’emblée proposé de développer un axe sur la photographie, d’une part en tant que directrice de la culture et partant du constat très objectif d’un manque de lieu dédié à ce médium en Bretagne et sur le territoire Rennes et Métropole, mis à part GwinZegal à ses prémisses et avec une présence forte de photographes qui produisent.

De plus les Champs Libres sont un lieu de ressources et de collections avec les plus belles collections patrimoniales de photographies sur la Bretagne, ce qui demande à être valorisé. Une vraie légitimité à partir de ces collections et un important travail de numérisation que nous menons suscitant plusieurs questionnements en matière d’éditorialisation.

Enfin je cherchais une dominante et complémentarité à ce projet, humaniste, de regard posé sur le monde.  Avec l’arrivée d’Etienne Bernard au Frac qui partage aussi une approche forte autour du medium dans un spectre art contemporain, nous allons jouer notre rôle de documentation du réel, entre visage et paysage.  Nous nous inscrivons dans la poursuite de la mission de DATAR et de ce qui se joue autour du Grand Paris actuellement. Nous avons aussi par le biais de notre musée, fait entrer les créations et productions de résidence dans nos collections, un réel avantage dont peu d’institutions peuvent se targuer. Nous sommes animés par cette volonté de faire trace autour d’une documentation du territoire au fil de ses transitions.

Les Champs Libres : le fonctionnement, budget, nombre de visiteurs…

CP : Nous sommes un établissement public en régie de Rennes Métropole, avec une équipe de 200 personnes. Sur une année complète, avant le COVID, nous avons jusqu’à 1,2 millions de visiteurs qui fréquentent la bibliothèque, le musée, les expositions temporaires ou l’espace scientifique. Un élément très positif a été la gratuité du parcours permanent du Musée, mise en place depuis 2 ans avec une augmentation très forte des visiteurs du Musée qui va faire l’objet d’une rénovation souhaitant donner une vraie place autour de l’axe visages-paysage, comme amorcé avec Stéphane Lavoué.  La Bretagne ce sont d’abord les hommes et les territoires d’où ma volonté d’introduire la photographie au sein de tout le parcours permanent.

Pas sommeil : votre adhésion au projet

CP : Nous avions envie avec Jean-Roch Bouiller et Etienne Bernard de partager un réel co-commissariat tout en respectant les diversités de nos structures. Je poursuivais deux enjeux, l’un sociétal autour de la condition humaine et l’autre photographique qui nous traverse ici, chacun des artistes y répondant parfaitement.

William Kentridge aux Champs Libres

CP : Wlliam Kentridge au-delà de sa stature internationale répondait à plusieurs partis pris, tout d’abord la réminiscence culturelle des danses macabres et le fait que toutes les cultures du monde cherchent à réparer et à transcender le tragique de l’existence humaine. Nous en avons de multiples traces en Bretagne avec soudain un artiste qui vient piocher dans une réalité très précise pour tendre à l’universel.  C’est ce qui me passionne dans son œuvre et qui m’émeut au-delà de la très grande visibilité de l’artiste. Son œuvre si l’on aborde les questions d’appropriation culturelle rejoint ce que l’on devrait réussir collectivement à mener, c’est-à-dire situer un projet, respecter une réalité dans sa douleur propre sans oublier que nous nous inscrivons dans une communauté d’hommes et de femmes avec de nombreuses résonances possibles.

Julie Hascoët Murs de l’Atlantique, 2015 © Julie Hascoët

Julie Hascoët Murs de l’Atlantique, 2015 © Julie Hascoët

Julie Hascoët : genèse et enjeux

CP : Cette exposition s’inscrit dans les appels à projets que nous lançons autour d’une documentation d’un territoire. L’un d’entre eux est mené avec le Festival de La Gacilly autour des nouvelles ruralités avec la photographe Aglaé Bory en 2021 puis Jérôme Blin à la rentrée 2022

En ce qui concerne Julie Hascoët, nous avons lancé un appel à projet autour de la Bretagne pendant le confinement pour faire trace de cette période. Julie nous a envoyé quelques photos  de la série des Murs de l’Atlantique. Quand nous avons abordé avec mon équipe son approche, une réalité sur la notion de la fête s’est imposée autour de la jeunesse qui est une de nos préoccupations centrale aux Champs Libres étant d’abord un lieu investit par la jeunesse. Ces free parties, des pratiques dites criminalisées ne sont pas faciles à aborder du côté du politique, même si et Julie l’a très bien expliqué, cela s’inscrit dans un rapport à l’histoire d’un territoire et un rapport à la nature avec ces petits matins dans la brume, une certaine nostalgie, un malaise qui fait aussi partie de la fête. Cela me fait penser aux travaux de Gisèle Vienne ou Rineke Dijkstra (Frac Bretagne) à cette exploration de la jeunesse et ce qu’elle va chercher. Une pratique ancienne en Bretagne et très présente et qui connaît un vrai renouveau.

Julie Hascoët Murs de l’Atlantique, 2015 © Julie Hascoët

Julie Hascoët Murs de l’Atlantique, 2015 © Julie Hascoët

Fanzine « Murs », Julie Hascoët

De même avec Mark Neville dans une version plus réduite autour des pratiques sportives et j’y tenais avec la célébration du football en Bretagne et l’équipe de Guingamp qui se retrouve en Ligue 1.

Mark Neville Parade, 2019 CC BY NC ND Collection Musée de Bretagne, Rennes

Mark Neville Parade, 2019 CC BY NC ND Collection Musée de Bretagne, Rennes

Les résidences : Stéphane Lavoué

CP : Elles se font à géométrie variable.  Le Musée de Bretagne avait déjà fait appel à Stéphane Lavoué en 2013 autour d’une série sur l’alimentation Nourrir les siens, nourrir les autres.  Nous voulions prolonger avec un dialogue sur les collections et Stéphane avait envie d’aborder le folklore, ce qu’il en reste et ce qui fait patrimoine. Alors qu’il pensait plutôt au Finistère ce qui s’est révélé compliqué sur place, nous avons avec les médiateurs, affiné le projet pour arriver à la série Les Enchanteurs. C’est ce qui me passionne et que l’on retrouve également chez Madeleine de Sinety (exposition Madeleine de Sinéty, Un village) et William Kentridge (Pas sommeil) à savoir comment on arrive à capter ce qui reste de culture populaire et comment on vient lui donner une place magnifiée grâce à l’art.  William Kentridge va chercher dans ce cortège joyeux ou funèbre ces multiples strates de l’histoire.

© Madeleine de Sinety

Mathieu Pernot et Grégoire Eloy, résidence et carte blanche à venir

CP : Il avait en tête depuis un moment un projet autour de l’histoire de la photographie et de ces petits points Kodak présents dans chaque village. A la fermeture de ces magasins, il a pu en récupérer les fonds. Il voulait développer une histoire sensible de la photographie d’un territoire à partir de cette enseigne que l’on a tous connu, tout en amorçant un dialogue avec les collections du Musée.

Puis nous accueillerons Grégoire Eloy, lauréat du Prix Niepce 2021 à qui nous avons proposé un travail sur l’estran et ses travailleurs, les hommes et ce territoire à la marge, une zone très particulière. Un travail qui s’annonce magnifique.

La collection : ses fondamentaux, les défis 

CP : Nous avons toute l’histoire de la Bretagne en photographie avec le premier cliché jusqu’à la photographie contemporaine à partir d’un ensemble de 800 000 clichés dont 200 000 numérisés. Nous sommes pionniers dans le domaine de l’open source avec un portail libre de droit très efficace.

La collection passe aujourd’hui par des appels à projets comme La Bretagne pendant le confinement et celui que nous venons de lancer La Bretagne dans la peau, autour de l’exposition Celtique ? qui a généré 3 000 réponses en 3 jours contre toute attente. Un engouement pour le tatouage qui dépasse une pratique individuelle et rejoint le fait culturel, si je reprends mon approche ethnographique. Nous avons alors décidé de proposer une exposition autour de 150 images présente au festival Interceltique cet été et que j’aimerais faire voyager par exemple au Pays de Galle ou en Irlande qui viennent bientôt ici dans le cadre d’une tournée post Brexit.

Nous proposons aussi de la documentation participative autour de la numérisation qui rencontre un vrai succès. Notre idée est de pouvoir éditorialiser les collections à partir de thèmes pour faire remonter un certain nombre  de clichés et d’axes forts.

INFOS PRATIQUES :
Aux Champs Libres :
Celtique ?
Jusqu’au 4 DÉCEMBRE 2022 – tarif plein 4 € // Gratuit pour les moins de 26 ans
Madeleine de Sinety – Un village // Jusqu’au 28 août 2022 – GRATUIT
Pas sommeil, La fête dans tous ses états Jusqu’au 18 septembre 2022
avec le Frac Bretagne et le Musée des Beaux-arts
https://www.leschampslibres.fr/
Musée des beaux arts de Rennes
https://www.fracbretagne.fr/

Exporama 2022, festival d’art contemporain à Rennes
au programme :
https://www.tourisme-rennes.com/fr/exporama/

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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