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Pour leur troisième carte blanche, nos invité·es de la semaine, les huit photojournalistes et photographes documentaires du collectif Hors Format, ont choisi de nous decrypter une image en nous racontant les coulisses de la prise de vue. Chacun·e livre un témoignage sincère et troublant de leur métier de photographe et du rapporte qu’il·elles entretiennent avec leurs images…

Cette fois-ci, chaque photographe du collectif Hors Format vous raconte les coulisses d’une photographie.

Paul – “Por la proxima vez”

Sonia Ramos est une guerisseuse de la communauté Lickanantay. En 2019 elle a marché 350km vers Antofagasta avec son drapeau blanc de la croix andine pour interpeller les chefs de l’état sur l’extractivisme se déroulant sur le Salar de Atacama. En 2009 c’était 1500km qu’elle a parcouru au sud jusqu’à Santiago. Elle déplore le pompage des nappes « Nous voyons notre territoire comme un ensemble, un écosystème […] Dans quelques années, l’eau aura disparu, et la vie aussi. […] si cela continue la prochaine génération sera celle qui devra migrer hors du Salar ». Elle se tient sur le salar qui a la particularité d’avoir une couche brune. Le 29 novembre 2022. © Paul Lemaire / Collectif Hors Format

« Por la proxima vez » me lâche Manuel, anthropologue, en me tapotant l’épaule. Nous sommes au milieu du désert de l’atacama, mon coffre ouvert, un vent puissant me grisant les joues, la séance photo avec Sonia, guérisseuse Lickanantay se termine à peine. Il vient de me glisser que ce que je fais s’apparente à de l’extractivisme culturel. À la faire poser, moi, européen et sans contrepartie forte, hormis une hypothétique visibilité. Le mot et concept que je remets en question, le voici sobrement posé sur mes épaules vidant de mon corps la chaleur écrasante du salar. Je prendrai quelques jours avant de pouvoir remettre le nez dans ces photos. Aujourd’hui grâce à Sonia et Manuel, je me pose sérieusement cette question de ce que j’apporte aux personnes que je photographie, des photos et alors ? Puis-je apporter quelque chose de plus ? Dois-je le faire ? Les sociologues de l’Alto Loa (région du nord du Chili) doivent dorénavant amener une contrepartie aux communautés lorsqu’ils étudient sur leur territoire. Cela évite que la richesse culturelle parte pour Santiago sans jamais en revenir. Et moi en tant que photographe ?

Camille – “Une vraie collaboration est née”

© Camille Nivollet / Collectif Hors Format

J’ai commencé à m’intéresser à l’instruction en famille en France en janvier 2022. J’ai rencontré des familles qui m’ont fait découvrir leur quotidien. Je photographiais. Mais j’étais perdue face à ce sujet, quelle direction prendre ? Puis, Lisa est arrivée. Ça a été décisif pour ma série photographique. Elle est venue vers moi et m’a dit qu’elle voulait participer. Une vraie collaboration est née. Elle m’a fait rencontrer ses ami.e.s, son entourage, sa famille. Elle a été motrice dès notre rencontre et très vite d’autres adolescents et adolescentes ont intégré le projet : Ilan, Loren, Hermione, Émilie, Eve, Jeanne, Pauline.. Des relations de confiance sont nouées entre nous toustes !

Nous sommes en octobre dernier, je propose à Lisa et Émilie de faire un portrait ensemble. J’ai envie d’essayer de raconter avec, entre autres cette image, leur amitié, leurs liens entre elles. Lisa et Émilie sont amies depuis 9 ans, elles se sont rencontrées lors d’un rassemblement et se revoient principalement lors des rassemblements.

Pour moi, il y a aussi dans cette image une certaine tristesse. À la fin du rassemblement, les filles se quitteront et se reverront que dans plusieurs mois.

Paloma – ”Je sais que c’est cette image que je vais garder”

Madina N’Diaye, première femme joueuse de Kora au Mali, dans sa maison familiale de Mouribabougou à quelques kilomètres de Bamako. Élève de Toumani Diabaté, elle a réussi à se hisser dans le cercle fermé des griots, dominé par les homme.Bamako, le 17 février 2022. © Paloma Laudet / Collectif Hors Format

Après une petite heure de route le long du fleuve Niger, nous arrivons chez Madina N’Diaye dans la banlieue Bamakoise, qui nous accueille en musique et je suis immédiatement captivée. Madina est la première femme à jouer de la Kora au Mali. J’écoute de la Kora depuis des années, les notes de cet instrument m’ont toujours apaisé. À un moment, elle se place dans la lumière et nous raconte un rêve: « Je me suis vue sur la grande scène de l’ancien Centre culturel français de Bamako, la Kora dans mes mains. J’étais pieds nu, habillée d’une robe en bazin noire. Toute la lumière était sur moi. » . C’est à ce moment-là que je fais cette image, avec la sensation que tout s’imbrique. J’avais fait quelques autres portraits avant, mais cela ne fonctionnait pas bien, je sais que c’est cette image que je vais garder. En Afrique de l’ouest, l’apprentissage de cet instrument à corde se transmet de père en fils au sein des grandes familles de maîtres griots. Élève du célèbre Toumani Diabaté, Madina est devenu aveugle à la suite d’une maladie. Pour beaucoup, le mauvais sort se serait retourné contre elle, car une femme ne devrait pas jouer de la Kora. Elle y voit un signe du destin. C’est ce genre de moment, comme celui presque mystique passé avec Madina, qui font me rappeler à quelle point j’aime ce métier et grâce auquel on fait des rencontres marquantes.

Philemon

Des centaines de réfugiés ukrainiens s’entassent derrière les portes menant au quai de la gare de Tchop, Ukraine, pour monter dans le train humanitaire repartant en direction de Prague, République tchèque. Le 4 mars 2022. © Philémon Barbier / Collectif Hors Format

Cette photo a été prise le 4 mars 2022 en début d’après-midi en Ukraine à la frontière avec la Slovaquie. Avec Jean-Baptiste Chastand, journaliste au Monde, nous arrivons à Tchop à bord d’un train parti la veille et venu évacuer une partie des centaines d’ukrainien.ne.s réfugié.e.s dans la gare. C’est en marchant sur le quai de la gare que j’ai vu ces enfants entassés derrière des portes vitrées et attendant de quitter leur pays. N’ayant jamais été témoin de ce genre de situation, le doute s’est emparé de moi au moment de prendre la photo. Quelle distance prendre pour photographier cette scène sans entrer dans une démarche de voyeurisme ? Cette question m’est restée en tête durant toute la durée du reportage. Le cadre me faisait un écho puissant à l’imagerie des guerres du siècle passé qui resurgissait aujourd’hui et qui touchait, comme toujours, les enfants en premier.

Victorine

Wadi Fukin (West Bank), 24 October 2022.
Manal, a village resident, and her son Youssef maintain their water collection basin. © Victorine Alisse / Collectif Hors Format

C’est la troisième fois que je me rends chez Ibrahim, Manal, et leurs quatre enfants, dans le village de Wadi Fukin, un village palestinien de 1400 habitants. Lors de mon premier voyage en mars 2022, je voulais rencontrer des agriculteurs de cette vallée et témoigner de leur lien à la terre. La 2ème fois, j’avais voulu les accompagner au travail. Cette fois-ci, j’ai l’impression de revenir chez des amis. C’est le temps des retrouvailles. Je viens d’apprendre le décès brutal d’une amie et je suis loin. J’ai le coeur en peine et leur présence me réconforte. En cette fin d’après-midi, Manal me propose de l’accompagner avec son fils, Youssef, âgé de 14 ans pour entretenir les bassins de collecte des eaux. C’est Youssef qui prend le volant assis sur un siège presque trop bas pour lui. Les fenêtres de la voiture sont ouvertes. C’est la vie qui s’engouffre comme un souffle et me caresse le visage. En face, la colonie israélienne de Beitar Illit se dresse, imposante et arrogante. Ce village est encerclé, coincé entre cette colonie illégale et celle de Tzur Hadassah à l’ouest. Ici, chaque jour, malgré les craintes que leurs terres soient confisquées au profit des colons, les habitants continuent de lutter à leur façon : en travaillant. Je regarde Manal et son fils Youssef entretenir le bassin. On dirait presqu’ils dansent, tant leurs gestes sont coordonnés. Je cherche un angle en tournant autour du réservoir. Et puis, tout d’un coup, leurs gestes semblent se répondre. Je les sens proches, ensemble, mère et fils, et j’ai pris cette photo.

Audrey – “J’ai une certaine tendresse pour cette photo”

© Audrey Delaporte / Collectif Hors Format

J’ai une certaine tendresse pour cette photo, prise le 28 août 2021 dans le camp d’Alytaus, un aérodrome inoccupé depuis une dizaine d’années près de la capitale de la Lituanie. Ils sont environ 70 à y être enfermés depuis trois mois alors que je m’y rends. Tous viennent d’Afrique subsaharienne et vivent dans des conditions difficiles. Le contrôle à l’entrée du camp est militaire. Deux gardes nous accompagnent dans un quotidien pourtant pacifique. Sur cette photo, Julia (à droite), vient de la République Démocratique du Congo. Elle a 19 ans. Comme tous, elle est arrivée par la Biélorussie au travers d’une agence de voyage, après avoir décidé de fuir des conditions de vie dégradées et le manque de perspectives d’avenir. “Lorsque je suis arrivée, j’étais rassurée, nous étions bien traitées ! Mais la situation s’est rapidement dégradée, on a subi des pressions de la part des autorités qui nous menaçaient de nous déporter… Mais si je rentre, je ne sais pas ce que je vais faire ! Je refuse de me prostituer !”. Notre différence d’âge est maigre, et je me sens pourtant si privilégiée, j’ai honte de mon confort comme à chaque fois que je travaille sur ces questions de frontières. Lorsque j’appuie sur le déclencheur, elles me sourient. Elles venaient d’avoir de nouveaux vêtements en don de la Croix Rouge.

Leo – “On vit dans un monde complètement différent”

© Léo Keler / Collectif Hors Format

Au cours de l’été 2022, j’ai rencontré Anne-Rose, 17 ans. Elle gravite autour d’un groupe de gilets jaunes que je suis en Alsace depuis un certain temps. Des irréductibles qui se réunissent tous les vendredis pour discuter de leurs futures actions. Pour faire, aussi, des parties de tarots interminables.
Elle attend ses 18 ans pour aller à sa première manif. Quand je l’ai rencontrée, j’ai immédiatement ressenti la force qui émanait de cette jeune fille bagarreuse et enfantine parfois, forte aussi. Elle vit avec sa mère dans un petit appartement, au bout du village, elles adorent leurs chats pleins de puces. On vit dans un monde complètement différent, je crois que c’est ça qui m’attire, j’aime bien passer du temps chez elles, à écouter leurs histoires, à prendre des photos quand elles se tirent la bourre, on dirait des soeurs parfois.

Juliette

© Juliette Pavy / Collectif Hors Format

Il fait déjà nuit lorsque Naja me reçoit dans son cabinet de psychologie situé au rez-de-chaussée de sa maison dans le quartier du Vieux-Nuuk. Nous discutons plusieurs heures. C’est la première victime de stérilisation forcée qui accepte de me rencontrer. Son témoignage est poignant et j’ai du mal à contenir mon émotion lorsqu’elle me parle de la douleur et des atrocités qu’elle a subi. Elle s’exprime avec beaucoup de recul et une grande sagesse. Chaque mot est pesé, longuement réfléchi.
J’essaye de retranscrire ses émotions lors du portrait. Je tente différentes poses, assise, debout, derrière une peinture et puis finalement, je prends du recul, je fais un pas dehors. Elle reste droite, dans l’entrée, toujours très calme, elle me regarde, le visage empreint de gravité. Ce sera cette image. Au moment de partir, elle me dit « Ce qui compte désormais, c’est que nous ne sommes plus seules, les femmes parlent et se soutiennent. »

https://www.collectifhorsformat.com/

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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