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Si le 8 mars est la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, c’est tout le mois mars qui est devenu au fil des années, une période importante pour le combat des femmes. Frédéric Martin a souhaité donner de la visibilité aux femmes photographes mais également aux éditrices des maisons d’édition. Durant tout le mois de mars, il partagera avec nous des chroniques de livres qui se conjuguent au féminin pluriel. On poursuit ce rendez-vous éditorial avec « Tisser sa toile » publié à l’automne dernier aux éditions Loco (Anne Zweinaum aux côtés d’Eric Cez) avec les photographies de Tina Merandon.

© Tina Merandon

Paru aux éditions Loco, Tisser sa toile par Tina Merandon est un ouvrage hybride, un ouvrage de croisement, de rencontres, de liens.
La rencontre se fait tout d’abord entre la photographe et l’œuvre épistolaire de Madame de Sévigné, notamment la correspondance fournie entre elle et sa fille, la comtesse de Grignan. Correspondance forte, intime et très moderne au regard de l’époque où elle fut produite.
La rencontre se fait aussi avec les habitantes (mères et filles) de Vitré où Tina Merandon était en résidence, mais aussi avec Isabelle Tessier la directrice de l’artothèque qui l’accueille.
La rencontre se fait enfin avec les statues sculptées de femmes qu’elle découvre au sein des enclos paroissiaux finistériens.
Le lien entre les deux travaux qui ne semblait pas évident de prime abord, prend dès lors tout son sens au sein du livre. Et ce lien est d’autant plus fort que les couples fille-mère sont photographiés derrière des tissus tendus alors que les enclos paroissiaux étaient bâtis avec l’argent issu du commerce de toiles aux XVIème et XVIIème siècle.
Tisser sa toile devient donc un pont, une jonction par-delà les époques, confrontant, reliant les protagonistes au sein d’un même lé.

Couverture du livre

Naissent d’abord ces sculptures dans le granit. Figures fortes, puissantes, que le temps a marqué de son empreinte. Le lichen mange les visages, la pierre s’érode, pourtant toute la grandeur, une certaine exaltation presque païenne se dégage de chacune d’elles. Ce sont des femmes, des gardiennes, elles surveillent le monde, elles sont immenses et douces, sauvages et aimantes.
Suivent des ombres derrière des draps, des corps de mères, de leurs filles. Les lumières sont bleues, rose, orange. Les danses sont vives et là aussi païennes et sauvages. On se prend à penser un instant à Matisse peut-être. Mais surtout, partout on ressent une joie immense.
Entre les deux, trois textes, de Sylvie Hugues, Tania Lévy et Pierre Martin, qui expliquent, jalonnent, relient eux aussi.
Et le sentiment que l’unicité n’est pas affaire d’époque.

© Tina Merandon

L’ouvrage de Tina Merandon va bien au-delà d’un simple lien autour du tissu. Si celui-ci permet la relation entre les deux séries photographiques, il ouvre une perspective bien plus vaste.
En effet, l’interrogation porte aussi sur ce qui fonde l’échange mère-fille (initié par les lettres de Madame de Sévigné), plus largement sur l’amour, parfois passionnel et passionné, qui peut les unir.
Il ne faut pas douter que ce que vivent ces parentes et enfants du XXIème d’autres le vécurent avant, et les lettres que recevait et envoyait la comtesse de Grignan en témoignent. Il ne faut pas douter non plus que ces statues archaïques du XVIème siècle amènent à représenter des figures féminines aussi diverses que celles que cachent les tissus et que ces femmes de pierre, imaginaires, pouvaient servir de modèles, de référents peut-être.

© Tina Merandon

Finalement, Tisser sa toile est un livre que ne s’offre pas facilement, qui s’enroule en circonvolutions, en spirales de découvertes. On s’arrête un instant sur le drapé d’une étoffe de pierre, sa finesse et sa subtilité, puis les corps se meuvent en des postures incontrôlées, comme de petits sabbats. Et c’est peut-être une quintessence, au-delà du lien filial, de ce que peuvent représenter les femmes à travers les époques.
Par cette liberté de geste, cette force minérale ne faudrait-il pas voir l’immense liberté qu’elles pourraient avoir et qui fait si peur à ces hommes qui les oppressent ?
Qui sait…
Il y a quelque chose d’invaincu et de courageux à ces représentations, quelque chose qu’il faut savoir regarder avec un œil neuf et curieux. Que ce soient des femmes statues de l’époque moderne ou des femmes de chair et de sang de maintenant, la désinvolture, l’aisance, mais aussi une forme de fierté implicite sont de mise, presque comme un défi au monde.
Tina Merandon nous offre donc un travail à tiroir, un travail qui ouvre la réflexion, l’aiguise. Profitons de ces images, de ce livre pour affuter celle-ci et pour parcourir les espaces qu’elle nous invite à découvrir.

INFORMATIONS PRATIQUES
Tisser sa toile
Tina Merandon
22 x 29 cm, 68 pages
Sortie : Septembre 2022
978-2-84314-070-9
27€
https://tinamerandon.com/
https://www.editionsloco.com/Merandon

Biographie
Le travail de Tina Merandon explore la relation à l’autre, les échanges et les confrontations prenant la forme d’une chorégraphie improvisée. Son parcours de photographe se nourrit souvent de résidences de création et du lien tissé avec les territoires et ses habitants. En perpétuelle recherche plastique, elle travaille la couleur et le langage corporel vers des formes abstraites ou graphiques. Tout est lié au corps, à la peau, à la gestuelle qu’elle soit animale ou humaine. Sur un plan davantage théorique, elle collabore notamment avec Vincent Lecomte, docteur en esthétique, qui lui consacre un chapitre dans « L’art contemporain à l’épreuve del’animal » aux éditions de l’Harmattan.
Nominée pour le Prix Kodak de la critique photographique en 1998, elle est lauréate du Prix Jeune Création 2003, et Mention Spéciale Roger Pic en 2012. Ses travaux sont régulièrement exposés en France et à l’étranger et présents dans plusieurs collections institutionnelles et particulières. Tina Merandon est professeure, chargée de cours à la Sorbonne Paris1, Option photographie. Aux éditions Loco, elle a publié Tisser sa toile. Elle est représentée par la Galerie 127 à Marrakech.

Frédéric Martin
Frédéric Martin est photographe, son travail questionne l'intime, la relation à l'autre. Il a publié l'Absente chez Bis Éditions. Frédéric Martin écrit aussi des chroniques de livres de photographies dans lesquelles il cherche à valoriser tout autant le travail du photographe que l'objet livre. Elles sont à lire sur son site : www.5ruedu.fr

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