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Ils sont de plus en plus d’éditeurs consacrés à la photographie à explorer la transversalité avec la littérature, Sun/Sun, Les Ēditions de l’ēpair ou encore Light Motiv… Aujourd’hui, c’est la maison d’édition Lamaindonne, dirigée par David Fourré, qui lance une nouvelle collection associant photos de famille et littérature. Les deux premières publications sont rédigées par l’écrivaine Marie-Hélène Lafon et Guillaume Geneste, fondateur – tireur au laboratoire La Chambre Noire et directeur de cette nouvelle collection qui fait planer le souvenir de Denis Roche.

Pouvez-vous vous présenter et nous parler de ce projet de collection ?

Portrait David Fourré © Julien Coquentin

David Fourré : Je viens de l’édition jeunesse, il y a 15 ans je ne connaissais rien à la photographie mais en 2010, j’ai fondé Lamaindonne, une maison d’édition dédiée à la photographie d’auteur tout en poursuivant mon activité dans l’édition jeunesse. Au départ, je publiais un ouvrage par an, et aujourd’hui nous sommes à trois publications plus cette collection.

Portrait Guillaume Geneste © Gabriel Geneste

Guillaume Geneste : David et moi, nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans à l’occasion de la publication de l’ouvrage de Denis Roche (ndlr : Les nonpareilles). Ensemble, nous avons publié « Le tirage à main nu », un ouvrage de texte autour du métier du tirage et de sa philosophie. 
J’avais déjà une douzaine de textes associés à une sélection de mes photos de famille, mais je ne savais pas trop quoi en faire. J’ai présenté ce manuscrit à David qu’il a beaucoup aimé, et c’est là que s’est dessinée l’envie de créer une collection qui allie photos de famille et littérature.

D.F. : J’ai trouvé ses textes, beaux, intelligents et sensibles. Ils parlent autant de l’objet photographique de la photo de famille au-delà même de ce qu’elles représentent, avec un corpus d’images que Guillaume collecte depuis plusieurs années. Cela va de la plaque de verre à la capture d’écran. On s’est donc dit qu’il fallait lancer une collection pour permettre à de nouvelles voix, de nouvelles écritures, de s’emparer de ce principe éditorial très simple qui est d’écrire de façon très libre autour d’un choix de 8, 10 voire 12 photos de famille. 
Nous avons tout de suite pensé à l’écrivaine Marie-Hélène Lafon. Le calendrier était idéal car elle travaillait sur son dernier roman autobiographique « Les Sources » qui a fait une sortie très remarquée au début de cette année, où elle revisite son enfance auprès d’un père violent. Lorsque nous l’avons appelée, elle était en train de vider la maison de famille suite à la disparition de ses parents survenue les deux années précédentes. Elle a retrouvé des photos de son père lors de son service militaire. Sur ces images, elle découvre un homme souriant bien loin du père qu’elle a connu. Et évidemment, la question qui se pose, parce que ça a irrigué toute son œuvre, c’est pourquoi cet homme a fait le choix de revenir, de changer de vie, de se marier, de s’enfermer dans la peur et de faire vivre un enfer à toute sa famille ?

Tout autour de la photographie. Guillaume Geneste

Guillaume, comment en êtes-vous venu à rédiger ces textes autour de vos photos de famille ?

G.G. : Je me suis aperçu avec étonnement que la mort de Denis Roche (1937-2015) m’a libéré la parole et m’a donné l’envie d’écrire. On a tous, je crois, des images qui nous obsèdent, qui nous reviennent régulièrement, des histoires par rapport à des photos ou des histoires sans photos d’ailleurs, et c’est quelque chose que j’avais envie de transmettre et de ne pas laisser à l’abandon. La dernière fois que j’ai vu Denis, c’était en juin 2015, il est décédé en septembre et je lui remettais 150 tirages au format 40 x 50 cm pour une exposition à Montpellier qu’il n’a malheureusement pas pu voir. Denis se savait condamné par la maladie. Et en visionnant chaque tirage que je lui soumettais un à un, il a lâché, « ce qui est formidable avec la photographie, c’est tout ce qu’il y a autour », phrase dont je me suis emparé pour le titre de l’ouvrage. Alors bien sûr, chez lui, on connaissait le hors-champ, la montée des circonstances, la littérature autour de la photographie… Il s’en était saisi et avait écrit de très beaux textes à ce sujet. Mais cette phrase prenait une toute autre dimension avec cette fin qui approchait. C’est vraiment cet instant qui m’a donné envie d’écrire sur mes photos de famille. 
Denis a été un réel déclencheur pour moi au niveau de l’écriture. Pourtant étonnamment, on parlait très peu. On s’entendait bien, il venait toujours au laboratoire pour voir les tirages. On avait une vraie complicité, mais c’était et c’est toujours pour moi un homme intimidant. 
David a été l’autre déclencheur, qui a permis – grâce à cette collection – que d’autres personnes s’emparent de cette démarche.

Pouvez-vous nous parler du titre de cette collection, « Poursuites et ricochets » ?

G.G. : Cela vient de Denis Roche, encore… J’avais lu son entretien avec Gilles Mora dans l’édition 23 du Cahier de la photographie qui lui était consacré, où il parle de ses relations entre littérature et photographie. Et à la fin il termine gentiment avec cette phrase « Laissons aux photos d’être des ricochets, et aux phrases d’être des poursuites. » Je me suis dit que cela ferait un beau titre pour la collection.

Une autre vie. Marie-Hélène Lafon

À qui est destinée cette collection ?

D.F. : À tout le monde ! Parce qu’à travers l’expérience intime de chacun des auteurs, on joue avec des thématiques universelles qui touchent tout le monde. On a tous des secrets de famille, plus ou moins importants. On se retrouve tous en face de photos sans vraiment savoir qui est sur l’image. Donc ça peut toucher tout le monde, que ce soit des gens qui s’intéressent à la littérature ou des lecteurs de livres photo… Cette idée, qui est vraiment importante pour moi et pour beaucoup d’autres éditeurs de France Photo Book, c’est de se dire que le livre photo est une vraie écriture. L’écriture photographique est au même titre que l’écriture littéraire, c’est à dire qu’on peut, au moyen des images, d’un choix d’ordre d’image, de mise en page, raconter un récit avec un début et une fin, même si ce n’est pas littéral. Là, c’est de la photo de famille, ce n’est pas de la photographie d’auteur, mais joindre les deux me paraissait symboliquement très important dans cette collection.

G.G. : L’idée, ce n’est pas d’écrire sur la photographie de famille, c’est écrire à partir de ces photographies de famille. C’est très différent, on trouve d’ailleurs très peu de textes d’auteurs qui s’emparent d’une photographie pour écrire dessus.

Tout autour de la photographie. Guillaume Geneste

Ce choix de transversalité entre littérature et photo c’est un atout ou un inconvénient ?

D.F. : C’est un inconvénient d’un point de vue pragmatique, sur la mise en place dans les librairies. On aura le livre de Marie-Hélène Lafon qui sera dans le rayon littérature alors que Guillaume sera dans le rayon photo. Et c’est un aspect sur lequel on travaille parce que c’est quelque chose qui est en train d’évoluer. Il y a Sun/Sun avec sa collection Fléchettes, Light Motiv avec la collection Singulières…, alors nous ne faisons pas les mêmes choses, mais nous ne nous situons plus seulement dans le prisme unique de la photographie et il faut qu’il y ait une place pour cela dans les librairies. On rencontre des libraires pour essayer de trouver des solutions, et peut-être créer des espaces dédiés à ce genre de livres. Certains ont envie de nous suivre pour que l’on soit plus visible.
Mais c’est quelque chose qui reste difficile à mettre en place.

Pouvez-vous nous parler de la forme : petit format, faible pagination pour un prix abordable…

D.F. : Pour la forme, nous nous sommes simplement calés sur le principe initial du projet de Guillaume avec les 12 photos et 12 textes, donc une pagination réduite de facto. Mais on s’adapte en fonction des auteurs, certains en auront plus, d’autres moins…
Le format 15x21cm c’est pour se rapprocher de celui utilisé en littérature, qui a le grand avantage d’être économique puisqu’il permet d’imprimer 32 pages en même temps. Même si on a beaucoup de textes, l’impression est en quadrichromie, ce qui nous coûte plus cher que si nous imprimions simplement en noir.
Pour ce qui est de la couverture, on a décidé de recadrer l’image. Et on m’a fait la remarque il y a peu, le fait de « décapiter » les personnes en couverture c’est aussi une façon pour les gens de se réapproprier l’image et l’histoire. Et c’est vrai, je n’y avais pas pensé…

À quel rythme souhaitez-vous alimenter cette collection ?

D.F. : Trois à quatre publications par an. Notre but est de réunir des auteurs très différents. Pour lancer cette collection, il était important d’avoir des noms connus, qui nous permettent par la suite d’inviter des gens moins connus, mais qui ont aussi des choses intéressantes à dire. Donc des écrivains, évidemment, mais ne pas rester que dans l’émotion d’une histoire et de pouvoir aussi être sur quelque chose de plus proche de ce qu’a fait Guillaume, avec des réflexions sur le statut de l’image et de la photo de famille. Pour les prochains nous avons déjà quelques noms à dévoiler, il va y avoir Bernard Plossu et Françoise Huguier dont l’histoire est complètement folle. Elle va réunir les courriers que ses parents se sont écrits au moment de leurs fiançailles et des lettres qu’ils ont échangées avec les parents de sa mère qui s’opposaient à leur mariage. Françoise va sélectionner des photos de ses parents et partager avec nous ces courriers incroyables. Nous allons aussi avoir l’écrivaine Emmanuelle Lambert qui travaille sur une famille fantasmée.

G.G. : Pour Plossu, c’est vraiment une envie commune avec David. Il a commencé à nous envoyer une série de photos de famille autour de son père qui faisait des marches avec Roger Frison-Roche, il y a beaucoup de choses à écrire et je suis sûr qu’il va nous surprendre. Nous avons aussi Serge Tisseron, je trouve que son point de vue, à la fois en tant que passionné de photographie, écrivain et psychiatre, m’intéresse. Mais là aussi, tout est à définir ensemble. À venir également, Emmanuelle Fructus qui tient depuis plusieurs années la galerie Un livre une image, elle écrit sur la photographie vernaculaire et anonyme qu’elle collecte et qu’elle revend. Elle-même a très peu de photos de famille et très peu d’histoires de famille. Et c’est d’ailleurs étonnant parce qu’elle a refusé notre invitation au départ, avant de se raviser après réflexion.

D.F. : Pas mal de projets sont donc en cours, mais on est obligé de prendre un peu d’avance parce qu’on ne peut pas demander à quelqu’un de produire cela en deux mois. Il faut que le projet mûrisse, ça peut prendre un an ou plus. Peut-être que dans deux ans, la collection n’existera plus – ce que je n’espère pas, mais on est obligé d’avoir un ou deux ans d’avance.

INFORMATIONS PRATIQUES
Collection Poursuites et Ricochets. Lamaindonne
• Tout autour de la photographie / Guillaume Geneste (64p)
• Une autre vie / Marie-Hélène Lafon (60p)
15x21cm. 20€
https://www.lamaindonne.fr/collection-poursuites-et-ricochets/

À LIRE
Carte blanche à Alain Eudot : « Le tirage à mains nues » de Guillaume Geneste
Poursuites et ricochets, la collection des éditions lamaindonne
Littérature et Photographie. La transversalité dans l’édition
David Fourré, des éditions Lamaindonne, est notre invité

Cet entretien a été réalisé à l’occasion du numéro #366 du magazine Réponses Photo

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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