Temps de lecture estimé : 12mins

​« Avec mon travail, je veux donner une voix aux personnes qui ne peuvent pas parler pour elles-mêmes » souligne Manuela Federl, photographe et cinéaste allemande qui dédie ses séries photographiques à la documentation des situations difficiles comme la pauvreté, la prostitution enfantine, les groupes sociaux vulnérables, les communautés des Roms, les réfugiés, la catastrophe écologique et les conséquences tragiques des phénomènes naturelles. Manuela Federl est photojournaliste depuis plus de 15 ans.

Elle a commencé sa carrière en faisant diverses études de linguistique, d’économie et de civilisation. Après avoir obtenu ses diplômes, elle a travaillé pour une chaîne privée pendant cinq ans.

En 2016, elle a fondé sa société bergjournalisten. Depuis, elle travaille comme réalisatrice de documentaires indépendante et journaliste pour différentes chaînes de télévision. En 2016, elle a reçu le Short Plus Award pour son long métrage « 100 Hours of Lesbos ». En 2021, elle a remporté plusieurs prix pour son documentaire « THE GAME. Gambling between life and death » sur la situation des réfugiés aux frontières de l’Union Européenne.

Manuela Federl, The roma princesses

Vous avez commencé par des études de langues, d’économie et de civilisation. Quand et comment votre intérêt pour la photographie est-il né ? Comment pensez-vous que vos études antérieures ont influencé votre vision de photographe ?

J’ai toujours été intéressée par les gens et leurs histoires. Pendant mes études, j’ai passé quelques mois avec les Mapuches au Chili. J’ai discuté avec eux, documenté leur quotidien et les ai accompagnés à des réunions et des manifestations. Cela a finalement abouti à ma thèse « Mapuche. Gens de la terre sans terre ». Il y a seulement trois ans depuis que j’ai découvert la photographie. Celle-ci me permet de documenter le monde tel que je le vois. Si j’avais déjà eu ce moyen d’expression pendant mes études, j’aurais certainement réalisé une série photographique sur les Mapuches.

Le sujet de votre thèse est très intéressant. Avez-vous des souvenirs marquants de votre expérience avec les Mapuches que vous aimeriez partager ? Comment avez-vous découvert les Mapuches et pourquoi avez-vous décidé de les étudier pour votre thèse ?

J’ai fait la connaissance des Mapuches lors de mes études à l’université de Concepción, au Chili. Ils vivent dans le sud du pays et certains d’entre eux ont étudié avec moi. Ils m’ont parlé de leur plus grand problème : le conflit foncier. Dès lors, je les ai accompagnés à des manifestations pour tenter d’en savoir plus sur la situation. J’ai été invitée un jour à un mariage mapuche. Lors de la cérémonie, l’homme arrive chez ses parents à cheval et la femme travaille assise à côté de son père. L’homme la demande ensuite en mariage devant son père. Ils sont alors autorisés à se marier. J’ai assisté à une représentation théâtrale secrète dans les montagnes, j’ai fabriqué de l’alcool à partir de cosses de pois avec les Mapuche, j’ai ri et pleuré avec eux. Ce fut un moment très intense et, bien sûr, j’ai beaucoup d’histoires à raconter avec eux.

Manuela Federl, The roma princesses

Manuela Federl, The roma princesses

Concernant la série « The Roma Princesses », vous mentionnez dans vos textes que votre première visite dans le quartier a été un véritable choc. Nous aimerions en savoir plus sur l’histoire de la série.

J’ai visité les campements roms de Slovaquie pour la première fois en janvier 2022 avec mon collègue, le photographe Kristof Huf. Il m’avait parlé à plusieurs reprises de ces campements et des gens qui y vivaient. J’étais curieuse et je voulais faire connaissance avec la communauté. Nous sommes arrivés à Svinia – une petite ville à l’est de Slovaquie – en fin d’après-midi. C’était la folie. Les gens se précipitaient vers nous. Ils criaient « Kristof, Kristof » et essayaient de nous attirer chez eux. Tout le monde voulait nous parler, tous les enfants voulaient me tenir la main. C’était bouleversant. Cet après-midi-là, nous avons rendu visite chez des familles Roms et j’ai eu un premier aperçu de leur vie. Kristof m’a ensuite beaucoup parlé de chaque famille. A Svinia est situé l’un des campements roms les plus pauvres que j’aie jamais vus. Il y a cinq toilettes dans tout le village. L’odeur des ordures et des excréments est omniprésente. Beaucoup sniffent de la colle ou sont déjà ivres au petit matin. Des jeunes femmes sont assises avec leurs enfants dans des pièces sombres, sans lumière ni chauffage. C’est comme s’ils vivaient dans un monde différent – et pourtant Svinia n’est qu’à 850 kilomètres de chez moi.

Manuela Federl, The roma princesses

Manuela Federl, The roma princesses

En quoi cette communauté gitane est-elle différente des autres ? Habituellement, dans les familles roms, le mariage des jeunes filles est très important. Cependant, vous mentionnez que dans ce quartier, il y a l’apparition d’une activité de prostitution concernant les jeunes filles.

Je n’ai pas étudié le sujet en profondeur et je ne connais que quelques exemples. Je ne souhaite donc pas généraliser.

Manuela Federl, The roma princesses

La série se concentre principalement sur les enfants et leurs mauvaises conditions de vie. À quoi doit-on cet état de pauvreté ? Les habitants perçoivent-ils leur situation comme mauvaise ou estiment-ils que le manque d’éducation leur permet de vivre librement et que les enfants sont libres de faire ce qu’ils veulent ?

Bien sûr, ces gens savent bien qu’ils sont pauvres. En Slovaquie, les bidonvilles roms se situent soit en périphérie, soit parfois en centre-ville. Les Roms voient comment les Slovaques vivent, comment ils s’habillent, ce qu’ils possèdent. Même les enfants sont conscients qu’ils sont différents des autres. À l’école, une séparation stricte est instaurée entre les enfants roms et les enfants slovaques. Les enfants roms apprennent dès leur plus jeune âge qu’ils ont moins de valeur. C’est un cercle vicieux dont ils ont beaucoup de mal à sortir.

Manuela Federl, The roma princesses

Dans son œuvre emblématique « Devant la douleur des autres », Susan Sontag affirme que la compassion est une émotion instable qui doit être traduite en actes. En voyant la photo d’une petite fille portant du rouge à lèvres et ayant peut-être déjà vécu sa première expérience de prostitution, quel est votre sentiment en tant que photographe et quel est, selon vous, le rôle d’un photographe contemporain envers ceux qui se tiennent devant son objectif et ont besoin d’aide ? Une autre photo caractéristique est celle où des frères et sœurs roms regardent l’objectif avec un air inquiet, attendant le retour de leur mère.

Je crois qu’il est important d’y regarder de plus près. Nombreux sont ceux qui, dans notre société, se détournent de la misère, ignorant que la pauvreté existe toujours en Europe. Je veux donner un visage à la pauvreté. Je veux que mes photos touchent le spectateur, suscitent une émotion. Je veux donner la parole aux gens. Comme s’ils disaient : « Regardez ! Ce qui nous arrive est inacceptable ! ». Mais, en même temps, je veux que les personnes pauvres, défavorisées ou en difficulté soient fières et belles sur mes photos. Dans le cas des Roms, la pauvreté en arrière-plan est palpable, voire indéniable, mais les personnes que je photographie sont belles – comme un rayon de soleil par une journée maussade ou une princesse rom dans un bidonville gris.

Manuela Federl, The roma princesses

Manuela Federl, The roma princesses

De leur côté, comment ces gens perçoivent-ils la présence du photographe ? Qu’attendent-ils de vous ? S’attendent-ils à ce que vous les aidiez ?

J’ai visité les familles roms si souvent que je peux dire que je m’y suis fait enfin des amis. Bien sûr, ils espèrent que je les aiderai et, si possible, je le fais. À mon arrivée, on m’offre toujours un café et des biscuits. Les Roms sont très accueillants, même s’ils ont peu de ressources. Ensuite, ils me racontent ce qui s’est passé depuis ma dernière visite, qui est dans le besoin, qui a fait quelque chose ou qui est décédé. Ce n’est qu’ensuite que je rends visite aux autres familles avec mes amis.

Les questions sociales sont au cœur de votre travail photographique jusqu’à présent : des situations difficiles comme la pauvreté, l’exploitation ou les conséquences du tremblement de terre. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ces thèmes ? Votre choix est-il lié à votre intérêt pour le journalisme ?

En tant que journaliste, je m’intéresse aux questions d’actualité depuis des années. Elles me tiennent à cœur et, dans mon métier principal de réalisatrice de documentaires, il m’est également important de dénoncer les doléances. Dans mon dernier film « THE GAME. Gambling between life and death », nous avons suivi la situation des réfugiés aux frontières extérieures de l’UE pendant plus d’un an et demi. C’était une période difficile, mais notre film a eu un impact considérable et nous a permis de toucher un grand nombre de personnes. Je sais que si je suis moi-même paralysée par l’image de la pauvreté, d’une catastrophe ou de la misère, je ne peux malheureusement rien faire. Je ne peux travailler et essayer de changer les choses qu’en gardant le sang-froid.

Manuela Federl, The roma princesses

Est-ce donc une question d’habitude et d’expérience à long terme de garder le sang-froid ? Êtes-vous enfin habituée à regarder la douleur des autres ?

Je ne sais pas. Il n’y a pas de recette miracle, je suis toujours mon instinct. Bien sûr, il y a aussi des situations que je ne supporte pas. Mon travail n’est pas un travail évident : l’instinct est très important.

Manuela Federl, Fast fashion in Ghana, 2022

L’image des tissus inondant les côtes du Ghana est choquante et témoigne de l’ampleur du désastre écologique dans la région. Elle met également en lumière un sujet moins connu du journalisme. Comment en avez-vous eu connaissance ? Comment les habitants perçoivent-ils cette situation ?

J’espère que le sujet de la fast fashion et les problèmes qu’elle engendre sont désormais bien connus, notamment des jeunes. Il y a neuf ans, j’ai décidé d’arrêter d’acheter des vêtements et de porter ce que j’ai. Au Ghana, les gens parlent ouvertement de ce problème. Ils y sont confrontés quotidiennement : des piles de vieux vêtements inondent leurs plages, les produits chimiques empoisonnent leurs poissons et leur propre industrie textile est détruite par les vêtements donnés par l’Europe. C’est un problème majeur dans de nombreux pays africains et cela devrait l’être aussi pour nous.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour faire connaissance avec les membres de la communauté et pour qu’ils acceptent d’être photographiés avec vous ? Y a-t-il eu des réactions négatives de la part de certains ?

Peu importe où l’on prend des photos, il y a toujours des gens qui veulent être photographiés et d’autres qui ne le veulent pas. Pour moi, il est important de parler ouvertement et honnêtement de mes projets, de mon idée et de ce que je veux faire des photos. Ensuite, chacun peut décider s’il veut participer ou non. Si quelqu’un refuse, cela ne me pose aucun problème. Je ne photographierais jamais quelqu’un qui ne le souhaite pas. C’est très important pour moi.

Manuela Federl, The roma princesses

Dans un précédent entretien avec All about photo, vous avez mentionné que vos photos ne sont pas destinées à être « une pornographie de la pauvreté ». En effet, si l’on observe attentivement vos photos, on remarque que vous évitez de montrer la misère sur les visages, les gens sont photographiés étant souriants ou occupés dans leurs activités.

Il est important pour moi que les personnes sur mes photos soient belles et fières. Nous sommes tous pareils, c’est le lieu et les circonstances de notre naissance qui font la différence.

Manuela Federl, Earthquake Antakya (Turkey), 2023

Une photo particulièrement intéressante dans sa référence indirecte à la douleur et à la perte est celle de la série Antakya où parmi les ruines nous voyons quelques photos qui ont été laissées pour nous rappeler les moments autrefois heureux de la famille.

Je me suis rendu à Antakya accompagnée d’une famille turque, dont certains membres vivent en Allemagne et qui a elle-même perdu deux personnes dans le terrible tremblement de terre. Cette famille m’a accueilli très chaleureusement. Ils m’ont parlé très ouvertement de leur douleur et de leurs inquiétudes. Alors que nous étions ensemble dans le centre-ville pour nous rendre compte de la situation, nous avons trouvé ces photos au bord de la route. Pour moi, elles symbolisent les nombreuses familles déchirées par cette terrible catastrophe.

Manuela Federl, Earthquake Antakya (Turkey), 2023

Pour revenir à votre interview dans All about photo, vous avez déclaré que vous considériez la photographie comme un outil important pour dénoncer les injustices. Avez-vous constaté un impact de la publication de vos photos jusqu’à présent ?

Absolument. Avec mon travail, je souhaite donner la parole à ceux qui ne peuvent pas s’exprimer. Mes photos et mes histoires suscitent beaucoup de réactions. J’arrive à attirer l’attention sur certains sujets. C’est important et ça sensibilise. Nous avons déjà organisé des collectes de fonds grâce à mes photos. Dans la région d’Antakya, par exemple, elles nous ont permis d’acheter une station d’épuration que les gens utilisent encore aujourd’hui. Je crois que chacun a la possibilité de changer le monde. Même si ce n’est qu’un petit changement. L’important, c’est d’essayer.

Manuela Federl, Earthquake Antakya (Turkey), 2023

Manuela Federl, Fast fashion in Ghana, 2022

Manuela Federl, The roma princesses

Pour plus d’informations :
http://www.bergjournalisten.de/

Maria Xypolopoulou
Maria Xypolopoulou est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante. Actuellement, elle est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 (Panthéon – Sorbonne). Elle travaille sa thèse sur le regard des photographes, les usages de la photographie et les représentations culturelles et du genre pendant la Première Guerre mondiale dans les Balkans. Son projet doctoral a bénéficié du soutien de l’Ecole Française d’Athènes (2017-2020) et de l’Historial de la Grande Guerre en France(2019). Elle a présenté ses projets artistiques en Grèce et en France en collaboration avec des galeries, institutions et autres commissaires d’art. Ses intérêts de recherche incluent l’histoire de l’art contemporain, l’histoire du genre, l’histoire de la photographie et particulièrement l’histoire des femmes photographes.

You may also like

En voir plus dans L'Interview