Pour sa deuxième carte blanche, notre invitée Rima Abdul Malak, nouvelle présidente du jury du Prix de la Jeune Création Photographique du Planches Contact Festival, partage avec nous son entretien avec la photographe libanaise Myriam Boulos, première artiste sélectionnée pour la résidence “hors les murs” du festival, qui inaugure ainsi une nouvelle dynamique internationale. Sa série inédite réalisée à Beyrouth sera présentée au Musée des Franciscaines à Deauville à partir du 18 octobre 2025.

Née en 1992 à Beyrouth, passionnée par la photographie depuis l’enfance, diplômée en 2015 de l’Académie Libanaise des Beaux-Arts et intégrée à Magnum en 2021, Myriam Boulos est l’une des artistes les plus marquantes de la nouvelle génération de photographes du monde arabe. Derrière son objectif, elle dépasse sa timidité et ose toutes les audaces, capture la révolte et la tendresse, le chaos et la fête, la violence et la sensualité.

Elle est la première photographe sélectionnée pour la résidence “hors les murs” du Planches Contact Festival, qui développe une nouvelle dynamique internationale. Cette résidence, menée depuis Beyrouth, s’inscrit dans la thématique choisie par le festival cette année : l’intimité. Une série inédite sera présentée aux Franciscaines à Deauville du 18 octobre 2025 au 4 janvier 2026.

J’ai tenu à donner la parole à Myriam Boulos à travers un entretien.

© Myriam Boulos

Vous souvenez-vous de votre première photo ? Quel a été le déclic pour vous ?

Quand j’avais 5 ans, j’avais un appareil photo fuchsia que j’adorais. Un jour, mon petit frère l’a jeté par la fenêtre de la voiture sur l’autoroute. C’était comme si un savon me glissait des mains, comme si la réalité m’échappait.
À 6 ans, nous avons fait un voyage en voiture du Liban vers la Jordanie avec ma famille. A ce moment-là, j’avais un appareil photo Fischer Price, et j’aimais photographier d’immenses rochers capturés de très près.
Dix ans plus tard, j’ai rencontré une fille au lycée qui est devenue l’une de mes plus proches amies. Elle avait un appareil photo sophistiqué, et je suis tombée amoureuse de cet objet. Lorsque j’ai dit à ma mère que je voulais le même, elle a ri et m’a répondu que je devais d’abord entraîner mon regard — apprendre à regarder les choses, les gens, mais aussi moi-même — avant d’acheter un appareil coûteux. J’ai commencé à utiliser un petit appareil pour me rapprocher du réel. Depuis, la photo est devenue la chose la plus évidente dans ma vie.

© Myriam Boulos

Dans votre enfance, vous avez fait beaucoup de dessin et de musique (vous étiez flûtiste au conservatoire). Est-ce que ces pratiques artistiques ont façonné votre regard, votre sensibilité, votre rapport au monde ? Comment la photographie a-t-elle fini par s’imposer ?

Ces pratiques ont surtout répondu à un besoin de construire et nourrir ma bulle, mon monde intérieur. A l’école, quand je n’arrivais pas à me concentrer en classe, je dessinais. Quand je rentrais à la maison et que je n’arrivais toujours pas à me concentrer sur mes devoirs, je dessinais encore. Ma mère, Michèle Standjofski, est illustratrice et bedésite. Le dessin était très présent dans mon quotidien. J’allais au conservatoire deux fois par semaine et je jouais une à deux heures de flûte par jour. Je m’enfermais dans ma chambre ou celle de mes parents, ou bien dans les toilettes quand j’avais encore plus besoin d’espace et de temps à moi seule ! Et je me perdais dans mon monde. En tant qu’adulte, je réalise encore plus à quel point ça me faisait du bien.
Je pense que c’est la photo qui a fini par s’imposer parce qu’elle répond à ces besoins mais qu’elle m’apporte plein de choses en plus : une façon d’avoir un pied dans la réalité du monde extérieur, et un pied dans la mienne. Une façon de m’exprimer, mais aussi de communiquer avec les autres. Une façon d’être présente dans un moment partagé avec les autres, et puis de revenir chez moi passer des heures, des jours ou des semaines seule avec mes images. C’est une façon de parler fort sans utiliser de mots (je ne suis pas très forte avec les mots !). D’exister « in my own space and time » .

© Myriam Boulos

Que vous reste-t-il de votre formation à l’ALBA (l’Académie Libanaise des Beaux-Arts) ? En quoi cette école a contribué à construire votre chemin de photographe ?

J’ai adoré mes études à l’ALBA ! Les cours de cinéma (avec Ghassan Koteit et Joe Prince), d’histoire de l’art (avec Gregory Buchakjian), et surtout le mélange de cours pratiques – on allait avec notre prof principal Gilbert Hage passer des weekends hors de Beyrouth pour mener chacun un projet documentaire – et de cours théoriques (avec Ghada Waked Hage). Presque tous les cours restent aujourd’hui avec moi. Cette manière d’apprendre et d’être cadrée de façon stimulante me manque !

© Myriam Boulos

Beyrouth est aussi ma ville, même si je n’y ai pas vécu aussi longtemps que vous. Ce que j’aime le plus là-bas, c’est la lumière et les contrastes entre les quartiers comme entre les gens. Des personnalités extrêmement différentes cohabitent sur un tout petit territoire. Je ressens fortement cette âme particulière de Beyrouth, à la fois libératoire et destructrice, joyeuse et chaotique, dans vos images. Pouvez-vous m’en dire plus sur votre rapport à la lumière et à la nuit, l’utilisation du flash, le noir & blanc et la couleur ? Comment ont évolué vos expérimentations avec la lumière ?

Pendant mes premières années de photographe, je ne prenais que des photos la nuit, en noir et blanc. La vie nocturne ressemble aux révolutions : il s’agit d’extérioriser collectivement ce qu’on nous apprend à refouler. J’ai continué à prendre des photos dans la rue et dans des espaces d’intimité, là où on est le plus exposé à la violence, qu’elle soit physique ou émotionnelle. Avec mon flash direct, j’essayais de mettre en lumière des réalités oppressées, qui sont normalisées, banalisées, alors qu’elles ne devraient pas l’être.
La nuit, avec le flash, on peut choisir ce que l’on veut montrer ou cacher, décider du masque que l’on veut porter ou non. Photographiquement parlant, cela permet aussi de révéler ce qui échappe à l’œil nu.
Avec le début de la révolution en 2019, j’ai commencé à photographier en couleur et en journée. C’était la première fois que tous les Libanais étaient ensemble dans la rue. Tout ce que je cherchais à révéler a été soudainement mis au grand jour, comme si le dedans s’était exposé au dehors. J’ai eu l’impression que nous sortions collectivement d’une relation abusive pour enfin dire : non, ce n’est pas normal.

Vous avez participé à la création de la revue Al Hayya. Quel est le sens de ce projet pour vous ?

J’ai co fondé Al Hayya en 2020. C’est une revue bilingue en arabe et en anglais, et une plateforme numérique qui publie des contenus littéraires et visuels sur les œuvres et les luttes des femmes de notre région. J’ai quitté mon rôle de rédactrice photo, mais le projet continue. Il fédère un réseau de voix importantes du monde arabe pour mettre en lumière toute la richesse des approches féministes.

© Myriam Boulos

Vos images permettent de casser les stéréotypes généralement associés à Beyrouth, qui ont souvent tendance à « orientaliser » les Libanais et les Libanaises. Devez-vous parfois gérer des réactions négatives ou violentes ? Avez-vous subi des pressions ?

En 2019, pendant la révolution, j’ai été victime d’un cyberharcèlement massif, parce que certaines personnes disaient que mes images ne « nous » représentaient pas. Les insultes que j’ai reçues étaient un mélange de mépris de classe, de sexisme, d’homophobie, de transphobie, de racisme et de colonialisme. L’un des principaux reproches concernait le fait que mes images montraient la violence, et pas uniquement des manifestations pacifiques. Mais je crois que là où il y a oppression, il y a violence. Quelle violence devrait être remise en question ? Celle qui naît de la résistance ? Ou plutôt celle de l’oppression ?

© Myriam Boulos

Qu’est-ce que cette résidence hors les murs, initiée par le festival Planches Contact, vous a permis d’explorer ?

Cela faisait un moment que je voulais explorer les fantasmes sexuels dans mon travail. Ce besoin a commencé quand j’ai découvert mes propres fantasmes.
Quelques mois après l’explosion du port de Beyrouth, dans un élan de survie et de résistance, j’ai publié un appel qui disait : « Si vous êtes une femme ou si vous avez été socialisée comme une femme et que vous souhaitez partager vos fantasmes sexuels, envoyez-moi un e-mail. »
Chaque fois qu’une femme me contacte, je lui demande où elle souhaite être photographiée, ce qu’elle veut montrer ou cacher, et comment elle souhaite être représentée.

Il y a quelques années, j’ai écrit dans mon journal intime :
Quand je me masturbe, ces mots me viennent : « je ne me sens connectée à mon corps que lorsque je suis excitée ».
Je me souviens des hommes qui m’ont pénétrée.
Et je me souviens de ce que j’ai ressenti.
Je me sentais regardée, présente, vivante.
C’était comme une substance chimique qui me faisait apparaître.
Puis je réalise que dans mes fantasmes, j’aime le regard des hommes machos sur moi.
Est-ce que j’aime être opprimée ?
J’aime résister.
Comme dans les manifestations, quand la police anti-émeute lance des gaz lacrymogènes.
Courir, résister, survivre.
La mort et le désir.
Être absente et être présente.
Être en contact avec (ou touchée par) ce qui pourrait me faire le plus mal.

Ce fragment de journal intime peut sembler problématique. C’est justement ce que j’ai voulu aborder (et exposer) ces dernières années : nos fantasmes constituent des mondes entiers qu’on nous apprend à cacher et à en avoir honte, même s’ils ne font de mal à personne, puisqu’ils n’existent que dans notre esprit. Pendant ce temps, la véritable violence, qui se déroule hors de notre tête, est celle qui est normalisée alors qu’elle ne devrait pas l’être.

À travers des récits personnels, ce journal collectif documente l’oppression intersectionnelle qui s’exerce sur nos corps et sur notre terre. C’est une tentative de créer un espace pour nos émotions et nos désirs, tout en dénonçant différentes formes de violence, en particulier les attaques israéliennes contre le Liban et le génocide en Palestine.

Si vous deviez choisir un seul mot pour définir Beyrouth, ce serait lequel?

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sam18oct(oct 18)10 h 00 min2026dim04jan(jan 4)19 h 00 minPLANCHES CONTACT 2025Le Festival de Photographie de DeauvilleFestival Planche(s) Contact, 143 Avenue de la République, 14800 Deauville

La Rédaction
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