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Carte blanche à Didier Ben Loulou : Jaffa par Frank Scholten

Temps de lecture estimé : 3mins

Pour cette troisième carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe Didier Ben Loulou nous ouvre les pages de « Palestina », un livre édité en 1935 par le photographe hollandais Frank Scholten. Le fruit d’un reportage réalisé au début des années 20 et qui sera un témoignage précieux, source d’inspiration pour notre invité.

Nous sommes au milieu des années 1980 à Paris, je rencontre AC chez lui, dans le VIe. Nous parlons longuement de sa passion, essentiellement des images sur la Palestine du XIXe siècle. Au cours de la discussion, nous finissons par parler de Jaffa. Je travaille sur un projet depuis des années (1983-1989) sur cette ville. Il se lève sans rien dire va vers sa bibliothèque en sort deux volumes* et me les offre sans autre explication que celle-ci : « Maintenant ils sont à toi, qu’ils t’aident dans ta démarche, tes recherches. » Je découvre page après page des images d’un monde disparu : les rues de Jaffa, ses quartiers en 1920, ses communautés (juive, chrétienne, musulmane), ses Grecs, ses Arméniens, tout un univers qui finira par être englouti à jamais, comme au Caire, à Alexandrie, à Damas, à Alep, à Beyrouth, dans tout ce Moyen-Orient jadis cosmopolite, avec ses clubs, ses scouts, ses écoles confessionnelles, sa bourgeoisie, instruite, francophone, ses cinémas, ses théâtres… Là allaient et venaient des idées comme des lignes de chemins de fer de Beyrouth au Caire en passant par Gaza et Jaffa… Surgiront le temps, les guerres, la montée des fanatismes féroces, les religions élevées en étendards d’épuration, cette détestation du levantinisme, de la différence, de l’altérité, d’une certaine forme d’œcuménisme. Franck Scholten (1881-1942), Hollandais en pleine période du mandat britannique, lui dont on ne sait rien ou presque, témoigna de ce qui n’existera plus, archivant à sa manière les traces d’un microcosme, mais aussi ses strates, son histoire dans ce qu’elle a de plus large en les confondant à des citations de l’Ancien ou du Nouveau testament, du Coran et du Talmud. Il ne cessa d’élargir, au cours de sa recherche exhaustive, sa vision d’anthropologue et d’ethnologue, s’attardant sur les objets vernaculaires des paysans ou des pêcheurs. Puis il y a ces images sur la flore, la faune, faites presque déjà dans un souci écologique. Nous traversons, grâce à elles, ces paysages plus tard transformés ou réduits en poussière, emportant avec eux des maisons, patrimoine architectural, tout cet Orient méditerranéen dont le quartier de Manshiyya qui sera rasé et réduit à une simple promenade. Ces deux volumes sont devenus avec le temps de véritables documents, un rare témoignage qui nous parle de manière comme prémonitoire de l’exil des uns et de l’asile des autres, d’un pays qui se construira dans cet échange forcé de populations (n’oublions pas non plus que plus d’un million et demi de juifs quitteront les pays arabes). Des années plus tard, sur les traces de Franck Scholten, je chercherai à ma manière, dans l’ouvrage Jaffa, la passe** (1983-1989) à rendre compte des dernières ruines d’un monde révolu, là où ne règnent pratiquement plus aujourd’hui que le consumérisme, l’amnésie, la vulgarité, le toc.

* Fotografie ; Frank Scholten – Palestina. De Toegangspoort Jaffa – 1935, http://www.nino-leiden.nl/collections/frank-scholten-legacy

** Jaffa, la passe, Éditions Filigranes, Paris, 2004.
http://www.filigranes.com/livre/jaffa-la-passe/

Palestine illustrée, 1929, Paris

La Rédaction
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