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Africa 2020 : Hors cadre #1
Baloji et Baloji, conversation avec Chris Dercon

Temps de lecture estimé : 19mins

L’Afrique est à l’honneur en France et pour les 6 prochains mois. À cette occasion, Anna-Alix Koffi, fondatrice des publications d’art SOMETHING WE AFRICANS GOT( 2017 ) et SWAG high profiles (2019), proposera chaque semaine un sujet pour évoquer l’Afrique et le monde noir dans toute la noblesse de sa créativité. En espérant susciter l’intérêt en dehors et au delà des cadres.

Octobre 2019, l’artiste Sammy Baloji ( né en 1978 au Congo RDC, et représenté par la Galerie Imane Farès ), alors en résidence à la villa Médicis, est commissionné par Chris Dercon, le président de la RMN Grand Palais, pour créer une oeuvre dans le cadre de la saison Africa 2020. Octobre 2020, Johari – Brass Band, deux sculptures monumentales de 3 mètres de hauteur, sont dévoilées. Présentées devant le Grand Palais jusqu’à sa fermeture en janvier 2021, elles font référence à l’exposition universelle de 1900, y reviendront pour sa réouverture, afin de célébrer l’exposition inaugurale du Grand Palais restauré. Inspirées de grands cuivres, répliques surdimensionnées des instruments abandonnés par les armées coloniales lors de la première révolte des esclaves à Saint-Domingue, et récupérés par ces derniers qui les utiliseront pour créer le Brass Band dans une nouvelle forme culturelle à la fois syncrétique et libératoire.

Imane Fares, Johari Brass band, Sammy Bajoli

En 2012, Chris Dercon, alors directeur de la Tate Modern à Londres, est invité par le Centre Pompidou à organiser et animer “Têtes modernes”, une série de rencontres. Pour « Succursale Africa ? », il a réuni pour la première fois le photographe Sammy Baloji, et son cousin Baloji, musicien et réalisateur. Tous deux originaires de la province de Katanga, au Congo, ils vivent et travaillent aujourd’hui en Belgique.
Ce texte est la retranscription d’un extrait de leur conversation qui a eu lieu le 24 novembre 2012 au Centre Pompidou.

Succursale Africa ?
Baloji et Sammy Baloji en conversation avec Chris Dercon.

Chris Dercon : Nous allons parler d’”Afrique succursale ?” Pour ce faire nous avons invité les Baloji parce qu’ils ont beaucoup de points communs avec les autres invités du programme comme le cinéaste allemand Romuald Karmakar, ou le photographe producteur d’images Wolfgang Tillmans. Ils font partie de ces artistes indépendants pour lesquels « créer » n’est pas uniquement synonyme de fabrication d’objets, et exercent d’autres activités. Prenons l’exemple de Sammy Baloji : il n’est pas seulement photographe, il n’expose pas seulement son travail dans des galeries et des musées, a publié ses photos dans Jeune Afrique et le Monde magazine. Il est aussi l’un des directeurs de la biennale de Lubumbashi, ville où il a créé un atelier de tissage. Sammy veut produire de l’art après l’art : il n’est pas intéressé à produire des objets d’art comme valeur marchande, mais veut surtout déployer des activités dans lesquelles l’art va naître. Il va créer des activités pour lesquelles il a besoin de network. Il en est de même pour son cousin Baloji qui est un musicien, un rappeur qui a débuté vers les années 2005-2007, et qui tourne régulièrement en Afrique et en Europe. Il aime aussi réaliser des films avec une équipe en partie belge, française et congolaise, et prépare des projets dans les domaines du théâtre et des arts plastiques. Il a aussi créé un network qui existe à Kinshassa, à Lumumbashi, et aussi à Gand et à Bruxelles. Comme Sammy qui expose beaucoup, Baloji tourne beaucoup dont au Royal Albert Hall à Londres.
Nous allons comme avec Romuald Karmakar, comme avec Wolfgang Tillmans, parler de produire de l’art après l’art.

Avant de revenir sur vos propos, commençons par dresser la situation : à Dakar, au Sénégal, François Hollande a prononcé dans son discours que « le temps de Françafrique est révolu ».

D’autres disent qu’il vaut mieux écouter des gens qui bougent beaucoup comme les Baloji. On entend souvent la voix d’Achille Mbembe, l’un des plus grands sociologues camerounais qui travaille à New York, at aussi en Afrique du Sud , a commenté ce discours. Dans son article, “La France une puissance en voie de déclassement” , il exprime que « Pendant trop longtemps, la France a vécu sur une idée obsolète de l’Afrique et est passée à côté des énormes transformations dont cette région du monde a fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle notamment. Sortir du quadruple piège du racisme culturel, du paternalisme, du mercantilisme et du bénévolat exigera plus qu’un catalogue de bonnes intentions. »

Les Baloji je pense que vous êtes des personnages que Mbembe décrit dans son livre Sortir de la grande nuit, vous êtes des “afropolitains”. Selon Achille Mbembe, l’afropolitanisme n’est pas la même chose que le panafricanisme ou la négritude : c’est une stylistique, une politique, une esthétique et une certaine poésie du monde, c’est une manière d’être au monde qui refuse par principe toute forme d’identité victimaire. Cela ne signifie pas qu’elle n’est pas consciente de l’injustice et de la violence que la loi du monde a infligé à ce continent et à ces gens.” Cette esprit décrit bien vos activités, vous faites des allers retours, vous travaillez même ensemble…

Le rappeur belge Bajoli © Kristin Lee Moolman

Baloji, tu es au fait des déclarations de François Hollande au Sénégal et à Kinshasa, tu as tes idées sur le sujet….

Baloji : J’ai bien suivi les événements. Je pense qu’au sujet de la Françafrique, François Hollande est toujours en campagne, il essaie de s’inscrire dans une logique de rupture avec le fameux discours de Nicolas Sarkozy “L’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire”. J’étais assez surpris à la lecture du papier d’Achille qui reste assez positif par rapport à ce discours de François Hollande; je partage cette idée, je pense que c’est un discours constructif. Cela ne l’empêchera pas de pratiquer la même politique en vigueur depuis 50 ans, mais son appréhension est une prouesse de communiquant.

Portrait Sammy Bajoli, 2017

Sammy, est ce que ce discours a eu des répercussions en Belgique ou à Lubumbashi?

Sammy Baloji : A Lubumbashi son discours a été suivi par la population, mais la mise en pratique passe par le pouvoir qui est en place – et donc au fond, cela ne porte pas de fruits.

Chris Dercon : Baloji, tu as quitté Lubumbashi il y a 25 ans, tu y es retourné en 2007. Tu as visionné le film de propagande Belge sur les productions minières du Haut-Katanga « Katanga, pays du cuivre » réalisé en 1958 par Gérard de Boe. Comment vois-tu ce film aujourd’hui ?

Baloji : Je pense que les choses n’ont pas énormément évolué. L’approche, la façon d’expliquer comment travaille ces indigènes est toujours d’actualité.

Chris Dercon : Sammy tu as beaucoup travaillé avec les archives. Celles que nous avons vues viennent de la cinématique Belge et du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. Tu as notamment réalisé deux séries, « Mémoire » et « Congo Far West » qui intègrent et juxtaposent des images d’archives à Lubumbashi, au Katanga, à Tervur. Ce travail, ces techniques, ces stratégies illustrent bien son propre chemin?

Sammy Baloji : Le projet de Tervuren est venu après un premier travail que j’ai réalisé aux archives en 2004. A l’époque, tu travaillais sur le patrimoine architectural industriel de Lubumbashi.

Chris Dercon : Tu as réalisé un guide architectural de Lubumbashi. Il s’agissait d’une commande de l’Institut culturel français pour réaliser un guide sur l’architecture du Congo Belge. C’est un guide important et tu continues de travailler avec des architectes du musée de Gand et avec des planners de urban planning en Afrique

Sammy Baloji : Le travail que j’effectue maintenant sur l’architecture n’est pas forcément pour mettre en valeur ce qui avait était construit à l’époque coloniale, mais plutôt pour que le public congolais se ré-approprie cet environnement et qu’il prenne conscience de cet espace. En 2004 par exemple, j’avais cette idée de travailler sur le patrimoine industriel, notamment l’union minière. En travaillant aux archives, j’ai pu découvrir des documents à ce sujet, qui évoquaient une toute une autre histoire que celle racontée dans le film de Gérard de Boe. Alors que le film nous dit que les travailleurs qui étaient engagés étaient amenés en avion, la réalité est qu’il existait tout un dispositif de déportation et de trafic de personnes, qui étaient achetées et amenées de force et qui devaient travailler dans des conditions difficiles. Ce qui était intéressant dans ce travail de mémoire industrielle et architecturale, c’était de découvrir une partie de l’histoire qui n’était pas racontée. J’ai trouvé cela très intéressant que moi, qui suis congolais, découvre ces choses que je n’ai jamais apprises à l’école. J’ai découvert des images qui montraient comment les gens étaient arrivés: ils avaient traversés de très longues distances et étaient souvent davantage considérés comme des objets que des êtres humains.

Chris Dercon : Sammy, tu as réalisé des séries composées d’images d’archives et de photographies contemporaines, que tu as montrées au Smithsonian à New York et à la Tate Modern à Londres. Peux-tu nous parler de ces juxtapositions ?

Sammy Baloji : Avant sa privatisation en 2006, le secteur minier était mourant et les mines étaient abandonnées. Lorsque l’on sait que plus de 70% de la production économique venait du Katanga, il était surprenant et intéressant de capter la faillite de ce secteur. J’ai ensuite découvert les photos d’archives et une autre histoire que je ne connaissais pas.
Faire cette juxtaposition composée d’images d’archives intégrées à mes photos à travers un montage complètement visible et assumé, c’est essayer de monter un puzzle d’une histoire que j’essaye de re-créer moi-même. Ces images sont elles aussi devenues des photos d’archives car depuis, la situation a évolué. Avec Kabila au pouvoir et l’arrivée des multinationales et des investisseurs chinois, le Katanga est devenu un secteur économique complètement privatisé et très important.
On entend souvent que l’homme noir n’est jamais rentré dans l’histoire, mais ce que l’on oublie et qu’il faut comprendre, c’est que le Congo a toujours été très lié au monde, que ce soit pour sa production et son exportation d’uranium, de caoutchouc ou de coton, et continue de l’être aujourd’hui. La raison pour laquelle je continue de travailler au Congo et à Lubumbashi c’est qu’une population y vit, et qu’il y a des choses à dire. Les choses évoluent et il est nécessaire de les documenter.

Chris Dercon : Quelle est la différence entre ta série « Mémoire » et « Congo Far West » qui est une commande ?

Sammy Baloji : La principale différence est que « Mémoire » était tout un travail au Katanga. La réalisation de cette série marque aussi ma rencontre avec les archives. La série a été montrée un peu partout et j’ai ensuite été invité par le musée de Tervuren pour une résidence. Je trouvais intriguant et intéressant que ce musée ethnographique, sur l’histoire du Congo et plus généralement de l’Afrique centrale, s’ouvre soudainement à ce type de projet.
J’ai voulu trouver une manière de traiter les archives sans me laisser avoir par des images glorieuses ou trompeuses. L’idée était de trouver des archives et de comprendre comment le système colonial était parvenu à construire une certaine image du Congo ou de l’Afrique. Je me suis intéressé aux images d’archives d’une expédition soit disant scientifique qui avait eu lieu au Katanga en 1898 et essayé de lire cette histoire du point de vue katangais.
Je me suis notamment rendu sur le lieu où a été abattu un des rois du nord du Katanga et j’ai interrogé les personnes présentes sur place pour savoir si elles avaient connaissance de ce qui c’était passé, et si elles avaient leur propre version des faits.
J’ai réalisé une image où l’on voit, à gauche, une scène violente : lors de cette expédition, une tribu du nord du Katanga a résisté à la colonisation belge et s’est cachée dans une grotte. Les colons y ont mis le feu et plus de 170 personnes sont mortes.
De l’autre côté de cette même image, ce même lieu avec les habitants qui reviennent chaque année le célébrer – 7 personnes ont survécues à cet évènement.
Actuellement ce dit lieu est vide car il est devenu une concession minière privatisée. Les villages qui se trouvaient tout autour et qui se réunissaient là disparaissent. J’essaye d’évoquer comment le secteur industriel est devenu important, et comment il écrase l’histoire qui n’a plus d’importance. J’ai donc représenté sous la forme d’un diptyque l’occupation d’un lieu de mémoire par les secteurs industriels et économiques.
Travailler avec les archives représente pour moi un véritable besoin : l’histoire n’a été racontée que d’une seule manière et il est important aujourd’hui de se positionner et de savoir d’où l’on vient.

Chris Dercon : Donc pour partir ailleurs il faut revenir au début, il faut chercher ?

Sammy Baloji : Cela nous permet de nous remettre en question. Justement, les rencontres nous apportent beaucoup et permettent de nous repositionner nous-mêmes sur des acquis qui sont parfois faux.

Chris Dercon : David Van Reybrouck réalise le même travail que vous. Que pensez-vous du succès de son livre « Congo. Une histoire » qui s’est vendu aux Pays-Bas et en Belgique à plus de 600.000 exemplaires ?

Baloji : Ce que j’aime dans cet ouvrage, c’est qu’il a pu figer cette tradition de l’oralité qui est propre à l’Afrique centrale et en a fait un roman extrêmement détaillé avec une mise en abîme du contexte historique et du contexte actuel de façon judicieuse. Je pense qu’il est très fier que l’ouvrage soit aujourd’hui publié en français et disponible au Congo. Beaucoup de gens questionnent cependant la véracité de son contenu, basé sur une personne décédée.

Chris Dercon : Comment peut-on vérifier ou écrire l’histoire du Congo ? Parce que finalement il n’y avait pas d’histoire.

Sammy Baloji : Il y a l’histoire mais la problématique est comment la capter et la retransmettre. J’ai une approche photographique : pour moi ce qui est important c’est tout le dispositif sémantique qu’il y a autour.

Chris Dercon : En parlant de sémantique, le nom Baloji est un peu problématique car il signifie en swahili « sorciers qui font le bien et le mal ». Les missionnaires catholiques ont voulu convaincre votre famille d’abandonner votre nom, n’est-ce pas ?

Baloji : Historiquement, un « baloji » est un homme de sciences. Avec l’arrivée du catholicisme, il est devenu l’homme des sciences occultes. C’est un nom qui n’est pas évident à porter parce qu’il renvoie à des superstitions sur les forces du mal, liées à des valeurs ancestrales qui sont bien plus ancrées que ne l’a été le catholicisme pendant les 200 dernières années. Quand j’avais 19 ans, j’ai voulu le faire retirer de ma carte d’identité belge parce que quand j’étais gamin, quand un malheur arrivait, j’étais immédiatement pointé du doigt et puni. Ce nom était lié à une charge émotionnelle qui devenait insupportable, et je commençais à croire moi aussi que j’étais porteur de mal. Je trouve intéressant d’accepter ce nom aujourd’hui.

Chris Dercon : Toi tu n’a pas eu de problème avec le nom Baloji

Sammy Baloji : Si, je me suis battu, j’étais dans une école catholique, d’office ce nom avait une certaine connotation.

Chris Dercon : Retournons à « Congo Far West », la commande du musée de Tervuren, n’est en fait qu’un volet de tes activités. Tu es aussi directeur de la biennale de Lubumbashi.

Sammy Baloji : Oui, en 2010 l’édition du festival s’intitulait « Picha », qui veut dire image en swahili. L’idée était de travailler sur l’évolution de la ville depuis sa création en intégrant des images et une réflexion artistique sur ses espaces publiques et leur histoire. Nous avons souhaité créer un dialogue entre les lieux historiques de l’époque coloniale et nos actes artistiques.

Chris Dercon : Baloji, l’intervention dans l’espace urbain est aussi le thème de ta musique, de tes textes ainsi que de tes films. Tes clips sont de petits films réalisés avec des équipes professionnelles.

Baloji : Je me suis d’abord intéressé aux graffitis avant de m’intéresser à la musique, puis à la danse – au break dance et à toutes les disciplines liées à la danse hip hop – avant d’arriver à ce qui est le coeur de mon travail : l’écriture, la poésie, qui, à l’inverse du travail de Sammy comme dirait Gainsbourg, est un art mineur. Ce qui me plaît dans cet art là c’est d’accepter qu’on est vulnérable, qu’on est un peu une victime consentante face à un public au regard subjectif sur notre travail. J’aime cette position, j’aime cette démarche, c’est pour cela que j’essaye d’avoir un propos qui me mette moi-même en danger.

Chris Dercon : Tes textes sont très politisés : Radio Kinshasa a même interdit tes chansons en 2007.

Baloji : Le problème c’est que le Congo est un pays où l’engagement dans la musique n’a pas lieu d’être. La musique est encore perçue comme un médium de divertissement où les chansons sont avant tout des annonces publicitaires pour des brasseries ou des compagnies téléphoniques. Peu d’artistes peuvent se permettre d’avoir un discours engagé, et ceux qui en ont ne passent pas à la télé ni à la radio. Le fait que je sois Congolais de la diaspora est une façon de me positionner comme n’étant pas au courant de la situation sur place et me donne des possibilités de pouvoir diffuser ma musique au Congo.

Chris Dercon : Il existe une tradition de musique jazz au Congo. Dans les années 50-60 il y avait une école de jazz très importante. Aujourd’hui on voit de nouveaux cercles de musiciens qui, comme le Congo Tronix, ont beaucoup d’influence. Tu n’es pas le seul rappeur congolais.

Baloji : Il y en a énormément mais il est beaucoup plus compliqué pour eux d’avoir un discours qui remet en cause le pouvoir en place, et cela restreint le champ de diffusion.

Chris Dercon : En 2010 tu as réalisé un clip qui se termine par un texte de l’ancien premier ministre congolais Patrice Lumumba – très célèbre au Congo. C’est grâce aux Kabila que l’on peut parler à nouveau de Lumumba ?

Baloji : Je ne sais pas si c’est grâce aux Kabila. Cet album sortait dans le cadre du cinquantenaire des indépendances, c’était une façon intéressante de mentionner le discours fondateur de Lumumba de cette année-là. Suite à un voyage en Amérique du Sud, je me suis rendu compte que Lumumba était une figure tutélaire en Bolivie et au Vénézuela. Je trouvais intéressant de me dire qu’en tant que Congolais, c’est une personne dont on n’est pas spécialement fière.

Chris Dercon : Baloji, tu as toi aussi travaillé dans le Musée Royal de l’Afrique centrale de Tervuren, dans le dépôt où je jouais étant enfant. Tu as rencontré pas mal de problèmes parce que la direction a interdit la publication des photographies que tu avais réalisées, estimant que le travail était moqueur, que tu exorcisais le musée.

Baloji : J’avais pour idée de tourner un clip dans les caves du musée qui avaient une cinématographie intéressante. Quand on est venu prendre les photos, nous étions avec des gens du Guardian ( le quotidien britannique, NDLR ), les scientifiques se sont sentis pris au piège et ont eu peur que l’on divulgue l’état dans lequel les oeuvres sont entretenues. Ils ont alors interdit le clip. Ils m’ont en revanche laissé aller dans un endroit assez fabuleux, qui est la salle de reconstitution d’un village africain, réalisée trois ans auparavant. On a l’impression que les mentalités ont changé, mais elles sont en fait toujours ancrées dans des réflexes de type « nous, Européens – vous, primates ».

Chris Dercon : ( montrant à l’écran une photographie de Baloji et son groupe) Les choses se compliquent d’avantage parce que tu “exotises” l’exotisme de l’autre.

Baloji : Je voulais rendre hommage à Wendo, un grand musicien congolais qui fait partie de ces gens morts dans l’oubli total et dont les musiciens sont encore plus ignorés, c’est une génération qui n’a jamais eu de retour de la Sacem par exemple. Je voulais leur rendre hommage rien que par leur présence. Le faire apparaître dans le clip avec ses musiciens est une façon de montrer la fierté de notre héritage, tout comme les Français sont fiers de leur héritage musical. Comme pour les catcheurs dont Sammy parlait plus tôt, le mouvement des sapeurs a été exploité à outrance ces dernières années; ce que je trouve intéressant dans ce mouvement c’est cette fascination pour l’élégance européenne pours une certaine élite congolaise qui voulait se rapprocher du blanc, de “évolués” ou des “belgicans » et se distinguer de la population. La thématique est vraiment intéressante. Mon propos n’est pas de valoriser des gens qui n’ont pas de quoi manger et qui s’achètent des vêtements à trente mille euros, mais de mettre en avant cette façon dont l’Afrique fantasme l’Europe à sa manière.

Chris Dercon : Sammy, évoquons la Chine qui fantasme l’Afrique ou l’Afrique qui fantasme la Chine avec ta série « Kolwezi » réalisée de 2009 à 2011.

Sammy Baloji : Quand Kabila a été réélu, ses promesses étaient que le Congo fasse la révolution de la modernisation : que le Congo se modernise, aie des malls, des projets de construction de routes, qu’il soit en contact avec la Chine. Mais de l’autre côté existe toujours l’industrie minière qui rencontre d’ailleurs un nouvel essor avec l’intérêt naissant de gens qui veulent exploiter le cuivre ou le cobalt. En même temps, il y a tous ces ouvriers ou toutes ces familles déportées qui travaillaient dans le secteur minier et qui se sont retrouvées sans emploi. Pour revenir à la question de modernité, la Chine vend des affiches à 1 dollar, qui ont remplacé la peinture populaire. Les ouvriers les achètent pour leur bas coût, pour décorer leur maison et se représenter l’ailleurs ou l’idéal – sauf que cet idéal est complètement faussé, ce sont des photo montages grossiers. L’homme pauvre n’arrive plus à voir la réalité. Les images représentent les promesses de modernité du gouvernement. J’ai réalisé tout une série de portraits de ces creuseurs congolais dans ces camps avec l’esthétique de la photographie de studio en Afrique.

Chris Dercon : Il y a t-il une chance que nous voyions les Baloji ensemble dans un projet ?

Baloji : Oui, nous avons un projet lié à Lubumbashi, c’est encore tôt pour en parler.

Centre Pompidou, 24 11 2012
Publié dans SOMETHING WE AFRICANS 8
Retranscription – écriture Alix Koffi

Anna-Alix Koffi
Anna-Alix Koffi est directrice de création, dirige et publie des titres liés à l'art. Après la revue photographique OFF the wall ( 2013-2016 ), SOMETHING WE AFRICANS GOT (2017), revue d’art et de pensée dédiée à l’Afrique et au monde noir, et SWAG high profiles (2019) - sa version magazine dédiée aux personnalités - sont des références de créativité et de contenu de qualité. Ces titres rassemblent les artistes venus d’Afrique et de sa diaspora dans un perspective de dialogue permanent avec le reste du monde. Avec woman paper, journal en édition spéciale en collaboration avec foires et festivals internationaux, est une voix pour les femmes du monde de l’art. Dans toutes les publications : des images fortes, originales, et toujours très esthétiques accompagnées de textes de grande qualité ( auteurs, chercheurs, commissaires, artistes ... ) qu’ Anna-Alix met elle-même en forme dans une mise en page inconventionnelle pour des objets d’édition rares à collectionner. avril27.com

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