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Pour sa deuxième carte blanche, notre invitée de la semaine, la réalisatrice de documentaires Alex Liebert a poursuit son invitation éditoriale autour de l’invisible. Aujourd’hui, il a souhaité nous parler de la minorité confessionnelle des Yézidis. Alex a réalisé avec le photographe Michel Slomka, « Sinjar, naissance des fantômes », un long métrage documentaire qui a malheureusement été victime de la crise sanitaire et n’a pu encore voir le jour.

C’est l’histoire d’un peuple, les Yézidis, que l’on tente de faire disparaître, siècle après siècle. Invisibles dans les médias, invisibilisés et haïs dans leur région, minorité religieuse persécutée sans relâche au cours de son histoire, nous avons tenté, avec le photographe Michel Slomka (www.michelslomka.fr), de les comprendre et de leur donner une voix au travers d’un projet transmédia, SINJAR NAISSANCE DES FANTÔMES. Mais le long-métrage documentaire, victime du contexte pandémique et de ses conséquences sur le monde du cinéma et de l’audiovisuel, reste, à ce jour, invisible pour vous, et invisible pour eux, les Yézidis, qui auraient tant besoin que l’on sache qu’ils existent.

Des femmes Yézidis et leurs enfants s’engouffrent dans le sanctuaire de Sherfadin (l’un des seuls à ne pas avoir été détruit par Daech) pour renouer avec leur foi. Considérés comme des « kuffar », des mécréants, ils ont été forcés de se convertir à l’Islam pour échapper à la mort. © Michel Slomka

Le 13 novembre 2015, les yeux du monde entier se tournent vers Paris et ses habitant·es, victimes d’une série d’attentats perpétrés par l’État Islamique. Une semaine plus tard, le 20 novembre, dans cette volonté de braver la peur en buvant une bière en terrasse, je ressens le besoin de faire des images, de rendre compte de ce temps étrange, plus ou moins long, qui s’écoule entre l’instant de la blessure et le début de sa cicatrisation. Je tourne deux court-métrages, dont LAVATRONIC, qui dresse le singulier portrait d’une laverie parisienne sept jours seulement après les attentats.

Le même soir, je rencontre Michel Slomka, photographe documentaire, qui est sorti de chez lui pour les mêmes raisons : faire des images, et tenter de comprendre. Nous apprenons l’un de l’autre, et constatons que nos projets respectifs sont similaires en bien des points, tant au niveau des sujets et des contextes qu’au niveau de leur sensibilité. Quand je filmais le Cambodge et les traumas d’un rescapé des Khmers Rouges, il photographiait Srebrenica et le retour à la terre des survivants du massacre et de leurs proches.

C’est lui qui m’apprend l’existence de cette communauté, les Yézidis, qu’il avait rencontrés l’année passée lors d’un reportage en Syrie. Ils étaient invisibles à mes yeux, et tout d’un coup ils existaient, et je tombais d’effroi quand j’apprenais leur histoire, antérieure d’un an à celle des Parisien·nes.

Le 3 août 2014, après s’être emparé de Mossoul (Irak) et y avoir proclamé l’instauration du califat, l’organisation Etat islamique se tournait vers les monts Sinjar, une chaîne de montagne habitée depuis des siècles par la minorité religieuse des Yézidis. Plus qu’une conquête territoriale, la logistique mise en place par l’Etat islamique lors de son offensive sur Sinjar démontrait son intention de capturer le plus grand nombre de femmes et d’enfants yézidis afin d’en faire des esclaves sexuelles et des enfants-soldats. Hommes et anciens étaient massacrés. Pour Daech, leur existence était négligeable, ils devaient disparaître.

Mont Sinjar ©Michel Slomka

Le demi-million de Yézidis vivant dans cette région, s’ils ne furent pas victimes de l’Etat Islamique, durent fuir, se retrouvant ensuite à quelques centaines kilomètres de là, dans les camps de réfugiés du Kurdistan irakien.

Un an plus tard, la date du 13 novembre 2015 prit un nouveau sens quand, simultanément aux attentats parisiens , la ville de Sinjar fut enfin reprise à l’Etat islamique, après quinze mois de combats, marquant ainsi le premier recul significatif de l’organisation, contrainte de reculer leur front de quelques kilomètres. La ville de Sinjar, en ruines, était libérée. Notre projet documentaire commençait là, à cet instant, et nous partions deux mois plus tard pour le Kurdistan irakien, nous intéressant dès le début à toutes ces femmes qui commençaient à être libérées, qui revenaient parmi leurs proches, et pouvaient ainsi raconter ce qu’elles avaient vécu.

Suad, 22 ans ©Michel Slomka

Sinjar en ruines ©Michel Slomka

« SINJAR, NAISSANCE DES FANTÔMES », tel est le titre de notre projet. Nous voulions faire exister cette communauté, les rendre visibles et leur donner la parole, mais aussi rendre visible l’invisible : ces fantômes qui ne sont pas seulement ceux des morts, mais aussi et avant tout ceux des disparu·es dont on ignore le sort – celles et ceux dont on ne sait si elles sont encore en vie quelque part, captives de leurs ravisseurs, ou bien si leur corps repose dans l’un des dizaines de charniers qui parsèment la région de Sinjar, attendant d’être découvert, identifié et rendu à leurs proches. Ces fantômes illustrent l’impossibilité du deuil, mais aussi ce temps suspendu du traumatisme et de l’exil.

Car certes, l’Etat islamique a été défait militairement en 2019, mais nous ne connaissons toujours pas le sort de presque 3000 personnes, dont une majorité de femmes. Leur histoire, leur attente, est toujours actuelle, et les personnes qui tentent de les libérer n’ont jamais arrêté de les chercher, malgré l’absence d’aide qu’ils ont reçu de la communauté internationale, malgré le Prix Nobel de la Paix délivré à Nadia Murad en 2018, l’une des premières femmes libérées, l’une des premières à dire et à témoigner, qui prit sur ses épaules la détresse de sa communauté pour tenter de la partager au Monde, mais sans succès.

Ils restent invisibles aux yeux du Monde. Même les vivants sont des fantômes hantant les camps de réfugiés, dans l’impossibilité de revenir chez eux, de revenir sur leur terre, à Sinjar.

Ce projet transmédia a fait l’objet d’une exposition photo à Paris, d’un livre édité aux éditions Sometimes, et d’un film. Deux années de tournage et deux années de montage ont permis la finalisation d’un long-métrage documentaire, qui était sur le point d’être projeté, diffusé, pour ainsi donner une nouvelle forme de visibilité à ces Yézidis dont trop peu parlaient. Ce projet au long cours avait été intégralement auto-financé, auto-produit, mais nous ressentions le besoin d’être soutenus par une structure de production et de distribution pour que ce film ait la vie qu’il mérite.

Début mars 2020, nous rencontrons l’équipe de LA VINGT-CINQUIÈME HEURE, société de production et de distribution basée à Paris, qui prend notre film sous ses ailes et commence à établir une stratégie de distribution internationale. Quelques jours plus tard, le premier confinement est annoncé. Les cinémas ferment leurs portes, les festivals s’annulent. L’euphorie fut de courte durée…

Images tirées du film ©Alex Liebert

Aujourd’hui, les cinémas ouvrent à nouveau, les festivals commencent à s’organiser pour exister de nouveau, mais combien de films en France, et combien de films dans le monde attendent d’être vus, font la queue pour être projetés en salle, débordent des valises des vendeurs internationaux ? On parle de 450 films en attente qui ne verront peut-être jamais le jour, qui seront sacrifiés sur l’hôtel du COVID. Combien d’années de travail pour tous ces films ? Peut-on mesurer l’engagement, quantifier l’énergie, établir un barème entre l’espoir d’une diffusion et la réalité du trop-plein des calendriers ?

Notre film, SINJAR NAISSANCE DES FANTÔMES, est pour l’instant invisible. Je peux vous assurer qu’il existe, et quelques rares personnes vous le confirmeront puisqu’elles l’ont vu, mais cela suffit-il à satisfaire mon souhait de donner une réelle visibilité aux Yézidis ? Non. Je peux vous assurer qu’ils existent, ils sont là, dans les camps autour de Dohuk, et pour certains sur la crête des monts Sinjar, et je n’attends qu’une chose, pouvoir vous le prouver grâce à mon film. Ils ont besoin qu’on sache qu’ils existent.

Images tirées du film ©Alex Liebert

La Rédaction
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