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La Galerie VU’ présente l’exposition Vanitas de Juan Manuel Castro Prieto jusqu’au 21 mai prochain. Figure historique de la photographie espagnole comme notre galerie, Juan Manuel Castro Prieto a construit au cours de ses quarante années de carrière une œuvre d’une infinie richesse. Maître du tirage et de la prise de vue, il met en œuvre sa virtuosité technique au service d’un univers plastique sensible et introspectif. Cette nouvelle exposition rassemble trois séries à ce jour jamais exposées en France. Elles sont le fruit, entre autres, de recherches de techniques de tirages que l’artiste a mises au point alors qu’il s’était confiné dans son grand laboratoire madrilène pendant la crise du coronavirus.

Nous nous sommes beaucoup appelés pendant cette période et Juan Manuel me montrait régulièrement les avancées de son projet, qui a abouti à l’exposition que nous présentons actuellement dans nos murs. Aussi lui ai-je demandé de bien vouloir répondre à quelques questions, qui synthétisent, en somme, nos échanges.

© Juan Manuel Castro Prieto / VU’

Pourquoi intituler ton exposition Vanitas?

Le titre provient d’une citation de l’Eclésiaste : Vanitas vanitatum et omnia vanitas (Vanité des vanités, tout est vanité), souvent utilisée dans l’art pour penser la fugacité de la vie et l’inutilité des plaisirs prosaïques face à la certitude et l’inéluctabilité de la mort.
Dans les trois séries présentées dans l’exposition (Gabinete de curiosidades, Paisajes efimeros et Extraños), j’aborde les questions du caractère éphémère des choses matérielles, de la destruction des rêves et de l’effacement de la mémoire. Cette exposition mêle le déchirement personnel, la perte, la mort… force est de constater que ce n’est pas mon travail le plus optimiste.

Naturaleza muerta con craneo, frutas y hortensias, 2017. Tirage pigmentaire sur acétate doublé à la feuille d’or © Juan Manuel Castro Prieto / VU’

Naturae mortis con insectos, 2017. Tirage pigmentaire sur acétate doublé à la feuille d’or. © Juan Manuel Castro Prieto / VU’

Tu es bien évidemment reconnu pour ton œuvre photographique, mais aussi comme l’un des plus grands tireurs de photographie. Pour ces trois séries, tu as développé de nouvelles techniques de tirages (tirages couleur pigmentaires sur feuilles d’acétate doublés à la feuille d’or et tirages gélatino-argentiques sur plaques de verre, également doublés à la feuille d’or). Cependant, il ne s’agit pas seulement ici d’une prouesse technique ou d’une simple recherche esthétique (quand bien même les tirages sont sublimes).
Quel est le lien entre ces techniques de tirage et l’intention de ces ensembles ?

Les trois séries sont liées. Un de leurs éléments communs est l’or, comme tu l’as souligné. C’est un symbole du matériel, de la « vanitas ».
Un autre point commun est la mémoire, et plus concrètement ma mémoire, accompagnée du sentiment de la perte et de l’imminence de la mort.
Dans les ensembles Extraños et Paisajes efimeros, j’ai utilisé le verre comme symbole de fragilité de la vie, de l’équilibre instable dans lequel nous nous tenons constamment. En somme, les photographies de Gabinete de curiosidades sont des métaphores visuelles, avec une réflexion sur la mort omniprésente dans tout ce travail.
Finalement, il s’agit d’Eros et Thanatos. Deux concepts totalement opposés. Eros incarne la vie et la vitalité, le dynamisme, la sexualité et la survie, tandis que Thanatos représente le désir inconscient de mort, de retour à la spiritualité, au repos et à la dissolution. Eros c’est l’union, Thanatos la désagrégation. La beauté et la mort. Dans leur dimension formelle, j’ai tendu à réaliser des objets à la fois terribles et beaux.

Hayedo de Montejo, 1993. Tirage gélatinoargentique sur plaques de verre doublé à la feuille d’or © Juan Manuel Castro Prieto / VU’

© Juan Manuel Castro Prieto / VU’

En regardant les photographies de l’exposition, il me revient à l’esprit que l’on a qualifié la photographie à sa création (plus précisément le daguerréotype), de “miroir avec mémoire”. Tu parles beaucoup de fragilité, d’éphémère, de mémoire intime. Pour toi, la photographie est-elle un miroir qui se souvient ?

C’est intéressant, cette réflexion sur le miroir avec mémoire…
John Szwarkoski avait deux métaphores pour définir des manières d’aborder la photographie : la photographie comme « fenêtre », quand nous tendons à photographier vers l’extérieur et la photographie « miroir », quand nous nous photographions nous-mêmes. Pour Vanitas, j’ai, d’évidence, mis en œuvre une pratique de la photographie-miroir : il s’agit chaque fois de la mémoire intime.

Ofelia, 2010. Tirage gélatinoargentique sur plaque de verre doublé à la feuille d’or © Juan Manuel Castro Prieto / VU’

Ta série Gabinete de curiosidades a une forte dimension picturale, aussi bien par le sujet des natures mortes que pour la référence aux Vanités qui ont jalonné l’histoire de l’art, mais aussi par la dimension plastique de tes images. L’histoire de l’art, et plus précisément celle de la peinture en Espagne, a-t-elle une influence sur ta pratique photographique ?

Bien entendu. Les vanités, Eros et Thanatos, les memento mori, sont des composantes classiques de l’art et de la littérature, pas seulement en Espagne d’ailleurs. À chaque fois que je voyage et quand c’est possible, je visite des musées, qui sont pour moi des lieux sacrés de la préservation de la sublimation de la mémoire et de la vie.

Juan Manuel Castro Prieto.
Scientifique de formation et amoureux de la photographie, il a su faire cohabiter ses passions en devenant l’un des plus savants, exigeants et subtils tireurs européens.
Après avoir, à Cuzco (Pérou), réalisé, à partir des plaques de verre originales, les tirages des photographies de Martin Chambi qui nous permirent de découvrir cet immense portraitiste des années trente, il se prit de passion pour le Pérou. Dix années durant, il parcourut le pays pour un Viaje al Sol au cours duquel, en s’autorisant toutes les approches et toutes les techniques, il dit avec finesse sa tendresse pour les gens, la beauté des paysages, sa curiosité pour une culture souvent intouchée et la pauvreté qui l’accompagne.
Il a ensuite réuni les images étranges qu’il développe depuis vingt ans, du nu au paysage et de la mise en scène à la nature morte, exploration des limites de la photographie qui impose, avec une connaissance profonde de la lumière, la tension entre fiction et représentation.
Son travail Extraños, qu’il a publié deux ans plus tard, est dominé par quatre grands thèmes : le sexe, la mort, l’enfance et l’espace intime. Les photographies à l’atmosphère onirique sont en noir et blanc et montrent un univers particulier, empreint de mystère, d’ambiguïté.
Il travaille aujourd’hui principalement en couleur, dans une tonalité très personnelle qui, d’Ethiopie en Inde, lui permet d’imposer des visions à la fois mentales et au réalisme troublant, une forme de voyage, entre rêve et matérialité, fondé sur la délicatesse de teintes impossibles.
Castro Prieto est aujourd’hui un photographe incontournable, et il continue de développer des projets personnels liés à la mémoire, au souvenir et aux espaces intimes.

INFORMATIONS PRATIQUES

ven01avr12 h 30 minsam07mai(mai 7)18 h 30 minVanitasJuan Manuel Castro PrietoGalerie VU', 58 rue Saint-Lazare, 75009 Paris

Caroline Bénichou
Après des études d’arts plastiques et sciences de l’art à la Sorbonne, Caroline Bénichou collabore pendant plus de dix ans aux éditions Delpire, elle y travaille avec Robert Delpire à la conception et la coordination de livres et d’expositions. En 2013, elle rejoint la Galerie VU’ dont elle est aujourd’hui responsable. Elle est par ailleurs autrice de textes pour des ouvrages ou des expositions de photographie et du blog lesyeuxavides.com et accompagne des photographes dans leurs projets.

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