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Conçue par Camille Lévêque-Claudet, conservateur MCBA et Choghakate Kazarian commissaire indépendante, l’exposition « Immersion. Les Origines 1949 1969 » au MCBA Lausanne est une première à plus d’un titre. Dans un espace temporel délimité entre 1949 et 1969 correspondant à la première invention de Fontana baptisée « ambiente spaziale », galleria del Naviglio, (Milan) et l’exposition d’installations in situ au MoMa de New York sous le titre Spaces en écho à Apollo 11, les œuvres des 14 artistes exceptionnellement réunies sont emblématiques d’une rupture des catégories de l’art.

Marinella Pirelli
Film Ambiente, 1968-1969 Reconstruction sonore de Pietro Pirelli, 2022
Avec l’aimable autorisation de Archivio Marinella Pirelli, Varese
Photo : MCBA, Jonas Hänggi

Ephémères, enveloppantes et globales, elles impliquent le corps du visiteur entre le miroir à l’infini de Christian Megert, la caverne de l’Anti-matière de Pinot Gallizio inaugurée à la galerie René Drouin (Paris, 1959), le cocon de plumes et de lumière de Judy Chicago « Feather Room », le cinéma augmenté de Marinella Pirelli « Film Ambiente », la tempête et le brouillard par Laura Grisi, le flottement de l’espace sous l’emprise de la lumière chez James Turrell (mouvement Light & Space) jusqu’à des dispositifs plus anxiogènes : le tunnel rétrécissant de Robert Morris ou l’espace hanté de sons de Bruce Nauman pour la galerie Ilena Sonnabend (Paris, 1969). Et Camille Lévêque-Claudet d’en revenir aux prémices des environnements immersifs dans le précieux catalogue, que sont les Nymphéas de Monet qui avait exigé à l’époque un dispositif de monstration particulier ou encore l’Exposition Universelle de 1900 à Paris qui inaugure de nombreux procédés pré-cinématographiques et l’on se souvient de la remarquable exposition sur les Dioramas au Palais de Tokyo. Si l’on est habitué aux « Pénétrables » de Jesus Rafael Soto, les œuvres de ces pionniers n’ont pour la plupart jamais été remontrées en public comme le souligne Juri Steiner, directeur du MCBA, qui insiste sur la confiance accordée par les collectionneurs et revient sur la genèse de cet ambitieux projet totalement inédit. De plus, il nous déroule les grandes lignes de la programmation en cohérence avec la vision d’un musée citoyen qu’il défend, ouvert et agile, au sein d’un véritable quartier des arts. Il a répondu à mes questions.

Juri Steiner Photo Cyril Zingaro

Juri Steiner (*1969) est docteur en histoire de l’art (Université de Zurich). Il débute son activité en tant que curateur indépendant au Kunsthaus de Zurich de 1994 à 1998 et comme critique d’art pour le quotidien Neue Zürcher Zeitung. Il est responsable de 1999 à 2003 de la conceptualisation, réalisation et exploitation de l’Arteplage mobile du Jura pour l’exposition nationale suisse Expo.02. En 2004, il assure en tant que chef de projet la renaissance du Cabaret Voltaire à Zurich, avant d’être nommé en 2005 co-commissaire du Pavillon suisse de l’Exposition universelle d’Aichi (Japon). Il prend, en 2007, la direction du Centre Paul Klee à Berne, qu’il assure pendant quatre ans. Juri Steiner devient entrepreneur culturel indépendant à partir de 2011 et collabore à de très nombreux projets de premier plan dans toute la Suisse. Il pilote les activités du Centenaire de Dada en 2016 et réalise de nombreuses expositions en tant que co-commissaire au Musée national suisse Landesmuseum Zurich, au Centre Dürrenmatt Neuchâtel, au Musée des Beaux-Arts des Grisons ou encore au Musée international de la Réforme à Genève. Il collabore également à plusieurs émissions culturelles de la chaîne SRF (Literaturclub et Sternstunde Philosophie). De 2017 à 2020, il dirige l’équipe des auteur.e.s de NEXPO – la nouvelle Expo, l’initiative des dix plus grandes villes de Suisse pour une prochaine exposition nationale. Depuis le 1er juillet 2022, Juri Steiner est le directeur du Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne.

Yuma Martellanz, « Anaïs sulla Luna (Fabio Mauri, Luna, Hauser and Wirth, New York) », 2015, photographie. © The Estate of Fabio Mauri and Hauser & Wirth

Genèse du projet « Immersion »

Comme l’a expliqué Camille Lévêque-Claudet, le projet est un enfant de la pandémie, avec ce besoin de retrouver le contact après de longs mois de fermeture des musées et une expérience culturelle essentiellement virtuelle. Ce manque a fait germer cette idée d’une aventure de l’art immersif.

Quelle est la réaction des collectionneurs devant l’exposition ?

Accueillir et discuter avec les artistes, leurs familles, les ayants-droits et les collectionneurs est très émouvant, car beaucoup n’avaient pas revu les œuvres depuis leur première installation. C’est aussi intéressant de confronter ces œuvres à un jeune regard car nous sommes un musée ouvert et non élitiste. C’est une forme d’émancipation de nous faire confiance. Il y a tout d’abord l’idée brillante des deux commissaires et il y a l’expertise de la maison. Nous n’achetons pas des expositions adoubées par le marché. Notre crédibilité se construit à partir de la clairvoyance et du savoir-faire des commissaires, le protocole de conservation du musée et le potentiel de réception d’un public curieux culturellement. Cette conjonction est tout à fait unique pour une ville 135 000 habitants à l’échelle de l’Europe.

Retour sur l’histoire du MCBA

Le MCBA était depuis longtemps à la recherche d’un lieu en phase avec le concept d’un nouveau musée, le Palais de Rumine ayant montré ses limites. Une première tentative a été lancée au bord du lac dans un espace magnifique, où l’on trouve encore les vestiges de l’Exposition nationale de 1964, une spécificité de notre pays en lien avec la Confédération. Une zone encore en friche, ce qui est rare à Lausanne, a été à l’étude, mais le peuple a refusé le projet en votation. Après, une fenêtre s’est ouverte à la proximité de la gare qui offrait un vrai potentiel urbanistique, avec un quartier qui faisait office de zone de réparation des wagons et locomotives des chemins de fer. En 2019, le MCBA a été le premier musée de Plateforme 10 à ouvrir ses portes, le deuxième bâtiment n’étant pas encore sorti de terre. Le MCBA représente un rêve qui s’est concrétisé par une forte augmentation des espaces et une identité issue de ce 19ème siècle marqué par les Lumières. Lausanne est une plaque tournante. Les artistes Vaudois voyagent depuis toujours (Italie, France, Allemagne), reviennent. De même pour les collectionneurs. C’est pour toutes ces raisons que nous sommes un musée à la fois patrimonial, éclectique, local et international.

La part jouée par les architectes dans l’identité du nouveau Musée

Je connaissais Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga pour leur extension du Musée des Beaux-Arts de Coire (Grisons) inauguré en 2016. On sent chez eux une réelle sensibilité qui s’affirme grâce à une compétence formelle exceptionnelle. Le MCBA est un outil et une machine formidables : une vraie « fabbrica ». La gestion de la lumière, le jeu des grandes baies vitrées avec la lumière du jour, ses toits en sheds, transcendent le musée de l’intérieur vers l’extérieur.

Judy Chicago (Judy Gerowitz, en collaboration avec Llyod Hamrol et Eric Orr)
Feather Room, 1966 (reconstruction, 2023) Avec l’aimable autorisation de Judy Chicago Photo : MCBA, Etienne Malapert

Comment se définit la collection ?

Elle couvre cinq siècles avec toujours une même volonté, et c’est notre leitmotiv, de voir ici ce que vous ne pouvez pas voir ailleurs, avec ce lien direct entre d’une part les grands courants et les artistes représentatifs de ces mouvements et, d’autre part, des artistes régionaux qui restent à découvrir pour un public international. Si l’on songe par exemple à la notoriété de l’artiste vaudois Félix Vallotton qui dépasse largement nos frontières, nous n’allons pas chercher à le « rapatrier » pour le rendre plus « local », mais plutôt à préserver cette aura internationale qui marque son œuvre. Lausanne est ouverte sur le monde, comme le démontrent les trois musées de Plateforme 10 et d’autres institutions culturelles de Lausanne, comme la Collection de l’art brut ou le Théâtre de Vidy. Le rôle des collectionneurs vaudois, mais aussi de Genève, Zurich, Bâle, Bruxelles, et jusqu’aux Etats-Unis a été primordial pour la collection du musée cantonal et l’est toujours. Il existe cependant des donateurs clés, comme le Dr Widmer dans les années 1930 puis, depuis les années 1960, Alice Pauli, grande galeriste et collectionneuse. De plus, et en l’absence d’une Kunsthalle locale, le travail de prospection et l’organisation d’expositions suivies d’acquisitions participent à notre richesse et unicité avec plus de 11’000 œuvres, majeures ou plus confidentielles. Grâce au gain d’espace et aux possibilités offertes avec Plateforme 10, nous pouvons travailler avec des artistes et montrer des œuvres qui n’avaient encore jamais été exposées. Il ne s’agit pas seulement d’augmentation de mètres carrés à disposition, mais aussi de travailler différemment avec l’espace à disposition. L’impact est palpable et les retombées sont nombreuses.

La répartition des espaces

La conception de la programmation dans les espaces a été très clairvoyante. Elle a été imaginée par mon prédécesseur Bernard Fibicher ainsi que par Catherine Lepdor, notre conservatrice en chef, et son équipe. Il fallait garantir un accès gratuit aux collections sur 2 étages, 1300 m² et environ 400 œuvres avec un Espace Focus où l’on peut travailler de manière plus agile à partir de la collection. Une collection permanente nécessite sinon un temps plus long. Ce « cabinet » dans une pensée classique peut être aussi utilisé pour d’autres médias comme la vidéo. L’Espace Projet s’explique quant à lui par un manque historique, car la tradition des Kunsthallen, largement répandue en Suisse alémanique et dans l’espace germanophone, n’existait pas à Lausanne. C’est précisément la génération d’artistes exposés dans « Immersion » qui revendiquait des Kunsthallen, comme espace de présentation de la production contemporaine. C’est ce que nous voulons faire avec l’Espace Projet à partir d’un travail direct avec les artistes émergents, romands, suisses et internationaux autour de projets conçus et réalisés pour l’espace. Naturellement nous ne pouvons répondre à toutes les demandes des artistes, il faut faire des choix.

Ferdinand Spindel, hole in home 1996
(reconstitution, 2023) Photo : MCBA, Etienne Malapert

La programmation

Nous présentons chaque année deux à trois expositions dans l’Espace Focus, le même nombre d’expositions dans l’Espace Projet, ainsi que deux à trois grandes expositions temporaires sur nos deux plateaux. Au total, cela constitue en moyenne huit expositions temporaires, aux côtés de la collection permanente. Comme nous sommes éclectiques, elles peuvent être historiques, collectives, monographiques, locales ou internationales.

Nous souhaitons à travers Plateforme 10 travailler à plus de souplesse et de spontanéité, un musée étant comme un paquebot et des expositions comme « Immersion » demandant plusieurs années de préparation.

Quelle est votre vision du musée ?

Le MCBA se définit avant tout comme un « musée citoyen ». C’est une donnée essentielle, très proche de l’identité propre à la Suisse. Nous en sommes toutes et tous propriétaires, ce qui implique la nécessité d’un consensus. Le musée doit donc garantir une ouverture et une accessibilité pour tous les publics, qu’ils soient proches de l’art ou non, jeunes ou adultes, urbains ou non, empêchés ou non. C’est la raison pour laquelle le MCBA se considère à la fois comme un lieu d’exposition et comme un lieu de partage, de discussion et de débat. Ce qui importe, c’est l’engagement sociétal et social qui est au fondement de la tradition du MCBA. La dernière exposition de mon prédécesseur était intitulée « Résister, encore » avec des artistes comme Miriam Cahn, William Kentridge, Thomas Hirschhorn ou Teresa Margolles. Et comme le rappelle le directeur général de Plateforme 10, Patrick Gyger, il faut que le musée soit un lieu de débat mais aussi un lieu de repli, un « safe space » où l’on se sent en sécurité. Pour cela, nous avons une médiation très active, axée sur la culture inclusive. Au final, nous sommes plus que des espaces d’exposition, de véritables lieux de participation, comme par exemple avec le groupe des « passeuses et passeurs », des bénévoles qui proposent des visites du MCBA à leur entourage venant d’horizons très divers.

Les dons : mode de fonctionnement, politique

La collection s’accroît grâce aux contributions publiques pour les acquisitions, mais bien sûr aussi grâce aux dons de collectionneurs et des artistes. Ce fait repose sur l’expertise du musée et sur la confiance qui nous est accordée. La taille et l’attractivité du nouveau bâtiment jouent également un rôle important. Tous les dons et les acquisitions entrent dans la collection du canton dont nous sommes les gardiens. C’est un rituel institutionnalisé qui fonctionne très bien. Notre budget d’acquisition est partagé entre l’art classique et l’art contemporain avec un équilibre recherché autour de l’art local pour travailler en cercles concentriques. Les budgets ne sont pas comparables à ceux des collections privées et nous ne pouvons pas toujours suivre le marché, ce qui reste une question. Notre comité scientifique se réunit chaque semaine pour pouvoir être très réactif et inscrire notre relation avec des artistes vivants dans le long terme. C’est important pour nous de connaître l’artiste et sa trajectoire. C’est la volonté de notre conservatrice et de notre conservateur d’art contemporain de suivre la scène locale, nationale et internationale et de proposer une stratégie sur le long terme, intelligible à la fois pour les artistes et les publics.

Gianni Colombo
Spazio elastico 1967 (Reconstitution, 2023)
Avec l’aimable autorisation de/Courtesy Archivio Gianni Colombo, Milano
Photo : MCBA, Etienne Malapert

Combien de visiteurs depuis la réouverture ?

Depuis son ouverture à Plateforme 10 en 2019, le MCBA accueille environ 120 000 visiteurs par an, ce qui le place parmi les musées d’art les plus visités de Suisse. La gratuité de nos collections permet de garantir une certaine stabilité des entrées. Et l’attractivité de Plateforme 10 avec les expositions du mudac (Musée cantonal de design) et de Photo Elysée (Musée cantonal de la photographie) est un levier formidable. Pour la saison inaugurale des trois musées en juin 2022, Plateforme 10 a atteint un total de 300 000 visites. C’est clairement le fruit d’une politique culturelle cantonale d’ambition qui se traduit dans la force de l’offre. Nous remarquons un effet de surprise pour nos amis de la Suisse alémanique qui n’avaient pas conscience du développement culturel de l’Arc Lémanique, et notamment celui de Lausanne. Cette ambition est devenue très palpable depuis l’ouverture de Plateforme 10.

Combien de personnes travaillent pour le MCBA ?

Nous sommes 35 collaboratrices et collaborateurs au MCBA et nous partageons des services transversaux comme la conciergerie, la sécurité, la comptabilité, les RH, l’événementiel, etc. ce qui totalise 150 collaboratrices et collaborateurs pour Plateforme 10, auxquels viennent s’ajouter environ 150 auxiliaires.

Comment est la scène artistique de Lausanne ?

Pour une ville de la taille de Lausanne, la scène artistique est très dynamique. Il y a l’ECAL, l’école cantonale d’art de Lausanne, qui rayonne bien au-delà du territoire vaudois. Il y a des galeries et des « Independent spaces ». Le quartier du Flon a longtemps été considéré comme le quartier créatif et artistique de la ville, entre autres grâce à la pionnière Alice Pauli qui en a fait, avec sa galerie, un pôle d’attraction internationale. Avec l’ubiquité de l’art international, les choses bougent vite. Sur un plan local plus institutionnel nous avons des échanges avec Visarte, l’organisation faîtière des artistes du Canton, et les services de la culture du Canton de Vaud et de la Ville de Lausanne bien-sûr. On se croise souvent lors de vernissages et d’événements, c’est presque comme un village !

Les collaborations à 3 musées

Plateforme 10 est un quartier des arts et notre ambition est d’avoir toujours quelque chose à offrir. Il n’y a pas de concurrence entre nous mais des résonances, par exemple et en ce moment, entre la question de la conquête de l’espace avec « Space is the place » et « Immersion ». Chaque visiteuse, chaque visiteur peut faire son menu, avec la possibilité de revenir plus tard si le temps ne vous permet pas de visiter les trois musées. Si l’on passe une journée à Plateforme 10 avec une pause dans l’un de nos restaurants, c’est une aventure en soi !

Publication :
Choghakate Kazarian et Camille Lévêque-Claudet (dir.), Immersion. Les origines / The Origins : 1949 – 1969, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, Paris, Hazan, 2023, 152 p., 106 ill. (fr./angl.)

INFOS PRATIQUES :
-Immersion. Les origines 1949-1969
-Mirage La collection d’art BCV invite Natacha Donzé, Gina Proenza, Jean-Luc Manz et Denis Savary
-Steinlen. Coups de griffe et patte de velours
Exposition permanente de la collection
Musée Cantonal des Beaux-Arts Lausanne
Musée cantonal des Beaux-Arts – Lausanne (mcba.ch)
Billets Plateforme 10
3 musées/ 3 mois
Autres expositions à découvrir lors de votre visite au mudac et à Photo Elysée
Plateforme 10 – Le nouveau quartier des arts – Lausanne – Plateforme 10

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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