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Pour la première carte blanche de notre invité·e singulière, la revue FemmesPHOTOgraphes, c’est Marek Gressier qui prend la plume. Il partage avec nous le souvenir du choc ressenti face à la série Untitled de Diane Arbus à l’occasion de sa rétrospective « Révélations » au Musée Victoria and Albert Museum, vingt ans plus tôt. Un événement qui fera naître un récit intitulé MtoM¹, entre autobiographie et fiction, rédigé peu avant sa transition de genre. Cette carte blanche questionne la puissance de l’image et les conséquences que cela peut générer.

J’étais à Londres pour visiter le Victoria & Albert Museum où se trouvait la grande rétrospective de la photographe américaine Diane Arbus. J’ai toujours admiré cette photographe, eu une sorte de fascination pour elle. Elle a été pour moi, comme pour beaucoup, un modèle, une icône, une passion.

J’avance dans la galerie du Museum, courant presque pour rejoindre la salle d’exposition.
J’ai hâte, j’espère intérieurement, même si je sais que c’est impossible, qu’elle est peut-être là (?!).

Je rentre. Je connais les photographies accrochées aux murs, je les ai déjà vus mais seulement imprimées dans des livres. C’est la première fois que je les vois en vrai. Je ressens une émotion particulière, il y a quelque chose de sacré. Je parcours l’exposition, passant de salle en salle, découvrant tous ses tirages argentiques d’un autre temps. Arrivé.e à la dernière salle, j’aperçois de loin les contours de sa dernière série Untitled. Une réalité brutale portée par des personnages venant imposer à nos imaginaires, dépourvus d’imagination, une possibilité d’existence, d’ouverture différente. Un choc pour nos yeux. Des fous, des différents, des pas adaptés à nos sociétés. Ils sont dans un parc, déguisés pour une fête, pour un carnaval, avec des masques de papier grotesques.

Dans une des images je croise un regard, un oeil apparaissant derrière un masque d’un des personnages de la photographie, puis un deuxième, puis encore un autre. Les personnages présents me fixent tous d’un regard acéré. Ils sont en ligne ou bien par deux ou trois, attachés les un·es aux autres. Leur masques pourraient être ceux d’un carnaval fantoche, ils sont effrayants et angoissants et en même temps enfantins, naïfs. Sur les photographies, le ciel est sombre, tendu au dessus du grand parc. On est juste avant la fin du monde. Il n’y a qu’eux sur les images, personne pour les accompagner, iels sont peut-être perdus ou bien il ne reste qu’eux dans ce monde. Ils ressemblent aux personnages des peintures noires de Goya. Ils déboulent dans ma tête, toustes avec leurs différences, malheureux.ses, rongé.es, crevant d’une solitude trop ancrée pour continuer à exister. Iels me regardent fixement, iels me ressemblent, j’ai peur.

Je n’arrive plus à respirer, les larmes restent bloquées dans ma gorge, je suffoque, je dois sortir de la salle. Plusieurs fois j’essaie d’y rentrer à nouveau mais il m’est impossible de supporter leurs regards, ils me transpercent le corps de leurs pupilles, ils me tuent de leurs flèches invisibles. Je pars définitivement avant de m’écrouler sur les premières marches de la sortie.

Quelques années après, l’exposition est à Paris. Je retourne la voir avec joie, ayant oublié ce face-à-face émotionnel fulgurant.

À la fin du parcours, c’est comme si les yeux cachés derrière les masques m’attendaient, iels me visent de leurs yeux et leurs flèches m’atteignent une nouvelle fois, je ne peux pas m’approcher des images, elles me transpercent, elles me font vaciller, je dois sortir respirer, elles ne veulent pas de moi, ma machoire se crispe, mes yeux se remplisse de larmes, elles envahissent tout mon visage, tout mon corps, je ne vois plus les autres autour de moi, je sors. Je veux savoir ce qui se passe, je retourne encore une fois, puis une autre, j’insiste.
Mais non, jamais je ne pourrais les regarder en face, jamais je ne pourrais traverser le miroir. Iels sont difformes et portent leur solitude au bout de leur masques grotesques.
Ils m’attendent encore aujourd’hui, je le sais, ils seront toujours là, ils m’attendent jusqu’à la prochaine fois où je retournerais les voir, ils savent que je suis des leurs, pour toujours.

« La plupart des gens traversent la vie en redoutant les expériences traumatisantes. Mes personnages sont nés avec leur traumatisme. Ils ont déjà rencontré l’épreuve de leur vie. Ce sont des aristocrates ».
Diane Arbus, 1971

Ce court récit relate ma venue à l’exposition “Révélations”, une rétrospective de l’oeuvre de Diane Arbus au Victoria and Albert Museum à Londres en 2005.

Il exprime la très forte impression que son travail a générée en moi. Il est l’épilogue d’un texte plus long, MtoM¹, que j’ai écrit juste avant ma transition de genre et qui navigue entre auto-biographie
et imaginaire. Cet épilogue questionne le décalage entre réalité et désir, fantasme ou rêve. Ce qu’il s’est passé pour moi durant cette exposition interroge les conséquences que peuvent produire un choc émotionnel en regardant des photographies.

La portée de Diane Arbus n’est plus à faire, mais ce jour-là c’était la première fois que je voyais ses vrais tirages sur papier baryte. Ils n’étaient pas tous très bons en terme de tirage, mais j’ai reconnu le travail de labo artisanal, le pratiquant moi-même depuis mes douze ans. C’est peut-être ça qui m’a attiré. Je connaissais déjà le travail de Diane Arbus, mais seulement dans les livres, là c’étaient les vraies photographies, celles qu’elle avait tirées elle-même sous son agrandisseur.

J’ai admiré son investissement à photographier les personnes dites “différentes”. Cette fascination a bousculé ma propre différence au monde, comme une sorte de reconnaissance, de prise de conscience. À la même période j’ai commencé à faire beaucoup d’autoportraits, souvent que de certaines parties de mon corps, à en faire de plus en plus et pendant plus de dix ans.

Double autoportrait © Marek Gressier

Ces auto-portraits² révélaient mon androgynéité, n’osant pas m’avouer à moi-même et au monde ma propre transitude. Je n’ai compris le sens de ce travail qu’après avoir engagé ma transition vingt ans après.

La photographie amène à voir le monde, mais aussi à le concevoir ou en tout cas à le penser, à l’imaginer différemment, au-delà d’une forme de réflexion ou d’intelligence. Elle a le pouvoir de transfigurer la réalité par ce qu’elle met en vie dans l’image. L’identification à ce que l’on perçoit dans une photographie est primordiale pour y plonger entièrement. Et c’est sûrement ce qui fait que certaines photographies fonctionnent ou pas. On ne peut pas savoir à l’avance ce que seront les limites de nos images, on ne peut pas savoir comment elles feront écho chez celleux qui les regarderont. Nous avons toustes un travail qui dépasse souvent nos propres choix et qui exprime nos désirs profonds que nous allons chercher à travers elles.
C’est peut-être ce pouvoir de transcender notre image qui nous aide à survivre à nos miroirs.

Certaines photographes que nous avons publiées dans la revue travaillent sur le rôle de l’image latente, celle qui est en devenir, en devenir pour chacun.e de nous différemment. Elles se répercutent dans nos têtes avec qui nous sommes intrinsèquement. Certaines photographies ont cette faculté, mais difficile à démêler ce qui engendre ce pouvoir de toucher autant de personnes.

Les photographies d’Agnès Geoffray³ par exemple, (que nous avons publiées à trois reprises dans la revue FemmesPHOTOgraphes) ont ce pouvoir. C’est une photographe qui dépasse les limites de la photographie, qui cherche profondément je crois, à révéler en nous ce qui nous anime dans, et par l’image. Et ce “nous” est entier, son spectre est très large, il n’a que faire des frontières sociales, culturelles ou générationnelles. Son engagement à modifier nos regards est indispensable pour nos sociétés vacillantes.

Sans titre © Agnès Geoffray

Diane Arbus célèbre les différent.e.s et les fait exister dans nos vies, à l’instar de la photographe Melody Melamed⁴ (que nous avons également publiée à trois reprises), qui avec beaucoup de sensibilité, photographie les personnes racisées, transgenres, les personnes différentes des codes de nos sociétés patriarcales, racistes, hétéronormées, grossophobes et validistes. Elles donnent à voir leur beauté, leur diversité, leur joie, leurs inventivités. Elle met en valeur leurs façons de vivre qui sont à la lisière de celles de la plupart des gens. Elle offre à nos mondes emplis de désarroi, un espoir de réconciliation, de réelle altérité, de possible vivre ensemble. L’engagement avec laquelle elle photographie est proche de ce que Diane Arbus a fait à son époque.

Les “monstres” d’hier sont devenu.e.s aujourd’hui nos possibles sauveur.e.s.

Shangrila © Melody Melamed

¹ – Il n’a pas encore été publié
² – https://marekgressier.wixsite.com/marekgressier
³ – http://www.agnesgeoffray.com / www.9livahttp://www.9lives-magazine.com/events/agnes-geoffray-les-guerillereses-magazine.com/events/agnes-geoffray-les-guerilleres/
⁴ – http://www.melodymelamed.com

La Rédaction
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