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Carte blanche à Corinne Mercadier : L’espace poétique du numérique

Temps de lecture estimé : 5mins

Pour sa seconde carte blanche, notre invitée de la semaine, la photographe française Corinne Mercadier, continue de nous plonge dans l’univers de sa création artistique. Dans ce volet, elle nous parle de son passage au numérique. Un outil binaire qui se révèle dans son travail, un espace poétique.

Pour passer de vingt-cinq ans de contemplation du Polaroid SX70 en train d’apparaitre, à la post-production numérique, il m’a fallu de l’imagination. Mon amie photographe Katrin Jakobsen m’a mis le pied à l’étrier. Les tutos, les carnets de notes, les captures d’écran, tout était bon, pour une élève non – digital born qui était professeur et mère en même temps – c’est la vraie vie d’une femme.
De ce monstre de potentialités, j’ai appris ensuite ce dont j’ai besoin grâce à mon tireur Boris Gayrard de Picto, au début aussi grâce à Pedro Pons-Perez, retoucheur chez Picto malheureusement décédé, avec qui on parlait musique et chocolat, et qui m’expliquait les actions qu’il faisait sur mes images quand je ne savais encore pas faire grand chose.
C’est un monstre parce qu’il faut le nourrir sans cesse : lui donner des choix, des pourcentages, des calculs, rien d’autre n’advient, il n’y a pas de hasard, sauf si vous interprétez les conséquences de vos erreurs comme effets du hasard. Et dans ces erreurs, il y a plus de disparition que d’apparition. Il n’y a pas de magie, la magie de la révélation argentique.
Mais justement, dans ce domaine tout à fait dénué de sensualité, devant le mutisme premier du logiciel de traitement d’image, je me sens comme devant un miroir limpide.
J’expose à ce miroir le fichier de ce que j’ai capté lors de la prise de vues. C’est son reflet – non inversé – dont je vais dessiner les contours, que je vais éclairer pour faire monter ce qui est latent.
Au fil du temps et du travail sur l’image émerge une évidence. Je reconnais ce que je ne pouvais pas prévoir, c’est long, parfois une semaine.
Il me faut du temps pour rêver, pour mettre au jour les ombres et les lumières. Comme sur une peinture, j’y reviens, je fais des variations.

Finalement « numérique » et « poétique » voisinent dans mon travail.
Peut-être parce qu’il n’y a pas de montage.
Tout ce que l’on voit dans mes photographies advient dans la réalité, et le montage ferait disparaitre les effets du hasard. Il disqualifierait l’ensemble de mon piège à rêves, du décor que je construis pour attraper la « chance ».
Si je retravaille mes images, ce n’est pas pour les rendre présentables. C’est qu’au sortir du capteur aucune d’elles n’est complètement là, n’a son identité propre, son langage. Ce n’est pas exceptionnel, je sais bien, mais dans ma tête ça va loin car ces précieux fichiers apparaissent à peine à mes yeux.
Lorsque des objets ont été lancés au cours de mes prises de vues, ils ont pris des formes et réagi au temps de pose, c’est tout. Le hasard à ce moment-là est créateur de formes, de symétries du point de vue de l’appareil photo comme dans « Fata Morgana »de la série Solo.
Il apporte une surprise joyeuse, je ne m’en lasse pas.

On peut voir comment ça se passe dans le film de Sandra Städeli, « Entre Terre et Ciel », 6′, collection Tandem, réalisé en 2014 et produit par AM Art Films. Une parfaite approche de mon travail.
http://www.amartfilms.com/fr/films/tandem/entre-terre-et-ciel-1235.html

On ne le voit pas dans le film, mais avec le numérique est arrivé aussi le temps des modèles professionnels. On n’a pas perdu en légèreté, les interprètes sont réceptifs à des consignes apparemment obscures, mais claires pour qui danse ou joue la comédie : « Vitesse immobile » demandée à Daniel Larrieu posant sur la terrasse de l’Observatoire de Paris, « Tu rentres dans le mur » à Pernille Bergendorff dans son rôle de Médée. Et je travaille depuis longtemps avec Anne Laurent, danseuse, qui entre très vite dans ses rôles, comme dans « Souffle », immobile, aveugle comme nous aux mouvements du destin qui la frôle.

Avant les prises de vues, j’ai dessiné, fait les costumes, fabriqué les objets, fait le storyboard.
Après les prises de vues, je suis peintre, cheffe opératrice, étalonneuse, régisseuse lumière.

En fait je suis prête à apprendre n’importe quoi pour continuer à rêver la forme.
Prendre mon « stylet » (de tablette « Intuos »- quelle intuition?) pendant qu’à l’autre bout de ma table il y a mes crayons, mes encres, mes gouaches, qui à un autre moment seront les outils les plus justes.
Ce ne sera pas de la photographie, ce seront des traits, des couleurs, des effacements, pour faire monter des paysages mentaux.
De la photographie au dessin il n’y a qu’un pas et vice versa.

*Remerciements à l’Observatoire de Paris
*Prix de Photographie de la Fondation des Treilles 2018

A LIRE
Rencontre avec Béatrice Andrieux, commissaire, semaine de Paris Photo
Rencontre avec Corinne Mercadier, Conseillère artistique de la Résidence des Rencontres de la Jeune Photographie à Niort

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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