L'Invité·e

Carte blanche à Klavdij Sluban : Ana Zibelnik, Femme photographe slovène

Temps de lecture estimé : 6mins

À l’occasion de sa carte blanche, le photographe français Klavdij Sluban a sélectionné une dizaine de femmes photographes slovènes qu’il nous présentera chaque jour. Aujourd’hui, nous découvrons Ana Zibelnik, jeune photographe de 25 ans vivant aujourd’hui aux Pays-Bas. Pour partager son univers, nous vous dévoilons la série intitulée « We are the ones turning ». Chaque jour, jusqu’au 11 décembre, et grâce à notre invité, nous consacrerons un ou deux portfolios à ces femmes photographes slovènes qui luttent pour exister.

Ana Zibelnik (née en 1995 à Ljubljana, Slovénie) vit en Hollande. Après des études à l’Académie des Beaux-arts et du Design à Ljubljana, elle obtient en 2018 un Masters sur la théorie du film et de la photographie à l’Université de Leiden, Hollande.

Elle est partie de Slovénie car enfant elle a beaucoup voyagé et savait qu’un jour elle quitterait le sol natal. Quoi qu’il en soit. Maintenant qu’elle est à l’étranger, elle prend conscience qu’elle ne pense pas au retour.

Mais toute son œuvre est réalisée en Slovénie. Elle ne peut photographier qu’en Slovénie. Cet enracinement parcourt toute l’œuvre d’Ana Zibelnik.

La simplicité de ses images en fait leur force. Simple ne veut pas dire facile. La simplicité est en bout de parcours. Au début était la difficulté. Ces images nous poignent car elles sont chargées. Chacune est porteuse d’une histoire. Familiale, un drame de l’enfance, un conte…Rien n’est gratuit. Rien ne se donne en surface.

Ses projets au long terme traitent de la mort et de l’immortalité, de la relation entre photographie et extinction. Parmi ceux-ci : Immortality is Commonplace, projet en cours, We are the ones turning, commencé en 2019, toujours en cours, White Devil, 2017.

Elle fait partie de la plateforme européenne PARALLEL, le British Journal of Photography l’a sélectionnée dans la catégorie Ones to Watch 2020 et GUP l’a proclamée New Talent of the Year.

La série présentée ici, We are the ones turning, est toute en lévitation. Ce n’est pas cet homme dont les pieds ne touchent pas le sol qui est en apesanteur, c’est tout l’ensemble qui plane. Pourtant ce ne sont pas des images flottantes, indécises. Fortement ancrées, elles ont en même temps la grâce de l’apesanteur.
Une rigueur dans la tenue vestimentaire renvoie chacun de ces personnages à un monde clos sur lui-même. Ils appartiennent à un groupe secret, relié entre eux par des codes secrets. Eux seuls savent interpréter les codes. Lire les signes évoqués par les différentes positions des mains. Les images communiquent entre elles par un passage secret. Ce n’est pas grave si le regardeur ne comprend pas tout. L’important est qu’il/elle sente la puissance souterraine qui gronde sous la surface apparente.
Que cet homme dont on ne voit que les jambes qui ne touchent pas le sol soit issu d’un événement de l’enfance de l’artiste est presque anecdotique. Il est déjà cadavre, vêtu comme on habillait les morts d’antan, avec leurs plus beaux habits. Que l’on apprenne que c’est un pendu n’aide en rien à l’interprétation de l’image. Ce n’est pas la lourdeur du corps qui tomberait au sol s’il n’était retenu par une corde que l’on ressent. C’est l’Ascension de l’être. Ce corps est déjà enveloppe. L’âme s’est évaporée.

Le mystique est au cœur dans l’œuvre d’Ana Zibelnik.

Son inspiration est littéraire. Mais Robert Bresson est présent avec la même puissance à tuer chez l’acteur / le modèle toute velléité de psychologie. L’acteur / le modèle sert la cause de l’artiste. Pas de place à l’improvisation. Quand bien même faille-t-il répéter cent fois la même scène pour évider l’acteur / modèle.
Si une poésie évidente se dégage de l’ensemble n’allez pas croire que l’artiste laisse place à l’improvisation ou bien se laisse aller au fil de l’eau. La pratique est rigoureuse, la main ferme, l’attitude jamais cassante (contrairement à Bresson).

Rien d’étonnant à ce qu’Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise, l’inspire. C’est une battante, engagée, militante. « Le réalisme fantastique » de l’écrivaine crée des résonnances dans le monde de la photographe. Laszlo Krasznahorkai, autre source d’inspiration, a écrit le scénario de « Damnation » dirigé par Béla Tarr.
Une famille issue de l’Est. Le non-dit plane. Qu’a vu cette jeune fille. Jolie jeune fille blonde qui apparaît sur deux photos quasi identiques. Ce n’est pas sa joliesse évidente qui saute aux yeux. C’est ce que ses grands yeux ont vu et qui l’a voûté, mis en retrait du monde. Envoûtée.

Autant chaque image séparément est intemporelle, voire anachronique, autant la spécificité du lieu imprègne chaque cycle.

White Devil se situe sur les bords du lac Bohinj. Le lac Bohinj c’est l’autre lac. Si vous venez en Slovénie en tour operator visiter les splendeurs du pays en trois jours, vous verrez le lac de Bled. Si vous entrez plus en profondeur dans le pays, vous pousserez un peu plus loin, à une heure de route du lac touristique. Hors temps, le lac Bohinj. Aucune construction, aucune référence au temps présent.
While I saw the pines grow est né d’une longue promenade sur les plateaux karstiques du Littoral. Autre atmosphère mais tout aussi saisissante.

Réalisé au format 6×6 sur film l’œuvre d’Ana Zibelnik donne à voir ce qui ne se donne pas à voir. Et nous regardons, ne sachant pas toujours si ce qui est vu est ce qu’il fallait voir. Ce qui est certain c’est que l’artiste touche au plus profond d’elle-même. A nous, regardeur, d’entrer en transe. Si nous en sommes capable.

En savoir plus
https://www.anazibelnik.com/

 

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

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