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Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse nous avait accordé un interview passionnant et engagé lors de la période du confinement (relire). Elle propose pas moins de 5 expositions pour cette réouverture : « Marion Baruch », « Sous le fil : l’art tissu dans les collections des Abattoirs » et dans le cadre de la saison Africa 2020 : « Au-delà des apparences » -et forum « Artistes africains de la collection permanente » et « Revue Noire ».

Vue de l’exposition « Marion Baruch : une rétrospective », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

Dès la grande nef des Abattoirs, l’installation spécialement conçue par l’artiste d’origine roumaine, Marion Baruch faite de suspensions textile et de vide, en écho à l’architecture est une magistrale introduction à ce qui va suivre. Revendiquant le tissu comme une œuvre et une performance, elle défile dans les rues de Milan au début des années 1970 dans des sculptures en tissu souples, qui l’a font connaitre. Elle s’inscrit en cela dans le mouvement des Nouvelles Pénélopes qui détournent des pratiques liées au féminin et à l’artisanat ancestral et revendiquent la libération des corps dans de nouveaux langages proches, chez elle de l’antiforme. Cette rétrospective retrace les différentes facettes de son engagement autour d’une industrie de la mode pensée par les hommes, de la surconsommation, de la logique de production capitaliste avec la création de sa marque « Name Diffusion » ou du recyclage quand elle récolte dans le quartier du sentier à Paris les restes des ateliers de confection qu’elle transforme ensuite en formes suspendues dans l’espace, rejouant une certaine histoire de la peinture et du drapé.

Vue de l’exposition « Marion Baruch : une rétrospective », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

En écho à ces enjeux culturels et politiques, Annabelle Ténèze engage une réflexion sur le vêtement et ses codes à partir de l’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs à partir d’une fresque monumentale d’une vingtaine de tissus historiques d’artistes de tous les continents et d’œuvres d’artistes contemporains s’affranchissant des hiérarchies traditionnelles des Beaux-Arts.  Ce panorama s’inscrit dans la problématique soulevée par Annabelle Ténèze dans le catalogue « Le vêtement fait-il l’artiste femme ? » avec notamment l’installation de Teresa Margolles entre art corporel et rite funéraire à partir du meurtre d’une jeune transsexuelle Priscila dans les rues de Sao Paolo. Cette broderie réalisée par des membres de la communauté LGBT locale à partir du tissu sanctuarisant le corps de la victime, selon le protocole de l’artiste entre douleur et possible rédemption. Le collectif Présence Panchounette, l’autodidacte Hessie exposée aux Abattoirs en 2018, Zanela Muholi, photographe et activiste non-binaire, les slogans de Lawrence Lemaona, le cow boy version féminine par la subversive Tracey Enim star désormais du marché ou les visages torturés  de la chorégraphe et marionnettiste Gisèle Vienne tissent les contours de cette histoire de réappropriation et d’empowerment qui commence au Bahaus pour rejoindre des revendications très actuelles autour de l’écologie et du genre. De l’art du grand écart… brillant et captivant !

L’exposition « Artistes africains de la collection permanente » qui convoque un certain nombre d’œuvres dans ces deux expositions textiles fait le lien avec la Saison Africa 2020 aux Abattoirs.

Vue de l’exposition « Sous le fil : l’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

Vue de l’exposition « Sous le fil : l’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

Vue de l’exposition « Sous le fil : l’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

Vue de l’exposition « Sous le fil : l’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Aspe

Dans ce cadre, l’invitation à la commissaire Missia Libsekat (Ethiopie/ Canada), qui signe « Au-delà des apparences, il était une fois, il sera une fois » est un autre temps fort de la visite.

Cette démarche s’inscrit dans le prolongement du focus sur la place des artistes femmes africaines « L’iris de Lucie » qu’Annabelle Ténèze avait organisé en 2016  alors qu’elle dirigeait le Musée de Rochechouart.

Vue de l’exposition « Au-delà des apparences. Il était une fois, il sera une fois », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Asp

Vue de l’exposition « Au-delà des apparences. Il était une fois, il sera une fois », 2021 © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse ; photo : Damien Asp

« Au-delà des apparences. Il était une fois, il sera une fois » prend comme point de départ le décryptage du film du cinéaste Djibril Diop Mambéty La grammaire de grand-mère autour de la place de l’oralité augmentée. Fatimah Tuggar (Nigéria/Etats-Unis) avec Meditation on vacation, collage numérique qui reconstitue l’intérieur d’un avion pose la question de la place de l’exotisme et des loisirs dans nos vies et son impact à tous les niveaux. A Toulouse, patrie des avionneurs dont l’activité n’a pas cessé pendant le confinement, ce choix d’œuvre n’est pas anodin, comme le souligne Annabelle Ténèze, la commissaire Missia Libsekat n’ayant faire le déplacement pour nous présenter l’exposition.  Amira Hanafi (Etats-Unis/Egypte) diffuse une partie de ses œuvres dans le format de l’exposition et sur internet, tout en puisant sur Wikipedia et Google une partie de ses sources. Le programme aléatoire qu’elle a conçu, intitulé « and the next thing to know there is Canedian in Mexico » traite des questions de déplacements, de mélange de populations.. proposant à chacun de le tester, une nation allant alors se retrouver installée dans un pays qu’elle n’a pas choisi. Betelhem Makonnen (Ethiopie/Etats-Unis) à partir d’une pluralité de mediums détourne la notion d’autoportrait, thème qui parcourt toute l’histoire de l’art dont elle fait un manifeste d’affirmation de soi entre soustraction et apparition. Emma Wolukau-Wanambwa (Ecosse/Angleterre) poursuit une recherche au long cours sur l’histoire d’une des premières écoles d’art de modèle occidental en Ouganda ouverte par une professeure et artiste anglaise dans les années 1930, soulevant la question de la transmission et du contexte de l’apprentissage. Sa grille d’images faite de manques apparents retrace cet héritage et sa possible relecture actuelle. L’artiste voulait de plus répondre à la présentation faite au 1er étage des Abattoirs du film de Resnais Les statues meurent aussi, censuré pendant de nombreuses années, qui s’interroge sur la place de l’art africain au Musée de l’homme et plus largement sur l’usage de l’œuvre d’art et sa diffusion.

Meriem Bennani, Siham & Hafida, 2017, extrait de la vidéo © Meriem Bennani

Nicène Kossentini (Tunisie/France) à travers plusieurs séries réalisées en 2010 et 2020 dont Stories, se penche sur la tradition des conteuses tunisiennes à travers sa grand-mère entre mémoire défaillante due à son alzheimer et tentative de reconstruction par sa petite fille à l’encre d’écolier aux côtés de poèmes arabes de l’époque médiévale. Le Contemporary And (Allemagne) est au départ une revue fondée par Julia Grosse et Yvette Mutumba, en 2014 à l’occasion de la première Biennale de Dakar, autour d’une approche décloisonnée de l’art africain. Basée à Berlin, cette revue s’est développée ensuite sous d’autres formes comme cette bibliothèque évolutive et interactive avec laquelle le public peut interagir. Meriem Bennani (Maroc/Etats-Unis) que l’on avait vue à la Fondation Louis Vuitton revient sur les prémisses de Photoshop et du collage numérique dans des mises en abyme de l’image à partir des clichés touristiques ici deux chanteuses traditionnelles de génération différentes, « Siham & Hafida » qui se comprennent jusqu’à un certain point. L’artiste mêle différents formes d’écriture issus des filtres des réseaux sociaux  instagram, snap chat.. Pendant le confinement depuis son balcon de Brooklyn Meriem Bennani avait imaginé un scénario autour de deux lézards, Two Lizards, fable sur l’isolation sociale, vite devenu virale.

Revue Noire – Jean Depara, Jeune femme devant l’Afro Negro Club de Niamey, Kinshasa 1955-1965, Photo Jean
Depara / courtesy Estate of Jean Depara & Revue Noire

« Revue Noire, une histoire d’arts contemporains africains » à partir d’une sélection d’œuvres multi-formats dont 300 photographies, parcourt les 10 ans d’existence de cette revue créée par Jean Loup Pivin, Simon Njami, Pascal Martin Saint Léon et Bruno Tilliette,  rejoints plus tard par N’Goné Fall (actuelle commissaire générale saison Africa 2020). Son ambition s’est attachée à mettre en avant la création artistique africaine et ses diasporas dans un spectre très large et avant-gardiste incluant les arts plastiques mais également le cinéma, la mode, la musique (en diffusion dans l’espace d’exposition), la danse, le design…Chaque numéro -35 au total- privilégie une édition de qualité, grand format et en couleur qui devient vite sa marque de fabrique. Pour ne pas tomber dans une approche strictement ethnographique, la volonté était de s’appuyer sur des comités de rédaction sur place comme nous le rappellent les fondateurs, tous présents excepté Simon Njami. La place des photographes y est particulièrement importante, véritables relais également dans chaque pays, une exception dans ce qui a déjà été programmé jusque là aux Abattoirs et ce dont se réjouit sa directrice. Il convient de souligner le rôle de déclencheur de l’exposition en 1992 à Paris « Revue Noire et la photographie africaine » au centre Wallonie-Bruxelles qui réunit pour la première fois 8 photographes : Rotimi Fani-Kayodé, Bouna Médoune-Seye, Djibril Sy, Mama Casset, John Kiyada et Djando Cissé.

Revue Noire – Philippe Koudjina, Maria Callas et Pier Paolo Pasolini à l’aéroport de Niamey,
1969 – courtesy Estate of Philippe Koudjina & Revue Noire

Si aujourd’hui beaucoup de ses artistes ont été révélés par le marché, un certain nombre d’entre eux au contraire sont tombés dans l’oubli ou restent encore méconnus, comme le souligne Jean Loup Pivin. C’est donc une véritable découverte qui nous est proposée dans 4 salles dont l’accrochage se veut volontairement dense et non muséographique à l’instar du foisonnement de ces scènes à partir d’une sélection des 3500 artistes publiés,  ce qui s’est révélé complexe. A une époque où internet n’existait pas, le rôle de la revue a été essentiel à partir d’un financement privé indépendant, autre composante forte de cette démarche. Pascale Marthine Tayou et Joel Andrianomearisoa illustrent en retour comment les artistes ont fait sienne cette histoire. Ce dernier, à l’occasion de la Biennale de Dakar de 2016 dresse une sorte d’hommage à Revue Noire, qu’il baptise « La maison sentimentale » à partir de collages et d’emprunts d’archives. Joel Andrianomearisoa a par ailleurs des liens très forts avec les Abattoirs et une grande place à travers ses multiples phrase en néon disséminées un peu partout dans les espaces, à commencer par la façade. Comme le précise Annabelle Ténèze rejointe par Jean Loup Pivin ce sont les artistes qui sont souvent les points de départ des projets et des grands mouvements.

Pour ceux qui aiment l’art au fil de l’eau,  le parcours « Les esprits de l’eau » (programme « Horizons d’Eaux 5 ») dans le cadre de la Saison Africa 2020 est organisé hors les murs par la commissaire invitée Heba elCheikh (Egypte), en partenariat avec le Frac Occitanie Montpellier. Un temps fort conçu avec le Festival de musique Convivencia autour d’un certain nombre de créations inédites d’artistes africains, de vernissages et de concerts sur une péniche/ scène navigante le long du Canal du Midi.

Autant d’excellentes raisons de filer à Toulouse aux Abattoirs pour découvrir ces propositions aussi inattendues d’artistes aux profils et pratiques si différents !

INFORMATIONS PRATIQUES

mer02jui(jui 2)12 h 00 mindim29aou(aou 29)18 h 00 minRevue NoireExposition collectiveLes Abattoirs - Musée FRAC Occitanie Toulouse, 76 allées Charles-de-Fitte 31300 Toulouse


– Au-delà des apparences. Il était une fois, il sera une fois
Jusqu’au 29 aout 2021
– L’Afrique dans tous ses états d’art : artistes africains de la collection
Jusqu’au 22 août 2021
– Les Esprits de l’eau/ Horizon d’eaux 5
Du 1er juillet au 3 octobre 2021
Les Abattoirs – Frac Occitanie Toulouse
76 Allées Charles de Fitte
31300 Toulouse
https://www.lesabattoirs.org/

 

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

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