Temps de lecture estimé : 12mins

Pour sa première carte blanche, notre invitée de la semaine, la réalisatrice de documentaires Alex Liebert a souhaité nous parlé, à l’occasion du mois des fiertés, du manque de visibilité de la communauté queer transgenres et non-binaires. Pour masquer cette invisibilité, elle partage avec nous les travaux de trois photographes : Emilie Arfeuil et son projet transmédia « Les Métamorphoses de Protée », la photographe militante et engagée Emilie Hallard et Lydia Metral qui consacre, depuis 2014, ses projets personnels à rendre visible la communauté queer.

Cogito ergo sum.
« Je pense donc je suis ! », s’époumonait au XVIIe siècle le cartésien René, dans les cercles scientifiques et philosophiques français. Il s’auto-paraphrasait quelques années plus tard, en 1641, en proclamant : « Ego sum, ego existo », soit « Je suis, j’existe ».

Dans cette société qui est la nôtre aujourd’hui, est-il suffisant d’être pour exister ? Alors que notre existence sur les réseaux sociaux s’évalue en nombre de followers sur fond de dopamine, peut-on s’avancer à dire que notre existence est proportionnelle à notre visibilité ?

Comment redéfinir cette notion de « être visible » ? Cette visibilité que nous recherchons virtuellement est soumise à un grand nombre de contraintes, d’injonctions, d’algorithmes anti-épiderme et téton-phobiques, mais surtout à des dictats sociétaux, systémiques et cisnormés. Le corps accepté – s’il est montré – se doit d’être normé, règlementé, il se doit d’être jeune, blanc, mince etc. Cette visibilité virtuelle corrompue est l’une des conséquences, dans nos réalités sociétales, d’une longue liste de haines et de phobies.

La communauté transgenre et non-binaire, la communauté queer (et plus largement la communauté LGBTQIAE+), sont soumises depuis tout temps – et encore aujourd’hui – à une invisibilisation, une marginalisation. Pour beaucoup, nous n’existons pas, et pour les autres, nous ne devrions pas exister. Paradoxe s’il en est, car pour exister il faut être visible, et pour être visible, il faut donc être vu·e. Or, dans mon miroir, je me vois, donc j’existe. Mais je ne me suffis pas, malheureusement, en tant que simple individu, à prouver mon existence…

Pour reprendre les mots de Lexie – autrice du livre « Une histoire de genres » et militante pour la visibilité et les droits des personnes trans et non-binaires : « C’est ‘voir’ qui donne une existence dans la sphère collective ».

Elle donne dans son livre l’anecdote suivante : « À la fin du XIXe siècle, une peau de panda est rapportée en Europe alors que l’on croit que l’animal a disparu depuis longtemps. La fourrure devient une relique et le panda est présenté comme une espèce ancienne, quasi mythique. Il faut attendre 1916 pour que les Occidentaux observent les premiers individus vivants de cette espèce, qui changent la donne.
C’est finalement presque la même dynamique concernant les rapports non cisnormés au genre : […] il aura fallu voir et entendre les personnes trans chez nous pour intégrer nos existences comme une réalité. »

À l’époque, est-ce qu’une simple photographie d’un panda aurait suffi à le savoir vivant ? Oui. Ainsi, tout comme la photographie d’un panda permet de témoigner de son existence, elle permet également d’être un levier de visibilité pour les personnes queer, transgenres, non-binaires, en démontrant leur existence, en déconstruisant la notion de genre dans son prisme le plus infini.

Trois photographes – parmi tant d’autres – travaillent aujourd’hui, en France et à Barcelone, sur ces notions de corps non cisnormés et de multiplicité de genres et d’identités ; trois femmes dont les influences photographiques semblent osciller entre Diane Arbus et Nan Goldin, mentors et marraines de la visibilité queer en photographie.

Emilie Arfeuil

EMILIE ARFEUIL (www.emiliearfeuil.com), photographe « indisciplinaire » et portraitiste, est une exploratrice de l’identité, errant d’une photo à l’autre, d’une rencontre à l’autre. Elle construit ses projets comme nous construisons notre amour depuis 10 ans : en questionnant toujours, en se réinventant constamment, en faisant fi de tous les modes d’emploi, recettes et influences. Elle dit : « Mes projets puisent dans le réel et la rencontre intime, à travers un processus immersif et sans filtre qui transforme à la fois le projet, ses protagonistes, et moi-même. » Des projets au long cours, qui évoluent pendant de nombreuses années, pour au final n’en retenir que l’absolu, en préserver la quintessence, la moelle la plus pure.

Les Métamorphoses de Protée

Son dernier projet transmédia, LES MÉTAMORPHOSES DE PROTÉE, questionnait la notion d’identité et ses transformations. Gwenaelle Fliti, journaliste, s’était inspirée de son travail pour écrire ces mots : « À l’instar de la chrysalide qui se transforme en papillon, du pétale qui éclot du bourgeon, du serpent dont la peau part en lambeaux, l’Homme mue. Naturellement bien sûr, tel est le cycle de la vie. Mais il mue parfois aussi de sa propre volonté. […] Les Protée d’aujourd’hui ne se cachent plus, ils jouissent pleinement de leur liberté pour se chercher, se découvrir, se métamorphoser. Le genre, l’origine, l’orientation sexuelle, et toutes les appartenances codifiées par lesquelles notre société est conditionnée, ne sont plus ce par quoi ils se définissent. »

Eddie

Swan

Cette phrase pourrait être l’introduction de ses nouvelles errances photographiques : aujourd’hui elle explore les corps et les identités, suivant au quotidien plusieurs ami·es de notre communauté queer montpelliéraine : Eddie, Swan ou encore Mona. Leurs questionnements sur leur genre se confrontent au questionnement photographique d’Emilie, qui choisit la pureté du portrait noir et blanc, le regard intime, la force de l’acceptation. Ce vaste projet, en pleine construction formelle et personnelle, ne dévoile aujourd’hui que ces quelques portraits.

Mona

Le corps se doit d’être montré, intime et pudique, car il est l’origine de nombreuses dysphories chez les personnes transgenres. Le corps est montré car il est accepté, assumé, affirmé, et se présente aux yeux d’autrui dans son apparat le plus naturel, sans objectification aucune. Les corps invisibles deviennent fièrement visibles, et se dévoilaient même il y a peu dans les rues de Montpellier, au détour d’un carrefour, d’un feu rouge ou d’une station de tramway, grâce à une opération de visibilité artistique menée par la mairie de la ville. Une visibilité absolue comme un poing levé qui hurle : « Voyez-nous, nous existons. Je suis, j’existe ! »

Eddie et Mona devant leurs affiches – Montpellier 2021

Emilie Hallard

©Lydia Metral

EMILIE HALLARD (www.emiliehallard.com) se définit elle-même comme une photographe de l’intime, depuis ses premiers clics. Militante, profondément engagée, « elle s’intéresse à la lutte féministe antiraciste, à la vulnérabilité, à l’identité de genre, au corps et ses représentations (mais aussi aux paysages arides pour reposer son esprit) ».

Son intérêt va évidemment au-delà d’une simple curiosité, et s’oppose radicalement à toute forme de voyeurisme. Pour elle, le corps est porteur de messages et de valeurs, il témoigne d’une société et de ses évolutions, qu’elle soit bienveillante ou corrompue. « Le corps est politique » alors qu’il ne devrait plus l’être, si nous vivions dans un monde où la liberté d’être soi n’était jamais entravée, moquée, malmenée ou marginalisée…

Ainsi, depuis 2019, elle profite de ce levier politique pour montrer toute la diversité du corps, à travers son projet LES CORPS INCORRUPTIBLES, en opposition à une société corrompue par des injonctions de représentativité, des injonctions de beauté normative. Le refus de la norme, comme l’écrit Emilie : « c’est choisir, tant depuis la vulnérabilité que l’enthousiasme, d’être incorruptible, fidèle à soi-même, intègre, punk face à un système capitaliste qui engendre des enfants monstrueux d’uniformité et de consumérisme, tous issus du même moule patriarcal postcolonial ». La messe est dite !

Être soi, c’est devenu punk. Ne pas vouloir se contorsionner pour rentrer dans le moule, c’est la base révolutionnaire de nos générations, qui luttent encore et toujours pour les mêmes valeurs de liberté, d’égalité et d’adelphité (qui englobe fraternité et sororité).

Les portraits d’Emilie sont à la fois tendres et offensifs, intimes et affirmés. Le naturel rejoint cette colère saine de vouloir simplement exister aux yeux de celles et ceux qui ne croient pas en notre existence ou qui la conspuent. Les regards sont droits, fiers, francs, et l’on devine, imprimé au creux de chaque pupille, un petit doigt d’honneur qui nous dit : « je suis, j’existe ».

Pour l’artiste, ces portraits servent à « déconstruire des standards de beauté, entamer une quête d’honnêteté, d’empowerment, d’acceptation et de confiance en soi, porter un regard tendre sur ses pairs ». Porter un regard, c’est accepter de voir, c’est donc accepter l’existence de celles et ceux qui nous offrent l’image de leur corps incorruptible. Ces corps qui sont « une célébration de la diversité, l’improbabilité, l’ambiguïté, l’androgynie et la non-binarité ; une déclaration d’amour féministe, queer et antiraciste ».

Lydia Metral

LYDIA METRAL (www.lydiametral.com) s’est donnée un seul objectif à travers ses projets personnels : rendre visible la communauté queer. C’est en 2014 qu’elle commence à photographier intimement celles et ceux qui partagent les mêmes idées qu’elle, ses proches, ses ami·es, dans le but de retranscrire par l’image l’absolu de leur existence. Elle le dit elle-même : « Mon intention est de les montrer tels qu’iels sont vraiment, dans un espace forgé à leur image, où iels peuvent s’exprimer librement ». Son projet s’appelle LES INSOUCIANTS.

Les insouciants, ce sont celle et ceux « qui se sentent différents, qui ne correspondent pas aux standards de la société, qui tentent d’échapper aux normes établies ». Certes, la vie queer est loin d’être insouciante dans la majeure partie du monde. Et pourtant, « malgré les difficultés rencontrées, toustes ont le courage d’assumer ce qu’iels sont, d’embrasser leur moi profond ». Ces jeunes queer sont insouciant·es car ils veulent volontairement s’extraire de cette injonction de la peur et du doute que leur société leur inculque de par leur soi-disant « différence ».

« Être queer, c’est quelque-chose qui est au plus profond de nous, qui peut nous faire nous sentir différents et singuliers dans un monde où les inégalités et la discrimination demeurent » explique Lydia. Ainsi, nous nous rapprochons dans nos vies des personnes qui partagent nos valeurs, qu’elles soient de tolérance et d’acceptation de soi, de bienveillance et de respect, voire même d’amour. Ainsi, le travail documentaire de Lydia ne s’intéresse pas qu’à l’individu ou à l’infinie diversité de ce dernier, mais également au partage, aux sentiments profonds, à la rencontre et à l’amour, l’amour de soi ou l’amour des autres. Et comme par magie, dans certaines de ses photos, l’identité disparaît, le queer même s’estompe. Il n’est plus question de genre ni de sexualité, mais seulement et uniquement d’amour, le grand, l’authentique et, surtout, l’UNIVERSEL !

Ces photos de Lydia Metral et d’Emilie Hallard devraient, comme celles d’Emilie Arfeuil, être collées en grand sur des façades d’immeuble, et ainsi redonner à ces corps et à ces identités marginalisées toute leur grandeur, tout leur pouvoir, et délivrer ce message simple : « Nous sommes, et contrairement à vous nous savons qui nous sommes ». Ou comme nous le crions dans notre communauté : « We are here, we are loud, we are queer ! »

La photographie prouve donc que nous existons. Grâce à Emilie Arfeuil, Emilie Hallard et Lydia Metral, nous sommes visibles, c’est un fait. À moins que certain·es négationnistes se persuadent encore que toutes ces photos sont celles de chimères humanoïdes empaillées ? Je ne pense pas. Reste cependant cet immense groupe de personnes qui préfèreraient que nous n’existions pas. À nous, donc, de rester visibles, tout le temps, partout, et de prendre la parole même si l’on ne nous l’offre pas, et d’être soutenu·es par celles et ceux que l’on considère comme nos allié·es. Ainsi, ces personnes qui nous haïssent s’habitueront à nous, nous les apprivoiserons, nous ferons partie de leur quotidien, et elles arrêteront de nous invisibiliser et de nous marginaliser, car nous serons trop nombreu·ses·x et trop visibles.

Emilie Arfeuil, Emilie Hallard, Lydia Metral ; ces trois photographes – et tant d’autres – rendent visible ce que nos sociétés souhaitent dissimuler à grands coups, parfois, de violences systémiques. Et la France plus particulièrement (pour en être moi-même une citoyenne), que l’on pourrait croire avant-gardiste sur bien des points, est pourtant sociétalement bien à la traîne, pointée du doigt par ses voisins et dénoncée par la Ligue des droits de l’Homme.

Pour ouvrir un peu le regard sur la visibilité queer internationale, j’invite à compulser frénétiquement le livre photographique NEW QUEER PHOTOGRAPHY, qui présente environ 40 artistes et regards photographiques contemporains.
Pour s’ouvrir l’esprit sur les questionnements et réalités transidentitaires, j’invite toutes et tous à lire le livre de Lexie, « UNE HISTOIRE DE GENRES, guide pour comprendre et défendre les transidentités » ou à suivre son militantisme instagramesque sur @agressively_trans
Et je ne peux que vous inviter à vous procurer le livre LES CORPS INCORRUPTIBLES d’Emilie Hallard, projet présenté dans cet article.

La Rédaction
9 Lives magazine vous accompagne au quotidien dans le monde de la photographie et de l'Image.

    You may also like

    En voir plus dans L'Invité·e