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Pour sa troisième carte blanche, notre invitée de la semaine, la réalisatrice de documentaires Alex Liebert rentre dans le vif du sujet concernant le film photographique. Elle nous explique avec des projets concrets réalisés ou non par ses soins, le rôle de ce support qui permet de rendre les photographies visibles. Enfin, elle nous dévoile les dates de la renaissance du festival des Nuits Photographiques qui se déroulera cet automne à Paris !

« Dis papa, tu sais ce que c’est un film photographique ?
– Non ma fille, pas vraiment… C’est pas le truc qu’on trouve sur internet et qui a un nom de fruit ? Banane ? Poire ? Pomme ?
– Tu veux dire une POM ? Oui tu as raison papa, c’est ça. Mais on n’appelle plus ça une POM, parce que personne ne sait ce que ça veut dire.
– C’est vrai que c’est nul comme nom… Bon alors explique-moi, c’est quoi un film photographique ?
– Un film photographique, comme son nom l’indique, c’est un film, qui répond aux exigences d’une narration, qui comme tous les films a un début, un milieu et une fin, avec des génériques. La particularité, c’est qu’il n’est fait qu’avec des photographies. Tu y rajoutes des sons, des ambiances, des interviews ou de la musique, et là, comme par magie, tu crées un effet d’immersion !
– Je trouve ça bizarre qu’on puisse s’immerger dans un film avec que des photos. Ça bouge pas, ça me parait impossible.
– Attends, je vais te montrer un exemple, tu me diras ce que tu en penses. C’est un film photographique que j’ai fait l’année dernière avec des photos de Nicolas Serve (www.nicolas-serve.com). C’est juste un exercice de style, mais ça te montre qu’on peut être plongé·e dans une ambiance particulière juste avec des photos et du son. »

« Ah oui tout de même ! C’est impressionnant !
– Merci papa. Mais tu sais moi j’ai fait que le montage. Les émotions viennent principalement du son et de la musique qui se marient à l’intensité et la sensibilité des photos. C’est ça qui crée l’immersion.
– Mais ça doit être récent ce genre de formats, non ? J’en ai jamais vu avant. C’est grâce à internet que ça s’est développé ?
– Oui et non. En fait ça existe depuis les années 50. Au début on appelait ça des « montages photographiques sonorisés », et c’est le photographe Robert Thuillier qui a été le premier à en faire. Puis le diaporama a été ensuite popularisé par Claude Madier qui a créé en 1959 le premier festival international de « projections sonorisées ». 1962, c’est un peu une date charnière, car d’un côté Kodak a inventé le Carousel, que tout le monde achetait pour faire des projections chez soi avec de la musique, et de l’autre côté, Chris Marker réalisait LA JETÉE, film de science-fiction réalisé uniquement à partir de photographies en noir et blanc. »

Carousel de Kodak Photo de La Jetée de Chris Marker – 1962

« Ah oui je l’ai vu celui-là ! Bon c’est bien joli tout ça, mais ça sert à quoi, vraiment, un film photographique ?
– Ça sert à montrer les photos invisibles.
– Les photos invisibles ?
– Oui, celles que personne n’a jamais vu, et donc on croit qu’elles n’existent pas. Par exemple, une photojournaliste qui bosse pendant 5 ans sur un sujet, au final elle a des articles dans des journaux qui montrent deux ou trois photos, alors qu’elle en a fait des centaines ! Ou quelqu’un qui fait une expo, mais dans un lieu précis, à un moment précis, et tout le monde ne peut pas y aller. Les bouquins c’est pareil, c’est très compliqué à faire et tout le monde ne peut pas l’acheter.
– Donc un film photographique ça sert à montrer l’ensemble d’un projet.
– Oui, voilà. Et ça va même plus loin ! L’artiste photographe va pouvoir partager au spectateur un univers que iel-même a pu vivre et ressentir. On en revient à l’immersion. Iel pourra utiliser des interviews qu’iel a enregistré, des sons, et peut aussi rajouter des vidéos, des dessins etc. Et iel peut montrer ça à tout le monde, tout le temps, partout. Et c’est des films pas trop longs la plupart du temps, parce que les gens aujourd’hui ils ont du mal à se concentrer.
– Mais ça doit ressembler un peu à la même chose à chaque fois non ?
-Pas du tout. Tu peux faire ce que tu veux. C’est un terrain d’expérimentation infini ! Tu prends les codes du cinéma et tu les adaptes à la photo. Ou pas, tu peux aussi inventer tes propres codes. Quand tu mets les photos sur une timeline, c’est plus des photos, c’est de la matière photographique. C’est pour ça aussi que certain·es photographes n’aiment pas faire ce genre de films, car on touche au sacré de leurs photos. Mais après, avec cette matière, tu peux faire ce que tu veux ! Je vais te montrer un autre exemple, un film que j’ai fait avec la photographe Sophie Knittel (http://sophieknittel.com). Tu vas voir c’est beaucoup plus expérimental. »

« Incroyable. Toutes ces photos qui chutent et qui disparaissent les unes après les autres, on a vraiment l’impression que le pays est en train de s’effondrer.
– T’as tout compris papa.
– Et donc toi tu fais ça comme métier. Tu montes des films photographiques.
– Pas que. Je réalise des documentaires aussi. Mais le film photographique c’est ce que j’aime faire le plus.
– Mais t’es la seule à en faire ? Tu ne me montres que tes films.
– Oh non pas du tout ! Si tu cherches un peu, des films il en existe des dizaines, des centaines. Y’en a qui en font beaucoup, comme moi, ou comme Stéphane Charpentier (https://stephane-charpentier.com/) qui en fait pour lui ou pour son collectif « Temps Zéro ». Il y a aussi des photographes qui se débrouillent très bien toustes seul·es. Tiens, je vais te montrer le dernier film du photographe Adrien Selbert (https://agencevu.com/photographe/adrien-selbert/).
– Ça raconte quoi ?
– T’as pas besoin que je te raconte le film avant que tu le voies papa. C’est un film, un objet indépendant, absolu, tout est dedans. Laisse-toi emporter ! »

« Je l’aime beaucoup celui-là. Ça donne envie de plonger plus encore dans son projet.
– Oui, tu as raison. C’est aussi l’un des avantages magiques de ce format, ça t’immerge pendant un petit temps dans une histoire, et comme c’est assez court, ça te donne envie dans savoir plus.
– Et tu gagnes ta vie en faisant ça ?
– Oui et non. Comme j’en fait tout le temps, beaucoup, oui, je gagne un peu d’argent. Mais l’économie est encore un peu bancale. On est plusieurs à tenter de développer cette économie. Y’a l’association Diapéro (https://diapero.com/) par exemple, qui fait des soirées de projection pour faire découvrir le format. Ils organisent un prix aussi chaque année. Comme l’association Freelens (https://www.freelens.fr/) avec leur Prix Nouvelles Ecritures.
– Des soirées, des prix, c’est bien. Mais ce qui donnerait encore plus de visibilité à toutes ces photos invisibles, à tous ces films photographiques, c’est de faire un festival non ?
– Tu fais bien d’en parler ! Justement, avec l’association Freelens, je suis en train de faire renaître les Nuits Photographiques (https://www.facebook.com/FestivalLesNuitsPhotographiques), ça se déroulera en novembre.
– Quand exactement ? J’ai bien envie d’y aller maintenant que je connais le film photographique.
– Les 5 et 6 novembre. À l’Espace Jemmapes, à Paris. Il en existe d’autres des festivals, y’en a déjà ici et là. Les Nuits de Pierrevert (https://pierrevertnuitsphotographiques.com/) par exemple, c’est vachement chouette.
– Super. Merci Alex !
– De rien papa. Tiens, je te montre un dernier film si tu veux. C’est l’un de mes premiers. Tu l’as peut-être déjà vu, mais moi je rigole encore à chaque fois que je le regarde. C’est un film que j’ai fait avec la photographe Virginie Plauchut (http://virginieplauchut.com/fr/accueil.html). »

La Rédaction
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