Temps de lecture estimé : 10mins

Alors que la culture semble de nouveau sous la menace en cette période de crise qui n’en finit pas, place à l’optimisme pour démarrer 2022 avec le directeur du Carré d’art de Nîmes, Jean-Marc Prévost, qui insiste sur les exceptionnelles collections du musée et la volonté de nombreux artistes de s’inscrire dans cette continuité afin de voir leurs œuvres protégées des instrumentalisations du marché. Il convoque des univers de création variés à travers 3 expositions dont il nous décrypte les enjeux. La chorégraphe Emmanuelle Huynh et le plasticien Jocelyn Cottencin présentent deux séries de portraits de ville selon leur protocole commun et évolutif sur le territoire autour de New-York et Saint-Nazaire.

L’exposition Suspension/Stillness réunit des œuvres d’artistes femmes récemment entrées dans les collections, tandis que le project room est consacré aux recherches menées par la commissaire Marie de Brugerolle autour du concept de post performance video qu’elle théorise à partir d’objets scéniques et d’accessoires préparatoires qui altèrent la réception de l’image. Des éléments périphériques dont le caractère hybride et l’étrangeté sont volontairement exploités par les artistes de la côte ouest des Etats-Unis, comme cela est souligné par les 4 artistes convoqués : Nathaniel Mellors, Anna Wittenberg, Coleman Collins, Rodney Mc Millan.

Jean-Marc Prévost nous dévoile également la saison 2022 avec Nairy Baghramian et Glenn Ligon, revenant sur l’impact de la crise sur la programmation et la fréquentation. Il met l’accent également sur les synergies du territoire et la place de l’émergence au sein même de la ville de Nîmes.
Jean-Marc Prévost a répondu à mes questions.

Jean-Marc Prévost © Nassira Belmekki

Quelle a été la fréquentation post Covid au Carré d’art ?

Suite à la crise sanitaire, comme tous les musées nous avons eu moins de public en 2021. Cela a été particulièrement notable pour le public étranger qui fréquente d’habitude le musée pendant l’été. Mais cela n’a pas été aussi impactant que pour le Musée de la Romanité notre voisin, qui est dépendant des tours operators.

Malgré cela, la dynamique impulsée par le MoCo, Arles et Carré d’art a bien fonctionné et attiré de nombreux professionnels.

© Emmanuelle Huynh

En quoi l’exposition de Tarik Kiswanson at-elle été un déclencheur ?

En effet l’exposition de Tarik Kiswanson qui avait été prolongée suite au confinement a attiré beaucoup de passage et a été pour lui un véritable déclencheur tout comme la sortie du catalogue. Nous avons été heureux de lui offrir cette opportunité alors qu’il ne bénéficie pas assez de visibilité à mon sens, en France dans les collections publiques. Il n’y a pas d’œuvre de lui dans les collections des FRAC mais le CNAP a acquis suite à l’exposition une oeuvre importante et une performance qui rejoindront les collections nationales Nous avons acquis une installation vidéo produite pour l’exposition et l’artiste a fait plusieurs dons liés à l’engagement du musée dans la production.

Retour sur la genèse de ces trois expositions

ETEL ADNAN, Sans titre, 2013, peinture sur toile, 35 x 45 cm. Collection Carré d’Art-Musée d’art contemporain, Nîmes. © Etel Adnan.

Ces propositions sont intervenues alors que l’exposition de Nairy Baghramian a été plusieurs fois reportée et aura lieu finalement au printemps 2022. L’artiste Glenn Ligon également prévu depuis un moment, sera exposé exceptionnellement dans les espaces de la collection.

Je voulais montrer des acquisitions récentes de la collection que le public n’avait pas encore vu. Il n’était pas volontaire au départ de n’exposer que des femmes.

Charlotte Posenenske entre en dialogue avec Lili Dujourie autour de leur positionnement vis-à-vis de l’art minimal. Contemporaine de Donald Judd ou Carl André il nous serait impossible d’acquérir ses œuvres si ce n’est le protocole mis en place autour de leur diffusion basé uniquement sur le cout de production de chaque module. Je rappelle que l’artiste a décidé de se retirer du monde de l’art pour se consacrer à d’autres domaines plus en prise avec la société. L’association entre Suzan Frecon et Etel Adnan s’est plus faite sur un plan de correspondances formelles mais surtout poétiques.

« A Taxi driver, an Architect and the High Line » Emmanuelle Huynh et Jocelyn Cottencin © Jocelyn Cottencin

Emmanuelle Huynh étant résidente au théâtre de Nîmes, j’étais en dialogue régulièrement avec elle. En ce qui concerne leur projet à Saint-Nazaire autour de la singularité de ce territoire, cette nouvelle vidéo-installation « Nous venons de trop loin pour oublier qui nous sommes » a été suggérée par Emmanuelle à Jocelyn Cottencin. Cela dépasse le champ documentaire pour toucher aux arts plastiques. Jocelyn a un vrai sens de l’espace et c’est lui qui a procédé à l’accrochage. Le premier chapitre de cette série de portraits de ville était New-York avec « A Taxi driver, an Architect and the High Line » et c’est la première fois que les deux portraits New-York et Saint-Nazaire sont exposés ensemble alors que le CND avait exposé uniquement « A Taxi driver ». D’autres portraits de ville sont actuellement en cours avec Sao Paulo et Houston. J’assure le commissariat de l’exposition connaissant bien ce domaine avec un intérêt particulier pour la performance avec l’exposition A Different Way to Move en 2017 ou la présentation de Anne Imhof en 2015. En 2022 une exposition est prévue avec les chorégraphes américains Gerard&Kelly.

Nathaniel Mellors, Our House -1 (Time), 2015-2016, vidéo. Courtesy de l’artiste & Crèvecoeur, Paris

En ce qui concerne le projet de Marie de Brugerolle je suis en contact fréquent avec elle et il était intéressant pour moi de découvrir ces artistes de Los Angeles que je ne connaissais pas. Ces artistes mis à part Nathaniel Mellors actuellement exposé au Frac Bretagne, sont assez peu visibles dans les institutions muséales françaises. Je lui ai donné carte blanche, selon le principe du project room. Les sujets qui sont abordés en écho à ce qui se passe sur la côte ouest et le monde de l’art me semblent très pertinents et devraient toucher un public plus jeune. J’aime faire appel régulièrement à des commissaires extérieurs et chercheurs sur des sujets précis mais je ne privilégie pas forcément des expositions thématiques.

Bien que nous n’avons pas l’habitude de publier un catalogue pour les Project Room, nous avons pu en réaliser un suite aux économies budgétaires faites par le report d’exposition prévues en 2021. La temporalité en général ne nous permet pas de prévoir un catalogue dans un laps de temps relativement court et de plus, ce n’est pas la vocation première du project room. L’artiste Jeff Weber exposé l’été dernier a pu aussi bénéficier d’un catalogue avec le soutien du ministère de la culture luxembourgeois. Son travail conceptuel sur la photographie m’intéressait et me résistait en même temps, ce qui est bon signe en général ! Son exposition faisait partie de la programmation des Rencontres d’Arles. Il n’avait jamais eu d’exposition dans une institution en France, c’était donc important pour lui. Je ne peux encore dévoiler le nom du prochain artiste invité pour la project room car le projet n’est pas finalisé. Je me suis donné pour règle que les project rooms ne soient pas trop couteuses pour rentrer dans une certaine économie.

Comment avec le budget que vous recevez, pouvez-vous procéder à de telles acquisitions ?

Nous recevons un budget assez modeste de la ville, donc il nous faut jouer sur d’autres leviers et notamment les dons d’artistes, généralement à la suite de leurs expositions comme Tarik Kiswanson ou Walid Raad qui se sont montrés généreux.

La place grandissante des dons des artistes

Nous observons actuellement que les artistes ont envie que leurs œuvres soient dans un musée et non instrumentalisées. C’est un nouveau phénomène. Ils s’aperçoivent que ce n’est pas la même chose que d’être dans une fondation que dans un musée. Les œuvres ici sont protégées et inaliénables. J’essaie de les sensibiliser à cette question et je vois qu’ils y sont de plus en plus attentifs. Les spéculations du marché comme me le soulignait Ugo Rondinone rendent la traçabilité de l’œuvre de plus en plus confuse même si ces artistes ont en même temps besoin de ce marché.

La collection de Carré d’art est importante ce qui n’est pas négligeable pour un artiste, le Carré d’art pouvant se targuer de posséder plusieurs œuvres de Richter ou des grands représentants de l’art minimal et conceptuel, des Nouveaux Réalistes ou Supports-Surfaces. Dans nos musées nous avons un trésor inestimable auquel nous devons sensibiliser le public

Quelles sont vos priorités en matière de collection ?

Ce qui m’anime en matière de collections et de porter une vue d’ensemble sur les collections publiques françaises, de chercher des oeuvres et des artistes importants peu présents dans les collections, la nationalité n’étant pas un critère selon moi. J’essaie de faire des ensembles autour de ces artistes plutôt que de m’éparpiller comme par exemple avec Julien Creuzet encore assez abordable dont nous avons trois oeuvres. C’est parfois assez frustrant car j’aimerais m’ouvrir à d’autres scènes comme le Brésil des années 60 que je connais bien ou l’Asie qui m’intéresse également. Mais c’est la collection qui me guide et son approche de départ était assez classique, américaine et européenne selon les choix de Guy Tosato et Françoise Cohen, mes prédécesseurs.

En matière de fonctionnement, nos lieux sont très personnalisés et nos équipes très réduites. Je suis à la fois le directeur, le conservateur et le commissaire.

Qu’en est-il de l’émergence à Nîmes qui a une école des Beaux-Arts ?

Il y a le collectif et artist-run space Pamela qui est très actif. Ils fréquentent beaucoup le centre de documentation et sont venus vers nous car ils avaient un projet autour du livre. Nous leur avons donné carte blanche et ils ont développé tout un travail sur la géographie du palmier et produit une installation pour l’occasion.

Il faut savoir que notre centre de documentation est très riche et nous faisons des échanges avec le monde entier, ce que le public ne sait pas forcément.

Le CACN fondé par Bertrand Riou, a ré-ouvert après une période itinérante, selon la volonté de la ville d’ancrer l’espace dans le quartier assez difficile de Pissevin. L’artiste actuellement exposé est Léo Fourdrinier, nîmois d’origine et diplômé de l’Esam Normandie. L’exposition est tout à fait pertinente et réussie et je vous encourage à la voir.

Beaucoup d’artistes quand ils sortent des Beaux-Arts de Nîmes sont attirés par le tropisme de Marseille, d’autres restent, ce que je ne leur conseille pas forcément pour ne pas tomber dans la facilité ou d’autres reviennent.

INFOS PRATIQUES :
Suspension/Stillness : Etel Adnan, Trisha Donnelly, Lili Dujourie, Suzan Frecon, Charlotte Posenenske
Emmanuelle Huynh et Jocelyn Cottencin De vertical, devenir horizontal, étale
Jusqu’au 13 mars 2022
Project room : Post Performance Video, Prospective 1 : Los Angeles
Jusqu’au 17 avril 2022
Carré d’Art-Musée d’art contemporain
Place de la Maison Carrée
30000 Nîmes
https://www.carreartmusee.com/fr

Marie-Elisabeth De La Fresnaye
Après une formation en littérature et histoire de l'art, Marie de la Fresnaye intègre le marché de l'art à Drouot et se lance dans l'événementiel. En parallèle à plusieurs années en entreprise dans le domaine de la communication éditoriale, elle créé son blog pour partager au plus grand nombre sa passion et expertise du monde de l'art contemporain et participe au lancement du magazine Artaïssime.

You may also like

En voir plus dans Interview Art Contemporain