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Cette exposition qui vient rassembler le regard de 3 femmes photographes occidentales sur la Chine aura demandé plusieurs années de gestation. Pour la concevoir, mais surtout pour trouver un lieu qui accepte de l’accueillir. Ce n’est pas du Riboud, ni du Cartier-Bresson. Solange Brand et Françoise Denoyelle portent avec elles ce projet un peu fou, celui de réunir autour de ses photographies sur la Révolution culturelle deux autres femmes photographes, peu ou mal connues, pour raconter la Chine. Ingrid Bourgeois, responsable de la programmation à la Vieille église de Mérignac a relevé le défi. Une exposition incroyable, qui vient redonner vie à un pan de l’histoire…

Portrait de Solange Brand

9 Lives magazine : La galerie bordelaise Arrêt sur l’image vient de te consacrer une exposition avec ton travail sur la révolution Culturelle chinoise, aujourd’hui et jusqu’au 3 avril, on te retrouve à Merignac aux côtés de travaux de deux autres femmes photographes : Dominique Darbois et Eva Siao. Peux tu nous présenter cette exposition et raconter la genèse de ce projet ?

Solange Brand : L’exposition regroupe trois regards de femmes photographes, dont je fais partie, à trois moments de l’Histoire chinoise entre 1949 et 1968. Eva Siao (1911-2001) et Dominique Darbois (1925-2014) ont traversé l’histoire du XXème siècle. Avec les photographies d’Eva Siao, on assiste aux premiers temps du nouveau pouvoir par proclamé Mao Zedong en 1949. On passe ensuite à 1957, avec Dominique Darbois, elle est partie seule, plusieurs mois pour sillonner la Chine au moment de l’industrialisation, c’est juste avant la période du Grand bond en avant. Et ça se poursuit avec mes photographies réalisées à partir de 1966 au moment de la révolution culturelle.

Exposition In Situ, 2022

Ce sont donc trois temps d’histoire qui se déroulent mais avec une volonté d’enchevêtrer les images de chacune pour faire converger les regards et les points de vue sur l’histoire de la Chine très peu documentée et peu connue.
C’est une exposition très investie. Françoise Denoyelle et moi-même avons travaillé de longues années pour arriver à faire naître ce projet qui me touche particulièrement. Notamment parce que l’œuvre d’Eva Siao et Dominique Darbois a manqué et manque toujours cruellement de visibilité !

A gauche : Pékin, 1951 | À droite : construction place Tian’anmen © Eva Siao

Ce projet est né au moment de la préparation d’une édition chinoise de mes photos, qui faisait suite au livre « Pékin 1966, Petites histoires de la Révolution culturelle » sorti en 2005. Et c’est par hasard que j’ai découvert l’existence d’Eva Siao, une femme au destin extraordinaire. Elle a quitté l’Allemagne avant l’arrivée des nazis pour rejoindre son frère à Stockholm. Elle est photographe, elle part en Union Soviétique, sur les bords de la Mer Noire, et là elle rencontre un homme, qui deviendra son mari et le père de ses enfants, le communiste et poète chinois, Emi Siao. Elle prend la nationalité soviétique, ils ont leur premier enfant. On est dans les années de la Longue Marche et Emi Siao est rappelé par Mao Zedong. Elle le rejoint un an plus tard en pleine période de guerre, elle le retrouve dans les grottes de Yan’an. En tant qu’étrangère, son intégration est difficile. Elle ne peut pas photographier. Ils ont un deuxième enfant, on ne sait pas trop ce qui se passe à cette période mais elle finit par quitter Yan’an avec ses deux fils et repart pour l’Europe, sur le chemin elle s’arrête au Kazakhstan. Elle survit grâce à la photo. Après la guerre, elle apprend que Emi Siao est à Moscou, elle le rejoint et tous deux reprennent leur histoire d’amour. Ils repartent à Pékin, et ont leur troisième enfant. Elle photographie, elle filme et est embauchée pour Chine Nouvelle, elle a des commandes de l’Allemagne de l’Est.
Au moment de la rupture avec l’union soviétique, ils rencontrent un certain nombre de problèmes parce qu’ils y ont vécu longtemps, elle est contrainte de prendre la nationalité chinoise et au moment de la Révolution culturelle, ils sont l’un et l’autre emprisonnés. Ils resteront 7 ans en prison. Ils ont certainement été protégés pour s’en sortir. Ils seront réhabilités en 1979. Emi Siao décède quelques années plus tard. Eva sera pour la première fois exposée en Europe à Stockholm puis en Allemagne.
Elle est très peu connue en France, c’est la première fois que ses photos sont présentées dans notre pays. J’ai lu l’histoire de cette femme, qui résonne en moi, et quand je vois ses photos, je me dis que j’aurais pu les prendre. C’est un regard sur la rue chinoise qui m’a tellement touchée, j’ai mis côte à côte nos photos prises au même endroit avec les mêmes scènes, c’était assez incroyable. J’ai voulu en découvrir plus sur elle, son fonds photographique est à Cologne, j’en parle à Françoise Denoyelle, cette histoire l’intéresse, et nous partons pour l’Allemagne pour explorer ses archives. Nous avons retrouvé une documentariste qui a réalisé un magnifique film* sur sa vie.
Je suis entrée en contact avec son fils, qui vit entre la Californie et la Chine, il était en train de numériser ses photos restées en Chine, car beaucoup de ses archives sont là-bas. Il y a vraiment une volonté de mettre en lumière son travail.

© Dominique Darbois, 1957

Avec de tels liens entre ses photos et les miennes et la pensée qu’elle croupissait en prison alors que je sillonnais les rues de Pékin, j’avais de plus en plus envie de faire quelque chose. Et à ce projet s’est greffé le travail de Dominique Darbois, si peu reconnue. Une femme extraordinaire, elle aussi, engagée du début à la fin de sa vie. Résistante à 16 ans puis internée au camp de Drancy, elle y survit deux ans durant. En 1944, elle s’engage dans l’armée française. Elle parcourt le monde avec son appareil photo et entreprend la publication d’une collection de livres « Enfants du monde ». Elle participe aux réseaux Jeanson pendant la guerre d’Algérie, est condamnée puis amnistiée quelques années plus tard. Dans les années 80, elle participe avec la ministre Yvette Roudy à l’élargissement des droits des femmes.

© Dominique Darbois, 1957

En 1957, elle part à son compte, pendant trois mois pour sillonner la Chine au moment de l’industrialisation chinoise. C’est Françoise Denoyelle qui dispose de son fonds photographique, on a donc tout son parcours.
Mon histoire est bien moins extraordinaire que celles d’Eva et Dominique, qui ont traversé le dur du XXème siècle. C’est une histoire personnelle, je suis arrivée à Pékin au moment de la révolution culturelle.
Quelque chose d’évident se dessine avec ces trois destins. On a travaillé sur l’idée d’exposition. Et c’est Ingrid Bourgeois, responsable de la programmation à la Vieille église de Mérignac, qui inaugure cette exposition !
Elle devait avoir lieu l’an passé, mais suite à la crise sanitaire le Musée a reporté à cette première saison 2022.
Nous aimerions que cette exposition circule, elle pourrait être reproduite facilement !

Exposition In Situ, 2022

9 Lives magazine : Vous avez choisi de mélanger les images au sein de l’exposition, pourquoi cette volonté ?

S. B. : C’était évident dès le départ. Par les photos, par cette envie de présenter ensemble et de créer des résonances c’était important de ne pas les séparer. Et ça fonctionne très bien. Il y a des circuits, des thèmes qui viennent regrouper nos images respectives, avec des temporalités différentes. Ça ne pouvait pas être autrement.
Eva et Dominique sont en noir et blanc, moi je suis en couleur, ça apporte une transversalité très intéressante. Au départ, nous avions même pensé à faire des encadrements différents par photographe, mais finalement nous nous sommes ravisées, c’était inutile, les cartels présentent les légendes et l’auteure de l’image.

Révolution Culturelle, Chine 1966 © Solange Brand

1er octobre 1966 © Solange Brand

9 Lives magazine : En 1965, tu arrives à Pékin en tant que secrétaire à l’Ambassade de France, tu as alors 19 ans, quelles sont tes premières impressions ?

S.B. : J’avais une telle volonté, j’étais curieuse de découvrir un « ailleurs ». J’arrive dans un pays qui n’a aucune image. Il faut imaginer ce qu’était la Chine en 65. On n’en parlait pas, hormis pour dire que c’était « la face cachée de la Terre ». Arriver dans un tel lieu à 19 ans, les yeux grands ouverts, j’étais une vraie éponge, j’étais preneuse de tout. Je me suis tout de suite sentie bien. Mon grand plaisir était de déambuler dans les rues chinoises. Ça a été la découverte d’un monde, pour moi comme pour eux d’ailleurs : il y avait très peu d’étrangers en Chine ! Les Chinois n’avaient pas vu d’Occidentaux depuis très longtemps ! On était des extra-terrestres !
Etre en Chine, c’était l’isolement. Bien sûr, aucune information en temps réel à l’époque, pas de télévision, pas de téléphone, pas d’internet évidemment ! Le seul contact se faisait par courrier, qui mettait 8 jours à arriver ! Je voulais retenir pour moi ce que je vivais, je n’avais jamais fait de photo, mais j’ai acheté un boîtier Pentax à Hong Kong j’avais même un enregistreur. En autodidacte, j’ai photographié ce que je voyais sans intention aucune. Si j’avais eu quelque chose en tête, je n’aurais peut-être pas photographié de la même manière. Je déclenchais au gré de mes déplacements, de ce que je voyais. J’ai fait venir un solex, je me baladais, sans aucun problème. J’avais leur âge, j’étais en totale empathie. La révolution culturelle a démarré environ 6 mois après mon arrivée. Elle était joyeuse au début, c’était le temps des utopies, la volonté de changer le monde d’une jeunesse cependant manipulée. Ont suivi des dizaines de millions de morts, dix « années noires ». Je n’ai pas assisté aux horreurs. Ces photos ne représentent que ce que j’ai vu et c’est ensuite que la prise de conscience s’est faite. Quelle leçon !

Pékin, 1967 © Solange Brand

9 Lives magazine : Ton statut de photographe non professionnelle t’a t-il aidé ?

S.B. : Sûrement, j’ai eu une grande liberté de photographier. Je ne représentais aucun danger, j’allais vers eux très naturellement. L’appareil m’a servi pour aller au plus près, comme s’il m’offrait le seul contact possible, mais tout cela j’en ai pris conscience après. J’ai photographié instinctivement, la lecture de ces photos s’est faite bien après.
Et puis autre chose qui m’a sûrement aidée, c’est ma taille (rires!). Je ne pouvais pas les photographier de haut, je suis petite. Et ils étaient si surpris de me voir, on le constate sur les images, les regards montrent à quel point j’étais l’objet de leur curiosité. Toute la gamme des réactions. Cet échange de regards qui finalement est essentiel dans mes photos, plus je les vois, plus j’ai envie de travailler autour de ça.
Une chose est importante c’est que ces Chinois sont photographiés pour la première fois, leur regard est totalement pur. D’innocence totale par rapport à l’objectif – et ma propre innocence… Comment penser à cela de nos jours ?

© Solange Brand

Pékin.1er octobre 1966 © Solange Brand

9 Lives magazine : Tu es restée 3 ans à Pékin, à quel moment t’es tu rendu compte de l’importance de ce travail photographique en tant que document historique ?

S.B. : Au retour en France, je suis entrée au journal Le Monde, j’ai travaillé une dizaine d’années comme secrétaire de rédaction au quotidien puis je suis devenue directrice artistique au Monde Diplomatique où j’ai initié un visuel novateur faisant dialoguer des textes politiques avec des oeuvres existantes d’artistes et de photographes. J’ai toujours suivi l’évolution de la Chine, j’avais en tête mes photos mais elles étaient bien rangées. Travaillant avec des photographes, je savais que mes images étaient montrables.
Il y a eu deux étapes importantes qui m’ont amenée à sortir ce travail. Il y a eu la rencontre d’un ami chinois, qui a quitté la Chine au début des années 90 après les événement de Tian’anmen, j’ai ressorti mes diapositives pour la première fois afin de les lui projeter. Sa réaction a été vive, il m’a dit avec émotion « tu me rends ma mémoire, ma mémoire est en noir et blanc !« . À ce moment là,  j’ai pris conscience de l’importance historique de ces images qui sont en couleur. La plupart des photographies de la Chine de cette époque sont en noir et blanc ! Cet ami, m’a longtemps poussée pour que j’édite un livre avec ce travail.
Et puis le second moment important, c’est l’avènement de la numérisation. Au début des années 2000, j’ai pu commencer à scanner mes diapositives pour les protéger et je les ai vraiment redécouvertes. Quand on projette des diapositives, on sait que la surface s’abîme avec la chaleur de la lampe, on passe donc vite sur les vues, là j’avais les photos sur mon écran, je zoomais et je m’attardais sur chaque détail pour me noyer dans mes images. Une vraie redécouverte, le temps avait passé et l’envie de transmettre s’est manifestée. J’ai rencontré Alain Jullien, qui dirigeait le festival de Pingyao, et mes photos y ont été présentées en 2002. S’en sont suivis le livre aux éditions L’Œil électrique, bel object concocté par Kate Fletcher, les expositions et les éditions en langues étrangères…
Ce travail circule beaucoup sur Internet et comme je peux le constater sur le web chinois, les réactions sont toujours très positives.
La situation fait malheureusement que l’on ne peut pas présenter ces images en Chine actuellement, mais c’est aux Chinois que j’ai envie de les montrer. C’est leur histoire.

http://solange-brand.com/

INFORMATIONS PRATIQUES

sam15jan(jan 15)14 h 00 mindim03avr(avr 3)19 h 00 minElles et leurs regards sur la Chine 1949 - 1968Solange Brand | Dominique Darbois| Eva SiaoMusée de l'Église Saint-Vincent, Rue de la Vieille Église, 33700 Mérignac

* Le film est visible ici :

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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